En ce début de novembre, il n’est pas facile d’aller voir la mise en scène des Nègres de Jean Genet par Bob Wilson sans s’attendre à une vive déception tant la critique est rude. L’« anesthésie » de Jean Genet, pour Armelle Heliot (Le Figaro), les « Nègres ternes de Bob Wilson », selon René Solis (Libération), une « bouillie incompréhensible », d’après Fabienne Darge (Le Monde). À ces propos venaient s’ajouter les confidences d’amis, mi-consternés, mi-dubitatifs qui pouvaient laisser craindre le pire. Les Nègres est une pièce complexe : des Noirs se sont constitués en une troupe de théâtre pour simuler au spectateur le procès (par cinq Noirs grimés en une judiciaire et royale Cour de Blancs) du « meurtre de la Blanche », dont le cercueil est sur le plateau. Cette complexité n’échappe pas à Bob Wilson, ni à Ellen Hammer, sa dramaturge, qui ont inclus (doit-on y voir l’aveu d’un échec ?) un résumé détaillé de la pièce dans le programme. Dans la préface inédite des Nègres, publiée pour l’édition de la pléiade, Jean Genet explique : « Cette pièce est écrite non pour les Noirs, mais contre les Blancs ». Genet ne se met pas à la place des Noirs mais s’efforce de mettre le spectateur blanc face à son propre racisme et les stéréotypes de la négritude sur lesquels il repose. La création des Nègres au théâtre de Lutèce par Roger Blin en 1959, alors que la France est en pleine guerre d’Algérie, a fait scandale. Alors que des critiques se sentent violemment indignés, Ionesco, qui s’était senti agressé en tant que Blanc, quittera la salle en pleine représentation.
La mise en scène de Bob Wilson est loin de susciter les mêmes réactions. Alors que les spectateurs s’installent dans la salle encore baignée de lumière, un Noir en smoking, les pupilles étrangement blanches, les fixe, agitant un index menaçant et gainé de fer. Qu’attend-il et que pense-t-il ? Le spectacle commence officiellement sur ce qui ressemble à une maison Dogon. Vêtus de noir, les nègres entrent sur le plateau, un par un, comme des fourmis, au ralenti, sous des déflagrations de mitraillettes, entrecoupées d’une musique de fin du monde. Dans quel espace veut nous entraîner Bob Wilson ? Que veulent dire Les Nègres pour lui ? Estimant sans doute que la plupart des représentations racistes de la pièce sont datées – chaque Noir, selon le texte de Genet, correspond à un stéréotype raciste Bob Wilson a choisi de les unifier dans des références américaines très cinématographiques et édulcorées : ses nègres, vêtus ensuite de lamés, smoking brillants et robes à paillettes, semblent sortis d’une boîte de jazz des années soixante-dix, fantasmée par le metteur en scène. L’esthétique est belle, Wilson joue avec les lumières pour créer une ambiance assez épurée, et parfois agressante pour le spectateur. C’est sans doute là que se situe l’originalité qui passe mal dans cette mise en scène : pour agresser le spectateur, les effets sont parfois à la limite du supportable. Tout comme le jazz, très fort, dont les accords aigus sont souvent discordants. Adapté, le texte est encore présent, régulièrement malmené et parfois délibérément incompréhensible, comme si des passages entiers ne devaient pas être audibles pour égarer le Blanc dans ses connaissances intellectuelles. Est-il possible pour le spectateur de comprendre quelque chose de la fable des Nègres s’il ne les a pas lu ou déjà vu avant de venir au théâtre ? L’adaptation, pourtant, est parfois très belle, comme lorsqu’à la fin de la pièce, le personnage de Village dit à Vertu qu’il inventera pour elle de nouveaux gestes d’amour. Outre ce tableau, et une scénographie qui est belle- à défaut d’être intelligible- saluons, enfin et surtout, l’incroyable talent des comédiens qui jouent et chantent avec une virtuosité spectaculaire et ne se perdent pas – contrairement au spectateur- dans les partis pris d’une mise en scène éprouvante.
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