Les pêcheurs, le premier roman du jeune écrivain nigérian Chigozie Obioma paru aux Éditions de l’Olivier, pourrait être lu comme une réécriture d’Abel et Caïn, une fable sur le fratricide mêlant histoire familiale et Histoire politique récente du Nigeria, sur fond de tragédie. L’auteur sera présent, en France, à Toulouse, du 23 au 26 juin dans le cadre du festival le Marathon des mots.
Ikenna, Boja, Obembe et le narrateur, Benjamin, âgés de 15 à 9 ans au début de l’ouvrage, sont les personnages principaux du roman, et les aînés d’une famille de six enfants.
La cellule familiale, au cur de l’intrigue, est dépeinte de façon quasi-organique. Un véritable instinct de famille émane de ces pages. Les parents étant, par exemple, comparés aux « ventricules du foyer » (p. 11). C’est aussi par sens et honneur de la famille que les deux plus jeunes frères seront amenés à venger leurs aînés, au mépris des lois. En effet, un étrange personnage, Abulu, « fou, malfaisant et dérangé » (p. 28) pour les uns, « prophète » (p. 119) pour d’autres, capable de « percer le passé des gens autant que leur futur, au point de démanteler l’empire illusoire des âmes, de retirer le suaire du cadavre des secrets enfouis » (p. 101), un « léviathan » (p. 219), enfin, prédit à Ikenna qu’il sera tué par un pêcheur, c’est-à-dire, possiblement, par l’un de ses frères. Ikenna se met à soupçonner Boja, ce qui conduira les deux frères à la mort et les deux plus jeunes au meurtre afin de venger leurs aînés en éliminant Abulu. Cet instinct familial, omniprésent, explique peut-être les nombreuses métaphores animales au fil du texte, notamment par les titres des chapitres (à partir du n°3 : « Mon père était un aigle »), ou au détour de phrases, telles « des miettes d’informations » tombées du « monologue de ma mère comme des brins de duvet échappés d’un oiseau au plumage opulent » (p. 12), « lâcher sur nos âmes les chiens de la peur » (p. 13).
Le personnage d’Abulu est par ailleurs un personnage symbolique lui-même accusé d’avoir tué son propre frère et « Quoi de pire qu’un homme qui tue son propre frère ?« , dit le texte. En installant le fratricide comme fil conducteur de l’intrigue, le texte ne peut plus seulement être corps, métonymique d’une famille organiquement fusionnelle. Il se fait aussi langue et réflexion sur la parole, une parole qui délie, créée du jeu, de l’espace, entre les mots et les choses. Les liens familiaux sont ainsi traduits par les écarts de langue : celle des parents est allusive, proverbiale – « notre mère pensait et parlait en paraboles » (P. 105), car « c’était ainsi qu’ils avaient appris à parler, c’était ainsi qu’était structurée notre langue, l’igbo » (P. 48), et c’est en igbo, la langue de leur communauté et en dépit de quelques malentendus – notamment le fait de la prendre « au pied de la lettre » (P. 48) – que parents et enfants se parlent, alors que les frères privilégient, entre eux, le yorouba, en vigueur dans la ville d’Akure où ils vivent, et l’anglais, « idiome formel » (p. 32), avec des inconnus.
Ces réflexions sur la langue et sa capacité de déliaison font aussi du roman une tragédie de la parole, d’autant que le drame vient peut-être, justement, de la compréhension « au pied de la lettre » de la formule prophétique lancée par Abulu à Ikenna.
La croyance en la parole la dote en effet d’un pouvoir performatif. Elle devient arme, objet palpable, tangible, ce que souligne tout un champ lexical du concret pour la désigner : c’est une prophétie qui « cass[e]les murs, vid[e]les placards, renvers[e]les tables » (p.109) ; de même que, plus loin, les paroles de Boja à l’encontre de son frère Ikenna « tomb[ent]comme une pièce de porcelaine s’éparpillant en miettes » (p. 128). À la fin du chapitre 12, lorsque le narrateur dresse la liste des raisons de tuer Abulu, la force de la parole, mise en scène par l’anaphore « C’était lui qui« , la change en acte, quitte à déformer le réel (« C’était lui, et non Boja, qui avait planté le couteau dans le ventre d’Ikenna » (p. 210) et à agir sur le comportement des jeunes frères, les décidant à passer à l’acte pour venger leurs aînés.
La dimension tragique du texte se ressent aussi par une quasi unité de lieu qui fait du roman un huis clos étouffant dans lequel les voisins s’épient et se dénoncent. L’intrigue se déroule en effet à Akure, une ville de l’ouest du Nigeria, et plus particulièrement sur les rives de l’Omi-Ala, un fleuve d’abord divinisé puis maudit pendant la période coloniale, un « berceau souillé » (p. 23), un « fleuve mortel » (p. 45), ce qu’il se révélera être en définitive. Cette dimension tragique est parfaitement assumée par l’auteur : « De la même façon qu’il y a des tragédies grecques, ou shakespeariennes, Les Pêcheurs est selon moi une tragédie igbo. Cette forme littéraire ne me semble pas du tout périmée, notamment pour évoquer des sociétés telles que celle d’où je viens, où la spiritualité et les superstitions continuent à jouer un rôle très important. »
Dans cet univers, la pêche, activité qui donne son titre au roman, est une façon pour les jeunes protagonistes d’échapper à leur destin de « gosses de riches « (p. 16), c’est-à-dire à la « cartographie de rêves » (p. 33) imaginée par leur père, qui veut qu’ils deviennent pilote, avocat, médecin, professeur et ingénieur. La pêche correspond donc à une double transgression, d’autant qu’elle s’effectue dans un lieu interdit. Une fois découverte par la mère, elle devient ainsi hybris et même faute à expier, et le texte de jouer à partir de là avec la polysémie du terme « pêcheur », valable pour un lecteur francophone du moins. C’est même à coup d’hameçons que les jeunes frères tueront Abulu pour venger leurs aînés, le terme « pêcheurs » se faisant alors syllepse. La connotation chrétienne du terme, au sein d’une communauté igbo en outre largement christianisée, explique ainsi en partie la référence à Abel et Cain (p. 171) en tant que possible mythe fondateur du roman.
Mais le fratricide, s’il est au cur de l’intrigue et des références dont elle se nourrit, semble pouvoir recouvrir une autre dimension, plus historique. L’intrigue se déroule en effet dans le Nigeria des années 1990. Il est même plus précisément question dès le départ des « sanglantes émeutes religieuses de mars 1996 » (p. 15) sous le régime du « général Sani Abacha, dictateur du Nigeria » (p. 174), c’est-à-dire de 1993 à 1998, période à laquelle se situe l’histoire de cette famille. Mais il est surtout question, par analepse, des élections présidentielles de 1993 qui ont précédé, lors desquelles l’homme d’affaires Moshood Kashimawo Olawale Abiola est donné vainqueur puis écarté du pouvoir par les partisans d’Ibrahim Badamasi Babangida qui dirigea le Nigeria de 1985 à 1993 ; l’année 1993 ayant à elle seule vu se succéder trois présidents et deux systèmes politiques (la troisième république – du mois d’août au mois de novembre – encadrée par deux régimes militaires).
L’épisode trouble des élections est lui-même implicitement rapproché de la guerre du Biafra, à la page 121 « En ce jour historique, deux mois après notre rencontre avec M.K.O [
] je n’avais pas conscience de l’agitation qui montait à Akure et dans tout le Nigeria. J’avais entendu parler d’une guerre qui avait eu lieu bien des années plus tôt, et à laquelle notre père faisait souvent allusion ». La première allusion du roman à la guerre du Biafra (1967-1970) évoque ainsi une passerelle, vestige de la guerre civile, à la page 63, mais la référence court tout au long du roman puisqu’on la retrouve avec les visions qui hantent la mère, dont celle de « son père, déchiqueté par un tir d’artillerie sur le front du Biafra pendant la guerre civile de 1969 » (p. 186). Le fratricide politique se trouve ainsi décliné, par une sorte de remontée dans l’histoire et la chronologie de la violence et ce, depuis la colonisation, jusqu’à l’Histoire récente du pays.
En effet, la référence à la période coloniale, se fait par une référence littéraire faisant se rejoindre Histoire et fiction allégorique. Un dialogue aux accents métapoétiques entre Obembe et Benjamin fait ainsi apparaître une référence au célèbre roman de Chinua Achebe, Things fall apart (1958) : « le peuple d’Umuofia s’est laissé conquérir parce qu’il était désuni » (p. 200), mise en parallèle avec la désunion des deux frères, Ikenna et Boja. On trouve d’ailleurs une autre allusion au roman, traduit ici Tout s’effondre (p. 212) avec le personnage cité d’Okonkwo, consacrant le statut d’hypotexte possible de ce roman, devenu mythe fondateur des littératures africaines.
C’est donc dans ce sillon, entre fable historique, politique et mythe, qu’entend se situer le roman de Chigozie Obioma. Reste à savoir si, face au fratricide, la littérature ne peut qu’entériner la toujours tragique répétition du même, ou bien réaliser l’utopie de la fusion, à l’image de la librairie « Ikeboja » fondée par le père du narrateur. La question reste ouverte, à l’image du discours de défense de Benjamin lors de son procès, laissé en suspens à la fin du récit.
(1) Extrait Interview Télérama
(2) Les personnages sont ainsi appelés par leurs camarades de jeu car leur père travaille à la Banque centrale du Nigeria.///Article N° : 13666