Eric Fassin est sociologue, enseignant à l’université Paris VIII de Saint-Denis. Engagé dans le débat public, il travaille sur la politisation des questions sexuelles et raciales, en France et aux États-Unis. Il nous propose ici son analyse d’une racialisation croissante à l’uvre dans la société française, inspirée par un discours et des politiques d’Etat. Il décrypte aussi le terme de diversité, et en quoi les propositions intellectuelles favorisant la thèse de fractures identitaires et raciales influencent tant les décisionnaires politiques.
Les mots de l’universalisme, en politique, ont souvent un double sens que vous dites racialisé. On dit laïcité lorsqu’on pense islam, on dit « issu de l’immigration » pour ne pas dire Noir ou Arabe. Qu’en est-il du mot diversité ? Quelle serait sa traduction non populiste ? Est-il racialisé, aussi ?
Ne nous y trompons pas : en politique, les mots sont des armes. C’est vrai de tout notre vocabulaire ; songeons aux mots comme « laïcité » ou « République », mais aussi « universalisme », ou bien à l’inverse « communautarisme ». La diversité, c’est la version positive d’une réalité négative : la discrimination. Car mettre en place une politique de la diversité n’implique pas forcément de célébrer, sur un mode multiculturaliste, la diversité des cultures ou des origines; c’est avant tout signifier qu’il n’est pas normal que les élites soient uniformément blanches. On renverse donc un négatif en un positif. Certes, c’est un euphémisme : une manière de ne pas parler de race… alors qu’il s’agit de discrimination raciale!
Reste que ce mot est quand même intéressant, car il permet de ne pas s’enfermer dans le lexique de l’immigration. On parle souvent d’origine (les personnes « issues de »); cela renvoie à une logique migratoire. Mais la xénophobie n’est pas identique au racisme : les victimes de discriminations raciales ne sont pas forcément immigrées – ni même « d’origine immigrée ». D’ailleurs, quand on parle d’immigrés de la deuxième ou de la troisième génération, c’est un non-sens : l’immigré est né étranger à l’étranger; ses enfants nés en France ne peuvent donc pas être immigrés. Ce n’est pas transmis par le sang, il ne s’agit pas d’une propriété dont on hérite! La confusion de vocabulaire est donc révélatrice de notre manière de racialiser l’immigration. Analyser cette racialisation, c’est éviter de confondre l’origine et le traitement. Car s’il y a bien sûr des immigrés noirs, il y aussi des Noirs français – nés en France, voire Français… « de souche »! Et les seconds sont victimes de discriminations raciales non moins que les premiers. Ce qui définit les Noirs, ce ne sont pas tant leurs origines que la manière dont on les traite (comme des étrangers) fondée sur leur apparence. Quand on dit: « issu de la diversité », cette curieuse expression est une tentative de rabattre le traitement sur l’origine, autrement dit la discrimination sur l’immigration. Or il me semble très important aujourd’hui de distinguer « question immigrée » et « question raciale » pour mieux comprendre comment xénophobie et racisme, loin de se confondre, se renforcent mutuellement.
Les politiques favorisant la diversité au sein même des partis sont-elles un simple marketing, ou permettent-elles à des acteurs de se faire une place et de jouer sur ces logiques racialisantes au sein de l’appareil politique ?
L’un n’empêche pas forcément l’autre ; mais bien sûr, la première proposition a des effets sur la seconde. Il est clair que si l’on veut faire de la politique et que l’on est noir ou arabe, pour ne prendre que ces exemples, c’est plus compliqué. Le plus souvent, la première réaction de l’intéressé est de protester : « Je n’ai pas envie d’être choisi sur mon origine ou mon apparence ! Je veux me faire une place en raison de mon mérite ! » Beaucoup de femmes ont pareillement réagi à l’idée d’une parité imposée par la loi :
Il n’empêche : quand on est arabe ou noir, de même que quand on est une femme, on peut aussi en jouer. Certains se disent : « Je subis un stigmate ; pourquoi ne pas le retourner ? » C’est vrai que le handicap peut, dans certaines situations, devenir un atout. En politique, il y a quelques carrières, étonnamment rapides, qui semblent le démontrer. Toutefois, non seulement il s’agit d’exceptions plutôt que d’une règle, mais en outre, même pour ces exceptions, l’arme se révèle à double tranchant : on risque de s’enfermer dans la position de l’Arabe ou du Noir, et de ne plus pouvoir en sortir (par exemple, d’être condamné à s’occuper des quartiers
). Tel est le piège : d’un côté, on ne peut pas faire comme si ça ne comptait pas ; d’un autre côté, si on en joue, on risque d’en être prisonnier. C’est ainsi que les minorités, à l’instar des femmes selon l’historienne Joan W. Scott, sont prises dans un paradoxe : prendre la parole « en tant que » pour ne pas être traitées « en tant que ». La conséquence pratique de ce paradoxe, qui résulte d’injonctions contradictoires, c’est que les minorités, comme les femmes, naviguent entre des positions opposées – qui risquent toujours de devenir des écueils.
Vous avez interprété la déclaration de Manuel Valls, en janvier 2015, évoquant « un apartheid territorial, social et ethnique », comme un aveu qu’il existe une politique de la race en France. Sans pour autant que la responsabilité politique ne soit invoquée
Lorsque Manuel Valls utilise (une nouvelle fois) le mot « apartheid », toutes les réactions portent sur ce qu’il décrit : est-ce exagéré, ou pas ? Or ce vocable suggère, non pas seulement une description (la ségrégation effective), mais également une explication : l’apartheid, c’est une politique de ségrégation. Autrement dit, tout se passe comme si le débat sur le résultat servait à occulter celui sur les causes. En ce sens, l’aveu fonctionne comme une dénégation ! Il est alors facile de chercher les explications ailleurs – en particulier du côté du « communautarisme », c’est-à-dire de la culture supposée de ceux qui sont victimes de discriminations : c’est une manière d’attribuer la responsabilité de la racialisation
aux racisés !
En parlant, non pas seulement de racialisation de la société, mais d’une politique de racialisation, je voudrais inverser la perspective – et donc prendre au sérieux le mot « apartheid ». C’est une invitation à repenser l’antiracisme à la lumière de l’histoire politique des années 2000. Dans les années 1980, l’antiracisme s’est reconstitué en réaction à la montée du Front national. Il s’agissait alors, en priorité, de combattre une idéologie raciste. Depuis les années 1990, on a commencé à mettre l’accent sur un racisme structurel, c’est-à-dire sur les discriminations raciales systémiques. On ne s’inquiète plus seulement des racistes ; le problème, ce sont des fonctionnements sociaux qui traversent la société tout entière, qu’on soit raciste ou pas. Mais l’antiracisme est appelé à se renouveler encore : depuis les années 2000, on est amené à s’interroger, sur le FN évidemment, sur la société bien sûr, mais aussi sur le rôle de l’État. On parlait déjà de « xénophobie d’État » ; mais il ne s’agit pas seulement des étrangers. Lorsqu’en 2005, Jacques Chirac, président de la République, dénonce le « poison des discriminations », c’est après la mort de Zyed et Bouna, dans un contexte d’émeutes ou de révoltes. N’est-ce pas reconnaître le rôle de la police, et donc des pouvoirs publics ? Certes, l’État prétend combattre le racisme, voire même les discriminations raciales ; mais n’est-il pas le premier à désigner à l’opprobre une partie de la population – en autorisant de fait les contrôles au faciès, ou bien en ranimant sans cesse la question de l’islam, avec des lois dont la rhétorique universaliste ne parvient pas à cacher la visée particulariste ?
Le cas le plus extrême, c’est la politique de persécution des Roms : dans ce cas, il n’y a même pas d’habillage républicain. Manuel Valls a des propos sur « les Roms », qu’il revendique de traiter de manière spécifique – différente des autres Européens. C’est pourquoi, dans ce cas, je vais jusqu’à parler de politique de la race. Bien sûr, rien à voir avec la biologie. J’ai proposé une définition pour éviter ce malentendu : la race, c’est ce qui autorise à traiter des êtres humains de manière inhumaine sans pour autant se sentir inhumain soi-même. On le voit, la race ainsi définie n’a rien à voir avec la couleur de peau ou les gènes, ni même avec la culture ; elle est entièrement fondée sur le traitement réservé à certaines populations, et non sur leurs propriétés. C’est une logique poussée à son terme : la politique de la race est ici à nu.
Les pouvoirs publics sont donc les premiers responsables d’une racialisation de la société qu’ils prétendent pourtant combattre. Car il ne s’agit pas seulement de racialiser certains groupes – les Noirs, les musulmans, les juifs. La racialisation n’atteint pas uniquement ceux qu’on peut dire « racisés » ; dans une société où tout le monde est défini racialement, à leur corps défendant (ou pas), les Blancs deviennent
blancs.
En contrepoids, les théories qui influencent notamment la gauche aujourd’hui sont plutôt celles de Laurent Bouvet et Christophe Guilly, selon lesquelles la fracture française serait liée à une insécurité culturelle ressentie par des classes populaires, laissées pour compte, dans un clivage ville-banlieue / péri-urbain.
Ces positions ont pris de l’importance, à gauche et non plus seulement à droite, avant la présidentielle de 2012. Nous l’avions analysée en 2012, avec le collectif « Cette France-là », dans notre livre Xénophobie d’en haut; et j’y suis revenu, en 2014, avec mon essai Gauche : l’avenir d’une désillusion. La fondation Terra Nova avait encouragé les socialistes à constituer une majorité à la Obama : elle proposait d’entériner la perte des classes populaires, et de s’appuyer sur les femmes, les jeunes, les diplômés
et les minorités raciales. Pour elle, il fallait choisir : le conservatisme culturel (supposé !) des classes populaires était jugé incompatible avec la modernisation de la gauche. En réponse, toute une gauche qui se veut « populaire » s’est contentée de retourner l’argument, sans en remettre en cause la logique : c’est ainsi qu’on s’est mis à écouter des auteurs prônant le retour au peuple, en dénonçant toute politique minoritaire, qui n’aurait (prétendument) d’intérêt que pour des « bobos ». Apparaît un vocabulaire plus ou moins euphémisé, comme l' »insécurité culturelle », ou spatialisé : c’est ainsi qu’on oppose, effectivement, le « périurbain » aux banlieues, que partagerait une ligne de couleur.
Le problème, c’est que cette « gauche populaire » partage les prémisses de la « gauche moderne ». Or elles sont fausses sociologiquement et dangereuses politiquement. Sociologiquement, les minorités raciales sont surreprésentées dans les classes populaires : comment les opposer, alors qu’elles se mélangent ? Il n’y a pas d’un côté la classe, et de l’autre la race. Politiquement, cela revient à miser sur un peuple blanc (« de souche ») ; autrement dit, c’est valider la vision racialisée de l’extrême droite. Comment fonder une politique de gauche en fractionnant ainsi les classes populaires ? Ce n’est pas ainsi que le PS va renouer avec « le peuple »
La banlieue est souvent qualifiée au pluriel, à travers des termes tels que « les jeunes », « les banlieues », « les quartiers », dessinant un partage eux/nous.
Je suis né dans « la banlieue » ; mais j’ai vécu à l’étranger, en gros, du milieu des années 1980 à 1994. Or à mon retour, j’ai découvert qu’il s’agissait désormais « des banlieues » au pluriel. De même, j’ai appris que « les quartiers », cela ne concernait plus tous les quartiers, mais seulement ceux qui sont supposés difficiles, ou « sensibles » (encore un euphémisme de l’époque). Tout comme les « cités ». De même encore, on parlait désormais des « jeunes », pas au sens large : à nouveau, l’expression ne concerne que ceux qui sont jugés dangereux, ou du moins à problèmes – et souvent « issus de »
Tous ces pluriels suggèrent une masse problématique indistincte : « eux ».
Face au glissement des formes de racisme, à ce passage d’une idéologie frontiste à un racisme d’Etat, comment renouveler les manières de le combattre ? Quelles nouvelles formes d’engagement cela suppose ? Vous faites notamment parti du collectif « Reprenons l’initiative ».
En effet, je ne me contente pas d’analyser, ni même de rendre publiques ces analyses dans les médias : je m’engage, hier avec le collectif « Cette France-là », sur la politique d’immigration, aujourd’hui avec le collectif « Reprenons l’initiative », contre les politiques de racialisation. Il s’agit de traduire politiquement ces analyses avec des militants de différences causes : Saïd Bouamama, sociologue engagé dans les quartiers populaires, Serge Guichard, militant de la cause rom, ou Farid Bennaï, dans les deux registres – et bien d’autres. Nous avons publié un premier manifeste le 11 novembre 2014, rejoint par beaucoup d’individus et d’associations ; nous avons organisé un forum à Gennevilliers, le 9 mai 2015 ; et nous essayons d’intervenir, avec des tribunes dans les médias ou des tables rondes comme à la Fête de l’Humanité, en attendant des forums décentralisés.
Notre objectif est d’abord de conjurer l’opposition entre « intellectuels » et « militants », surtout dans le contexte actuel d’un anti-intellectualisme populiste : on peut être universitaire et engagé ; et les activistes se posent aussi des questions « théoriques » de vocabulaire politique. Par exemple, comment ne pas se laisser piéger par l’opposition entre racisme et antisémitisme ? Il nous faut trouver ensemble les moyens de ne pas nous laisser imposer un lexique, et au contraire de poser le nôtre. Ensuite, ce collectif réunit des causes différentes, qu’il s’agisse des « banlieues », de l’islamophobie, de la négrophobie, de la romaphobie, etc. Nous partons, non pas des groupes sociaux (les « jeunes des quartiers », les musulmans, les Noirs, les Roms, etc.), mais d’une question transversale : les politiques de racialisation. Enfin, ce collectif n’entérine pas un partage racialisé ; au contraire. Car c’est aujourd’hui une source d’inquiétude : ne risque-t-on pas de voir se creuser un fossé entre un antiracisme « blanc » et un antiracisme « non-blanc » ? C’est ce que faisait craindre la polémique autour d’Exhibit B – même si, bien sûr, il y avait des Blancs des deux côtés, et des Noirs aussi, la tension entre deux logiques antiracistes semblait se racialiser. Il importe donc d’y être attentif, pour travailler ensemble
Il faut s’employer à défaire ces clivages en dépassant les incompréhensions. C’est pourquoi je souhaite parler à la fois, pour ne prendre que ces exemples, avec la Ligue des Droits de l’Homme et avec le CRAN.
Cela montre que les mouvements militants, de la société civile, sont eux-mêmes traversés par des dynamiques de racialisation.
Nul n’échappe à la racialisation : elle traverse nos vies, les milieux dans lesquels nous habitons, ceux dans lesquels nous travaillons. L’antiracisme n’est donc pas en dehors de cette société racialisée : la bonne volonté ne suffit pas à transcender ces logiques politiques et sociales. Pour autant, il n’est pas question pour moi de s’y résigner. Il faut les combattre. Et pour cela, je crois qu’il faut d’abord nommer les choses, les dire – y compris pour les mondes où nous vivons : dans le monde universitaire comme dans celui des médias, tout le monde ou presque est antiraciste, et tout le monde ou presque est blanc. Autrement dit, ces questions ne nous sont pas extérieures.
Par exemple, j’ai été pris à parti pour ma participation, en tant que spécialiste, au documentaire Trop noire pour être française ?. « Encore un Blanc qui prend la parole à la place des Noirs », disaient certains sur Twitter. Je prends au sérieux cette interpellation. La preuve : j’y avais déjà réfléchi, et le dispositif du documentaire me paraissait répondre, au moins en partie, à la critique. Ce film réalisé par une femme noire ne répartissait pas les rôles entre l’expérience (noire) et l’expertise (blanche) : parmi les spécialistes, il y avait aussi Pap Ndiaye et Achille Mbembe. Et j’y parle surtout de blanchité! Reste qu’il est légitime de se poser de telles questions, et d’avoir à y répondre.
Sur quels chantiers de recherche êtes-vous actuellement ?
Je viens de diriger un numéro de la revue Raisons politiques, sur l’intersectionnalité soit l’articulation entre différentes logiques de domination (sexe, classe, race
) ; j’ai participé à un ouvrage (publié en Argentine !) sur Houellebecq, dont les romans croisent aujourd’hui les questions sexuelles et raciales. Par ailleurs, j’ai plusieurs projets en cours : je suis en train de terminer un livre sur les polémiques sexuelles dans notre pays : Le genre français. Je vais aussi reprendre un ouvrage, avec Louis-Georges Tin, intitulé Actualité de Césaire.
À plus long terme, je veux travailler sur la réalité empirique et les enjeux théoriques des familles transnationales. Dans toute une partie de mon travail j’ai essayé de montrer le lien entre la question immigrée, la question raciale et les questions sexuelles ; par exemple, la filiation définit en même temps la famille et la nationalité ; naturaliser la famille (les liens du sang), en la définissant par la biologie (comme dans les batailles sur le « mariage gai »), c’est aussi naturaliser la nation – et donc la racialiser. L’idée de ce projet, c’est non seulement d’envisager toutes sortes de modalités de la famille transnationale (le regroupement familial, les mariages binationaux, les nounous étrangères, etc.), mais aussi d’interroger nos évidences. Et si, au lieu de partir du présupposé que la famille et la nation ont partie liée, et que normalement, la famille est nationale, on inversait la perspective ? Si ces exceptions nous invitaient à repenser la norme ?
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