Port du voile, viande hallal, horaires différenciés dans les piscines, vote « communautariste » des étrangers non européens : les polémiques ont été nombreuses, lors de cette campagne, autour de l’islam, de ses signes et de ses pratiques. Source de nombreux fantasmes instrumentalisés par une partie de la classe politique et souvent amplifiés par les médias, l’islam fait peur. Avec cinq millions d’adeptes, elle est la deuxième religion la plus pratiquée en France. Selon un sondage réalisé par l’Ifop au début de l’année 2011, l’islam représente « plutôt une menace » pour 40 % des Français. La part des Français qui considèrent que les musulmans ne seraient « pas bien intégrés dans la société » s’élève quant à elle à 68 %. Bien au-delà des frontières de l’extrême droite, cette tendance pose question. L’Institut du monde arabe proposait, entre les deux tours de l’élection présidentielle, une conférence sur le sujet.
« Islamophobie ». Le terme est un néologisme, utilisé en France dès l’entre-deux-guerres mais qui a réellement pris son essor dans les années quatre-vingt, repris par les mollahs iraniens en 1979. Dans l’usage actuel du terme, notamment dans les textes du Conseil de l’Europe, il est utilisé pour parler du racisme spécifique visant les musulmans. Nulle part au monde, les signes ostensibles de la foi ne sont légalement réprimés. Pas même aux Etats-Unis, pourtant berceau de la lutte contre l’islamisme, où le gouvernement américain poursuit en justice toute personne empêchant une musulmane de porter le voile. Nulle part donc, sauf en France. La loi française du 15 mars 2004 interdisant le voile à l’école n’a pas d’équivalent dans le monde. Pour Henri Goldman, auteur du Rejet français de l’islam – Une souffrance républicaine, la France apparaît comme un pays qui a véritablement une névrose de l’altérité : »Un pays qui a réglé le sort de ses minorités internes comme aucun autre pays ne l’a fait, qui a réglé ses guerres de religion de façon sanglante comme aucun autre pays ne l’a fait, qui a éradiqué toutes ses minorités internes comme aucun autre pays ne l’a fait. La France est, sur les 45 pays du Conseil de l’Europe, l’un des quatre qui n’a pas signé la convention cadre pour le respect des minorités nationales, les trois autres étant la Turquie, Andorre et Monaco. Cela montre que par rapport à la gestion des minorités, la France a un certain problème ».
En France, le rejet de l’islam atteint un degré beaucoup plus fort que dans bien d’autres pays. Partout ailleurs en Europe, il est porté par les forces de droite, ou d’extrême droite, conservatrices, au nom de l’identité nationale et de la défense des racines chrétiennes. Mais en France, le cadre de réflexion n’est pas seulement racialiste, dans la mesure où les arguments tournent toujours autour de la définition de la laïcité. Tout le problème est à la fois de réaliser une unité nationale dans la République, et que cette unité ne se définisse pas comme le reniement des diversités dans un moule préfiguré. Au nom d’une certaine conception de la laïcité, la gauche française s’oppose, elle aussi, au port de signes religieux dans l’espace public et a même voté au Sénat la loi contre les nounous voilées. La situation est donc complexe, et pour en saisir les rouages, il faut notamment se pencher sur l’Histoire de France.
Quels sont les éléments qui nous permettent de comprendre ce phénomène d’islamophobie si puissant en France ? Nabil Ennasri, président du collectif des musulmans de France, en décline quatre, qui s’enchevêtrent.
La première raison est historique. Thomas Deltombe, auteur de L’Islam imaginaire – La construction médiatique de l’islamophobie en France, avance l’idée de passif culturel : tout ce qui a été façonné dans l’inconscient collectif français, autour de l’image du musulman. Cela renvoie à l’époque des croisades, de la colonisation, à la question de la guerre d’Algérie toujours mal digérée, et au-delà, à l’image du sarrasin, du turc, de l’étranger musulman. Une image d’autant plus problématique que la construction de l’identité française et européenne s’est faite en partie en s’opposant à cette altérité, à cet autre musulman, avec qui on a toujours eu un passé conflictuel. L’école joue évidemment un rôle crucial dans la construction de cet inconscient. En primaire, on y apprend par cur la bravoure de Charles Martel qui arrêta les Arabes à Poitiers en 732 (fait historique faux, par ailleurs), on y découvre les valeureux croisés partis pour libérer les terres tenues par les infidèles. On y apprend par cur la chanson de Roland, qui décrit Charles, avec sa grande barbe fleurie, terrassant les sarrasins. Un véritable choc des civilisations avant l’heure. On n’y apprend pas les souffrances vécues par ces « infidèles », ni les atrocités commises par Godefroy de Bouillon. L’histoire revêt un aspect profondément monolithique, presque fabuliste. Depuis des siècles, on construit en France une représentation de l’arabe musulman forcément hostile, infidèle et agressif. Le cinéma colonial a aussi joué un rôle important dans l’ancrage de cette image.
La deuxième raison est en rapport avec la question de l’immigration, et surtout l’immigration post-seconde guerre mondiale. Au moment des Trente Glorieuses, pour se reconstruire, la France est allée chercher de la main-d’uvre étrangère, essentiellement dans ses anciennes colonies au Maghreb, avec qui elle avait un passif très conflictuel. Mais contrairement aux plans initiaux, ces travailleurs s’installent en France, ils y restent et font venir leur famille. Alors qu’ils étaient plutôt effacés, leurs enfants, français, apparaissent de manière visible dans l’espace public. Ces fils et filles d’immigrés, ces « jeunes de banlieue » pour beaucoup parqués dans les grands ensembles, sont là et revendiquent leurs droits. C’est peut-être en 1989, avec l’affaire des foulards de Creil, que la France en prend pleinement conscience et où l’islamophobie commence à se développer.
La troisième raison concerne l’actualité internationale violente. Depuis les années quatre-vingt, la France se rend compte que de l’autre coté de la Méditerranée, l’islamisme se développe. La révolution iranienne, la guerre Iran/Irak, la victoire du FIS en Algérie, l’invasion de l’Afghanistan, les talibans, le 11 septembre 2001, la question palestinienne
L’actualité est dominée par l’objet islam. On mélange – et pas seulement à droite, d’ailleurs – arabe, musulman, islam, islamisme, dans un univers dominé par la peur. Pour aboutir à la situation actuelle, ou l’on a du mal à traiter de façon apaisée une communauté, trop souvent considérée comme « pestiférée de la société ». La suspicion règne, on continue de parler d’intégration pour des descendants d’immigrés, en France depuis quatre ou cinq générations. Pour Henri Goldman, la comparaison la plus éclairante est celle de l’anticommunisme de la guerre froide : « Dans les deux cas, on est en présence d’un ennemi mondial dont l’essence n’est pas ici mais dans des pays classés dans l’axe du mal. Ces pays auraient une cinquième colonne, des émissaires, des agents qui seraient parmi nous et que l’on soupçonne de vouloir nous imposer la charia. Dans les deux cas, la désignation d’un ennemi total, interne et externe, a la même fonction : celle de servir de dérivatif, de transférer sur un ennemi construit toutes les difficultés internes ».
La quatrième raison découle directement de ce constat. Il s’agit de l’utilisation politicienne de ces peurs. A partir des années quatre-vingt, les repères se brouillent, les certitudes sont bousculées. La mondialisation et la crise économique, avec la montée du chômage, provoquent une certaine crispation. Les Français voient leur pays se transformer, pour beaucoup trop rapidement. Le discours du Front National devient audible, en focalisant l’attention sur la question des immigrés. De façon mécanique, le responsable devient celui qui ne nous ressemble pas. Puis petit à petit, la stigmatisation s’étend au-delà des frontières du FN. Le discours politique et médiatique glisse. La droite n’arrive pas à trouver de solutions aux problèmes de fond qui touchent le pays et prend l’islam comme dérivatif. Claude Guéant, ministre de l’intérieur, parle de hiérarchie des civilisations, et prétend que la question de la viande hallal est une priorité pour les Français. Des épiphénomènes, comme la question des horaires différenciés pour les femmes dans une piscine à Lille, sont érigés en cause nationale par Nicolas Sarkozy, même lors du dernier débat télévisé avant les présidentielles. Il affirme même que « Marine Le Pen est compatible avec la république ». Face à une population qui mettrait en doute les valeurs fondamentales de la république, la gauche prône quant à elle la défense stricte de la laïcité. Le NPA se déchire autour du cas Ilham Moussaïd, et interdit la candidature sur les listes du parti aux femmes voilées. Le PS vote au Sénat une loi contre les nounous voilées. Pas pour détourner la colère du peuple sur l’islam, mais par refus de la différence religieuse visible, un phénomène qui s’enracine profondément dans la culture populaire française. Pourtant, la laïcité a toujours concerné les institutions publiques, qui se doivent d’être neutres. Aujourd’hui, elle est appliquée aux usagers des institutions publiques. « Cela constitue une vraie révolution conservatrice », affirme Henri Goldman.
Radouane Bouhlal est l’ancien directeur du Mouvement belge contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Il fait un constat très dur sur la capacité des « droits-de-l’hommistes », à lutter efficacement contre l’islamophobie. En 1944, dans ses Réflexions sur la question juive, Sartre écrivait : « L’antisémite reproche au Juif d’être Juif ; le démocrate lui reprocherait volontiers de se considérer comme Juif. Le démocrate ne connaît pas le Juif, ni l’Arabe, ni le nègre, ni le bourgeois, ni l’ouvrier, mais seulement l’homme, en tout temps, en tout lieu pareil à lui-même. Ainsi le démocrate, comme le savant, manque le singulier : l’individu n’est pour lui qu’une somme de traits universels ». Aujourd’hui, les concernés ne sont plus seulement les Juifs, mais bien les immigrés post-coloniaux, nous dit Radouane Bouhlal. Et le démocrate est l’antiraciste d’aujourd’hui, tendance paternaliste-intégrationniste. « Ils ne défendent pas le musulman, mais l’homme. C’est l’écueil français aujourd’hui. Si l’on veut lutter contre l’islamophobie, il faut comprendre les ressorts qui développent des préjugés islamophobes dans les couches populaires ».
En 1978, dans son ouvrage L’Orientalisme, Edward Saïd analysait le système de représentation dans lequel l’Occident a créé et enfermé l’Orient. Il retraçait l’histoire des préjugés populaires anti-arabes et anti-islamiques. Des gens malhonnêtes, fourbes, qui battent leurs femmes. Pour pouvoir déconstruire l’islamophobie, il s’agit donc de déconstruire l’image forgée par l’Occident. Notamment par l’école. Par la déconstruction des récits historiques. Des études ont été menées en ce sens, dans le cadre du dialogue euro-arabe de l’Unesco. Elles ont analysé le contenu des manuels scolaires au sujet du monde arabo-musulman et ont révélé de nombreux stéréotypes qui entretiennent l’islamophobie.
Si la question de l’enseignement de l’histoire est cruciale, celle du traitement médiatique de l’actualité l’est tout autant. Les médias ne sont pas de simples facteurs, qui tendent un micro et livrent l’information. Ils la créent, la transforment, la dramatisent selon leur propre ligne éditoriale et selon le contexte. « Pour vendre du papier, les médias ont besoin de lecteurs, d’auditeurs. Ils vont aller dans le sens des préjugés de leurs lecteurs. Ils ne donnent majoritairement pas de place à une parole alternative », nous dit Goldman. Au-delà de la question des minorités visibles dans les médias, de la diversité des visages, il s’agit de se poser sérieusement la question de la diversité des messages. Un Harry Rozelmack n’a rien changé à la ligne éditoriale de TF1.
Pour Radouane Bouhlal, la simple posture revendicatrice et victimaire ne sert à rien. Il faut réfléchir à ce que devrait être un mouvement antiraciste nouveau. Les victimes de discriminations, les « subalternes » eux-mêmes doivent prendre leur destin en main. Ce qui n’est pas sans difficulté : « Dès que vous militez sur cette question, on vous décrédibilise. Quand j’ai commencé à travailler sur l’islamophobie, on m’a massacré. Et la violence est d’autant plus inouïe lorsqu’on est un homme musulman », témoigne-t-il. Pour lui, il est crucial d’éviter tout dérapage : « Beaucoup de gens qui critiquent l’islamophobie soutiennent par exemple l’humoriste Dieudonné. On n’a pas le droit au dérapage. Dieudonné a dérapé, il est infréquentable. Il faut être intraitable ».
Conclusion de la conférence de l’Institut du Monde Arabe, sur ce délicat sujet : comme les femmes plus tôt puis les gays et les lesbiennes, les musulmans doivent se mobiliser eux-mêmes. Créer des alliances. Travailler sur la remise en cause de la manière dont la société majoritaire se perçoit. Et comme le soulignait Radouane Bouhlal, « être prêts à en payer le prix, celui des insultes, de la caricature, du rejet ».
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