L’Afrique qui traverse les arts de la scène en France est une invention, un fantasme moderne qui a nourri et stimulé la création au tournant du siècle, mais qui est aussi à l’origine de nombreux clichés qui ont aujourd’hui encore la peau dure.
Jusqu’au milieu du XIXe siècle l’Afrique est restée un continent inaccessible et impénétrable. Les Européens n’en connaissaient que les côtes sur lesquelles ils avaient installé des comptoirs, mais l’intérieur des terres restait largement méconnu. C’est la fin de la traite puis la fin de l’esclavage qui contraignit à l’exploitation de nouvelles colonies dans la deuxième moitié du XIXe siècle. De nombreux aventuriers se lancèrent alors dans des voyages d’exploration pour découvrir le coeur de l’Afrique : David Levingstone en 1856, puis Richard Burton et John Speke partent à la découverte des sources du Nil.
L’ignorance avaient bien sûr donné lieu aux légendes les plus fantasques sur ce continent mystérieux et ses habitants. Et les récits merveilleux qui nourrissaient déjà la littérature enfantine n’allaient pas s’épuiser : bien au contraire, les récits des explorateurs devaient alimenter toute une presse avide d’horizons lointains : Le Tour du Monde, L’Intrépide, le Journal des Voyages distillent les images de contrées grandioses et verdoyantes. Chroniques de voyage ou romans feuilletons offrent des rêves d’Afrique avec paysages monumentaux, cascades et lacs incontournables, animaux extraordinairement dangereux et cruels et bien sûr « sauvages » couverts de plumes, le corps nu, affamés de chair humaine.
L’imagerie que commence à véhiculer cette littérature va très vite passionner le monde du théâtre et du music-hall. Les scènes à grand spectacle qui vendent du rêve avec des effets de lanterne magique voient dans ces horizons nouveaux un renouvellement possible des plus lucratifs.
Dans les années 1870, l’Afrique entre avec force dans la sphère du spectacle. Un premier coup d’essai avec L’Africaine de Giacomo Meyerbeer et Eugène Scribe en 1865 avait enchanté l’Opéra grâce, entre autre, à ses décors de jungle luxuriante. Bientôt les scènes du music-hall et des théâtres du boulevard rêvent à leur tour de ces décors exotiques qui attisent la curiosité. L’adaptation de La Venus noire d’Adolphe Belot pour le Théâtre du Châtelet en 1878 donne le coup d’envoi : « Cette Venus Noire est un mélodrame géographique calqué sur les pièces de M. Jules Verne. Même science de lanterne magique et de diorama, mêmes personnages à peine rhabillés par des noms nouveaux (…) La troupe part des coulisses du Tour du Monde et des Enfants du Capitaine Grant, et rentre par d’autres. Seulement les coulisses du Châtelet mettent en décors et en costumes pittoresques cette Afrique Centrale, illustrée depuis vingt ans par les explorations héroïques des Livingstone et des Stanley. L’intérêt est là et non point ailleurs » (1)
La même année, les Folies-Bergère font venir les Zoulous, plumes, sagaies et boucliers au poing. Le Jardin d’Acclimatation programme des exhibitions de Somali ou d’Achanti, tandis que l’Hippodrome de Montmartre donne à voir aux Parisiens un village d’Abyssinie. Bientôt toutes les grandes villes d’Europe auront leur village nègre.
On se passionne pour les Amazones aux seins nus, les piques levées, une tête coupée dans une main, un fusil dans l’autre qui sont notamment programmées au Casino de Paris. et que l’on retrouve à l’affiche de plusieurs réclames de l’époque. On est fasciné par la nudité athlétique des guerriers en plumes ou en peaux de bête. On les fait danser, on les filme même.
Dès l’origine, ce déferlement d’images relève d’une association évidente qui convoque un exotisme où se mêlent pour le plus grand plaisir des spectateurs, Eros et Thanatos. Les « sauvages » de ces spectacle sont aussi dangereux qu’ils sont nus et d’autant plus émoustillants qu’ils laissent voir les parties de leur anatomie que, dans ces années-là, la société française cache résolument. Les femmes sont corsetées dans des bustiers qui les couvrent jusqu’au menton, tandis que robes et bottines dissimulent jambes et chevilles. Quant aux hommes, ils sont eux aussi empaquetés dans de sinistres costumes trois pièces couleur anthracite.
L’Afrique apporte la couleur, la sensualité et fait un peu peur, ce qui pimente d’autant plus le plaisir et développe le merveilleux. Eros et Thanatos sont d’emblée au coeur de ce fantasme littéraire que s’empresse de récupérer le music-hall. D’autant que l’Afrique n’est pas qu’image, elle est aussi mouvement et musique, corps qui se libère vrillé par les inflexions d’une musique que l’on juge satanique.
Qu’il s’agisse des villages dans lesquels on entre comme dans des parcs d’attraction, du music-hall où l’on peut assouvir sa curiosité, ou au théâtre pour en prendre plein les yeux, l’Afrique qui déferle dès le dernier tiers du XIXe siècle sur les scènes des théâtres est un pays des merveilles, une Afrique de lanterne magique avec décors monumentaux, végétation exotique, grand baobab, musique nègre et indigènes emplumés qui se trémoussent à moitié nus.
Cependant le sujet est vite récupéré par les enjeux coloniaux. Et il ne s’agira bientôt plus seulement d’évoquer l’Afrique mystérieuse mais surtout de relayer la propagande coloniale et de défendre la conquête. De nombreux spectacles alors montrent l’Afrique avec le prétexte de défendre ce que l’on présente comme l’entreprise de pacification de l’armée française au Soudan et au Dahomey. Une des premières grandes victoires françaises, celle contre Behanzin, donne lieu en 1892 a un véritable raz de marée sur tous le territoire de spectacles mettant en scène le Dahomey et son roi sanguinaire flanqué de ses Amazones cruelles.
De grandes pantomimes militaires voient le jour sur les plus grands théâtres. C’est Au Dahomey au Théâtre de la Porte Saint-Martin, La Conquête du Dahomey au Théâtre du Châtelet. Ces pièces mettent en scène de dangereux sauvages pacifiés par l’armée française qui leur apporte la civilisation. (2)
On développe alors à outrance les dangers que recèle le continent et on fabrique une Afrique de terreur, une « terre de Satan » comme le dit le titre d’une pièce d’Henri-René Lenormand qui se déroule en Afrique Centrale, au point d’en faire au début du siècle le décor privilégié d’un certain théâtre d’épouvante.
Dans Terres Chaudes au Grand Guignol d’Henri-René Lenormand, les têtes coupées roulent jusque sur les genoux des spectateurs, dans Le Demon noir d’André-Paul Antoine, on s’attend à tout moment à voir la belle blonde, femme du gouverneur, se faire violer par une bande de négros en rut… Se dessine rapidement l’image du nègre cruel, abruti, animé par des instincts sexuels irrépressibles, un être proche de l’animalité et difficile à domestiquer.
Toute une littérature dramatique puise ainsi dans le climat délétère de l’Afrique pour mettre en scène des ambiances lourdes et étouffantes. Quand Gaston Baty reprend Terres Chaudes en 1924, sous le titre A l’ombre du mal, au studio des Champs-Elysées, il fait un succès à la fois grâce aux décors très réalistes, mais aussi grâce à ce que l’on conçoit à l’époque comme une audace : il met en scène un vrai Noir auquel il confie le rôle d’un sorcier féticheur qui gesticule au son du tam-tam et introduit là le summum de l’effroi, à en croire la critique.
Le corps du Noir dansant et le son du tam-tam, voilà qui était en 1924 d’une réelle provocation. L’Afrique incarne alors la libération des instincts, l’ombre du Blanc, ses pulsions ataviques que « cette musique de sauvage » réveille. La pièce qui avait déjà remporté un franc succès au Grand-Guignol avec Charles Dullin en 1912, fit un triomphe dans la mise en scène de Gaston Baty au Studio des Champs-Elysées. Au lendemain de la première, Paris-Soir rendait grâce au talent de Lenormand : « Une pièce d’atmosphère. Angoissante et profonde. H.R. Lenormand excelle à évoquer l’atmosphère étouffante de l’Afrique, à restituer son influence déprimante, à signaler les ravages qu’elle opère. » (3)
La critique reconnaissait combien la pièce rendait avec justesse la vulnérabilité des Blancs que « la solitude dans le centre africain, le climat fiévreux, le contact avec des êtres sauvages, l’attrait mortel et mystérieux de la forêt tropicale (4) finissent par dénaturer. On lisait encore dans la presse: « Il s’agit d’une étude de « l’africanité », cette maladie qui est comme le sadisme du mal. » (5)
Quand la pièce fut reprise au Théâtre Montparnasse en 1933, elle attira tout autant de spectateurs. Dans le journal Eve, on pouvait alors lire : « Le sujet ? L’éternel conflit des races aux colonies. Un Européen, transplanté chez les noirs, peut-il conserver la mentalité européenne ? Oui, les premières années, mais bientôt, sous l’action du soleil et des fièvres, gagné lui-même par l’esprit de cruauté, de lucre et de méchanceté, il devient pire que les nègres. » (6)
Selon la critique, c’était surtout la prestation d’Habib Benglia qui contribuait à installer un climat inquiétant: « Même atmosphère, même angoisse, même sauvagerie noire… La pièce de Lenormand, avec ce Benglia frénétique et bondissant, dans le rô1e du féticheur, sait mieux donner la chair de poule« , (7) affirmait Robert Kemp dans Vu. Paris-Soir reconnaissait que le spectacle reposait en partie sur Habib Benglia, « qui exprime de façon saisissante l’âme puérile et cruelle des Noirs. (8) L’Européen était encore plus catégorique : « L’intérêt de cette reprise est tout entier dans l’admirable, le sauvage, le démoniaque M. Benglia. » (9)
L’Afrique est le territoire des pulsions débridées, de l’interdit dépassé, un espace libératoire. Face au vieux continent, elle représente une terre d’enfance qui ne s’est pas encore embarrassée de lois, de règles et de morale. L’Afrique se met alors à cristalliser un fantasme de liberté, de renouveau qui passe notamment par la danse et la musique, cette affirmation de liberté qu’incarne le corps noir qui danse. La fascination pour l’Afrique qui secoue le début du siècle est étroitement associée à une fascination érotique pour le corps de l’Africain. Ce corps dénudé que l’on s’autorise à observer sous toutes les coutures au music-hall, au théâtre ou au Jardin d’Acclimatation.
Les artistes de Montmartre s’emparent de cette dimension libératoire, faisant naître ce qui en définitive ne sera qu’un nouveau fantasme, celui du primitivisme. La découverte du monde noir passe par l’étude du corps et des expressions nègres. Durant toute la première moitié du XXe siècle, « les terres obscures » et « leurs peuplades primitives » vont hanter une création littéraire en mal de renouveau. A la Belle Epoque, les artistes de Montmartre découvrent médusés la sensuelle ondulation des danses nègres et l’émouvante nudité de ces Adonis noirs, tel Jack Johnson qui viennent boxer au Cirque d’hiver. Picasso, Apollinaire, Cendrars, Tzara… méditent à l’ombre des idoles et des grands fétiches. Les Années Folles emportent le Tout-Paris dans le tourbillon échevelé du jazz-band, des sculptures nègres, et des seins nus de Joséphine, c’est la Magie noire, l’envoûtante Afrique est venue jusqu’à Paris. Philippe Soupault, Raymond Roussel, Pierre Mac Orlan, André Salmon, André Gide, Paul Moran et d’autres célébreront cette ivresse exotique, devenue « la religion nègre » du primitivisme pour les uns, la drogue frelatée de l’âge moderne pour les autres. Les poète s’inventent une âme nègre, expression de leur aspiration à la liberté.
Un nouveau fantasme qui sert la création mais qui n’est pas dans la rencontre avec l’autre. Ce monde noir n’est que l’invention d’un monde alternatif à la vielle Europe susceptible de provoquer aussi la bourgeoisie comme l’a voulu Raymond Roussel dans Impressions d’Afrique.
Parce qu’à l’évidence les corps et les décors d’Afrique étaient source de fascination et finalement d’aliénation, la propagande coloniale et le théâtre se sont empressés de tourner en dérision le danger, comme l’érotisme du nègre. Le sauvage effrayant et sanguinaire est rapidement devenu le cannibale avec son os dans le nez et le viril indigène ou la sensuelle et chaude négresse ont été ravalés à la beauté du singe.
Ces images ont nourri tout un théâtre humoristique, qui a pulvérisé l’image de l’Africain dans la conscience collective française, personnage qui ne pouvait être qu’un fantoche ou un repoussoir. C’est le prototype du Malikoko, le roi cannibale dont on préfère se moquer, tellement il est ridicule et ne saurait faire trembler l’Armée française. C’est Behanzin dans Au Dahomey, Talou dans Impressions d’Afrique, un croquemitaine d’un nouveau genre qui fait peur aux petits enfants mais les amusent surtout. Malikoko, roi nègre au Châtelet (10) va marquer la conscience de milliers d’enfants et bercer plusieurs générations jusqu’à la seconde guerre mondiale, au point d’en faire une figure emblématique que l’on retrouve toujours aujourd’hui.
Pour les arts de la scène l’Afrique a été un extraordinaire creuset de fantasmagories capables de convoquer l’exotisme bien sûr, mais aussi érotisme et sensualité, suspens et épouvante, et finalement rires et pantalonnades.
Cette représentation fantasmée de l’Afrique, on la retrouvera au cinéma. D’ailleurs elle n’a pas complètement quitté la scène, (11) elle préside encore à certains types de spectacle comme, il n’y a pas si longtemps, ceux de Michel Leeb, ou « le retour d’Afrique » du Royal de Luxe et « ses petits contes nègres », ou encore dernièrement Les Mariés de La Tour Eiffel, vus à travers le prisme africain de Vincent Colin. Et elle n’est pas si loin d’une certaine idée que l’on se fait encore du Continent quand il est question de théâtre africain, comme si le rêve exotique du XIXe siècle, nous ne pouvions y renoncer.
1. Paul de Saint-Victor, Moniteur universel, 8 septembre 1879.
2. Sylvie Chalaye, Du Noir au nègre : l’image du Noir au théâtre de Marguerite de Navarre à Jean Genet (1550-1960), coll. « Images plurielles », L’Harmattan, Paris, 1998.
3. Paris-Soir, 18 octobre 1924.
4. Pierre Brisson, 26 octobre 1924.
5. Pierre Veber, 18 octobre 1924.
6. P. Gronet, Eve, 12 février 1933.
7. Robert Kemp, Vu, 1er février 1933.
8. Paris-Soir, 26 janvier 1933.
9. L’Européen, 3 février 1933.
10. Le Théâtre du Châtelet avait commandé cette pièce au célèbre vaudevilliste Mouëzy-Eon en 1918, au lendemain de la guerre. Elle fut créée en 1919, puis reprise en 1925 avec girls et jazz-band.
11. Voir Sylvie Chalaye, Nègres en images, coll. « La Bibliothèque d’Africultures », L’Harmattan, 2002.///Article N° : 2613