Ce titre, qui donne son nom à l’album, signifie simplement » merci » en langue shikomori. Reconnaissance et révérence d’un fils adroit envers ses pères et mères d’un jour. Ceux sans qui rien n’aurait été possible, ni carrière, ni souffle de vie sur un plateau. En écoute continue, l’oreille avertie y retiendra l’hommage appuyé, rendu aux pionniers du folkomorocean. Des géants aux pieds d’argile qui surplombent l’univers suspendu de ce jeune premier. Entre Nawal, Maalesh et Baco, Adina, Boul et Abou Shihabi, l’héritage séculaire et la modernité du msomo wa nyumeni, les références sont à moitié noyées par la traîtrise des vagues, sous le boutre défait d’un archipel de lune. Mais Eliasse Ben Joma s’assume en légitime héritier d’un folk hybride, apparu à Moroni dans les années 70, à l’époque de la révolution soilihiste.
Tout en restant ouvert sur ce qui s’écoute ailleurs, Eliasse prône les vertus du za ngoma, une signature musicale qu’il aligne en façade de scène comme pour un concours de jeu de mots. Za, préposition, et ngoma, musique ou tambour, liés pour la vie. Ainsi se nommerait ce répertoire dans lequel il trace ses plans sur la comète sans compter, rapport à son prochain voyage sur les grandes places de la sono mondiale. Pour l’instant, le bonhomme se cherche, tâtonne, brouille quelque peu les pistes pour renouveler son public. Entre fraîcheur juvénile et nostalgie surfaite, la candeur d’un orient rêvé, le tempo rauque d’une Afrique sous interrogations, il fait s’enchaîner les mélodies pour se protéger du regard inquisiteur. Guitare, basse, percus et chant galopent de concert pour tromper l’ennemi, ce sourd qui jamais n’appréciera de tendre l’oreille à l’enfance indianocéane sous influences.
Au passage, Eliasse en profite pour se payer la tête du taiseux en pays conquis. Le silence vu comme l’ultime signe du renoncement. C’est beau comme un poème mal-fagoté des temps de partage. La nostalgie affleure sous la mélodie. Eliasse parle de l’utopie des années Mongozi, lorsque la corruption, le mensonge politique, et le déni de soi étaient encore sources de malaise chez la plupart de ses concitoyens. 1975-1978. Un épisode de l’histoire contemporaine dont il n’aura sans doute retenu que les bribes ramenées du passé par la mémoire en souffrance d’un peuple classé, depuis, parmi les plus pauvres du monde. Eliasse, comme le diraient les anciens sur son archipel d’îles est un » enfant né d’hier « , comprenez par là » un jeune qui a encore beaucoup à apprendre de ce monde « . Mais il croit en la vie et espère en l’homme. Ce qui n’est pas rien pour sa génération donnée pour sacrifiée sur l’autel d’un libéralisme industrieux.
Conscience écologique sur le titre Bahari et leçons de respectabilité citoyenne sur Ri yepve, également une chanson de rescapé, on peut dire que le jeune en a des choses à dire, quoique la sincérité ne suffise pas pour changer son monde. Eliasse est de ceux qui pensent qu’un autre monde est effectivement possible, même si la trentaine d’années sous locks impétueux ne le rend pas toujours lucide. » Assez ! Rilemewa « chante-t-il au nom de cette jeunesse, la sienne, qui en a marre de subir le pouvoir des plus grands. Là aussi résonne les miasmes d’un verbe sociopolitique engagé, vraisemblablement hérité des folksingers comoriens de la première décennie d’indépendance autoproclamée. Clin d’il assumé, Baco alias Bob Shidou, qui lui fait aussi dire que « ça va être chaud, man », annonçant la tempête à venir. Les connaisseurs reconnaîtront sans peine ce qui appartient à l’un, et ce qui se réinvente chez l’autre dans cette musique, bien que l’esprit pop fasse barrage par moments. Puis arrive cette belle romance, instrumentale, qui rappelle le final des albums de Lokua Kanza, encore une référence qu’Eliasse assume sans filet. Sur l’avant-dernier titre, et bien que l’ombre de Maalesh, son ancien complice, pour qui il a beaucoup joué à ses débuts, continue à veiller sur lui, Eliasse embarque le cousin Lokua dans ses ritournelles. Guitare, swing, jeu de mots. Eliasse se confond dans l’express lingala, joue du bolingo nanga, et tisse le songe d’un amour impérissable.
Mais son vu, » juste un peu d’amour « , repose en vérité sur un non-dit. Celui qui veut que les » amis du vule « , comme on les appelle à Mayotte française où il s’est posé en famille depuis 2005, les » faux amis » pour les nommer clairement et autrement dans l’autre langue, essaiment en nombre incalculable sur cette terre insulaire où les frères d’hier ne sont souvent plus que les ennemis d’aujourd’hui. Eliasse est né à Moroni, il se construit à Mamoudzou, entre les deux chefs-lieu s’érigent les rives d’un séparatisme foudroyant, au sein d’un même peuple. Les amis proches soutiennent qu’une fois sur dix, en concert, sur l’île demeurée sous la tutelle française, il se fait huer par deux ou trois mahorais éméchés, qui lui rappellent qu’il n’est pas le bienvenu sur leur lagon, parce que » grand-comorien « .
À l’occasion d’un récent concert à Moroni, le 6 février 10, une journaliste, alors qu’il débarque de lîle d’à côté, lui pose des questions comme s’il rentrait aux Comores d’un long voyage en pays étranger. Ainsi a-t-il les jambes écartelées entre deux États, la France d’un côté et l’Union des Comores de l’autre, sur un même paysage de lave insulaire. Histoire d’un archipel en plein éclatement, histoires des îles surs en bisbilles. Mais Eliasse sait que tôt ou tard, le volcan, le sien propre, dira son nom. On ne naît pas impunément sur ces îles, sans avoir son volcan bien ficelé dans le paquetage, et peut-être que sa musique, d’ici là, aura perdu son innocence première, et qu’elle aura atteint cette maturité enragée qui fait courir les requins de la sono mondiale. Ceux qui lui traceront la voie pour atteindre un plus large public, du moins. Eliasse, qui ravit les foules, partout où il promène son live, du Donia Festival à Nosy Be au festival des Suds à Arles, en passant par l’Amsterdam Roots Festival, a besoin de s’affranchir de quelques codes pour mieux tracer sa voie sur l’autoroute de la sono mondiale. À l’écouter, l’avenir est semé de promesses. À lui de savoir les tenir, au-delà de son Marahaba. Comme le disent les Comoriens depuis des lustres, » une salve de mercis ne saurait remplir une marmite qui bout « .
Marahaba de Eliasse (autoproduction)
Le concert du 6 février 2010 à Moroni, aura été son deuxième rendez-vous dans sa ville natale depuis son départ à » Mayotte française « , après un premier rendez-vous salué par le public en 2009, lors du kiomcezo.///Article N° : 9210
