Nous voici en Suisse dans le Bas-Valais, sur la rive gauche du Rhône. Dans une abbaye, on vénère depuis 15 siècles un saint martyr : St Maurice. Lequel a une particularité : c’est un Noir. Un célèbre tableau de Matthias Grünewald de 1520-1524, exposé à la Pinacothèque de Munich, représente la rencontre de St Erasme et de St Maurice. Erasme est en habit d’évêque, Maurice en armure : c’était un soldat. Né près de Thèbes (devenue Louxor) au 3ème siècle, alors que l’Egypte est une province romaine, il s’engage dans la légion et est déplacé vers les Alpes pour y combattre ceux qui menacent l’Empire. Un des historiens convoqué par Serge Bilé dira : « C’est un saint déconcertant ». Mais que veut-il dire ? Maurice aura en fait le destin de bien des chrétiens persécutés de l’époque, qui ne transigent pas avec leur croyance. A la tête d’une légion de 600 hommes, tous venant de Thèbes et fervents chrétiens coptes, il est demandé à Maurice de trucider les hordes de paysans chrétiens sans terres lâchés sur les routes par les déboires économiques de l’Empire. L’Empereur romain Dioclétien se méfie de ces chrétiens qui refusent de le reconnaître comme dieu. Maurice et sa troupe préfèrent le martyr.
Cette histoire de soldats qui se refusent à les tuer fascine bien sûr ceux qui échappent au carnage. Un mythe se construit, les ossements du charnier sont ramenés 70 ans après en un lieu de pèlerinage qui sera vite un lieu de culte pour tout l’Occident chrétien. Une communauté s’y installe pour en gérer l’intendance et une abbaye est bâtie en 515 qui prend le nom de St Maurice, du nom de celui que l’on a canonisé pour le courage de sa foi et l’exemple de son objection de conscience. Seulement voilà : entre temps, et c’est là ce qui est déconcertant, Maurice est devenu blanc. Le noir, c’est l’obscur : cela ne colle pas avec la sainteté. Ce n’est qu’avec les Croisades et les premiers explorateurs qu’apparaît l’obligation d’intégrer les Noirs dans l’humanité et donc dans la possible sainteté : la concurrence d’autres religions et l’intérêt de dominer le monde demandent une allégeance de toutes les races au Dieu chrétien . De même que la Reine de Saba ou Saint-Grégoire le Maure, Saint-Maurice d’Agaune retrouve sa couleur noire dans les représentations. Le rouge, le blanc et la croix : les armes de St Maurice sont adoptées par la Suisse pour son drapeau tandis qu’il devient aussi le Saint patron de l’Autriche. Des églises d’Afrique et les coptes égyptiens demandent des ossements pour les vénérer et chaque année le 22 septembre, une grande fête font de St Maurice le haut-lieu de la diversité : l’apparat et le décorum des corps constitués, civils, religieux et militaires sont cette fois dédiés à l’image du Saint noir. Ce qui permet de dire à l’évêque local : « A St Maurice, nous avons beaucoup d’avenir derrière nous » pour finalement conclure, rappelant que St Augustin était Kabyle : « Nous devons beaucoup à l’Afrique ».
Les faits sont méconnus et la portée du film n’en est que plus grande. Encore faudrait-il que les questions de Serge Bilé aux interlocuteurs et son dispositif de cinéma servent véritablement ce qui déconcerte : le déficit de représentation du Noir, même lorsqu’il est un modèle pour la société. On comprend que ce corps invisible motive le réalisateur à vouloir le mettre en scène. Mais tout se passe comme si la fascination pour le martyr prenait le dessus, privilégiant un parallèle jamais explicité entre l’intégrité bafouée et l’histoire du peuple noir. Il construit ainsi son film sur un va-et-vient entre l’interview fixe d’historiens expliquant en détails les contextes et le filmage fortement théâtralisé de grandiloquents extraits de « La Passion des martyrs d’Agaune », une pièce pompeuse du Chanoine Louis Poncet. Troisième récit avançant en parallèle, la biographie de Maurice est dite sur des images dont la principale fonction est d’illustrer le commentaire, souvent accompagnées d’une musique dramatique de Serge Bilé lui-même. Maurice, interprété par Ruddy Sylaire, déclame ou chevauche
Outre leur pauvreté de mise en scène, ces deux choix esthétiques sont problématiques car ils desservent le propos : la reconstitution historique (biographie) et une représentation théâtrale faite d’emphase et de récupération. Toutes deux cherchent à rendre visible ce qui ne peut l’être vu que l’intérêt de l’histoire de Maurice est sa relation entre une double invisibilité, celle du Noir et celle du mystère de la foi qui peut aller jusqu’à choisir la mort. De cela, il ne sera jamais question car une pseudo-vérité est proposée à l’écran, dont la véracité est sans cesse soutenue par les dires des spécialistes historiens, qui ramène au visible ce qui est du domaine de l’invisible. En faisant du martyr de St Maurice un spectacle idéalisé, la pièce convoquée et le film tout entier empêchent le spectateur de le reconstruire dans leur imaginaire, là où il serait justement révélateur et mobilisateur. Ils l’anecdotisent et le banalisent, lui déniant ainsi la force subversive qu’il recèle.
Il n’y aurait rien à voir, seulement à évoquer. C’est en cela que le documentaire rejoint la fiction : dans sa capacité à laisser le spectateur libre de penser, de s’imaginer une réalité qu’aucune évidence ne peut représenter. En journaliste engagé, Serge Bilé veut faire la preuve d’une présence positive de la culture noire dans la sphère occidentale et de la contradiction de son historique dévalorisation. Mais pour cela, il sature le regard alors même qu’avec ce Saint noir au devenir édifiant, il aurait pu convoquer la richesse de l’absence.
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