(…) au bout de cet orgueil racial encouragé, (…) il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme.
« Je suis un homme qu’on ne voit pas. Non, rien de commun avec ces fantômes qui hantaient Edgar Poe (…). Je suis invisible, comprenez bien, simplement parce que les gens refusent de me voir. (…) Quand ils s’approchent de moi, les gens ne voient que mon environnement, eux-mêmes, ou des fantasmes de leur imagination – en fait, tout et n’importe quoi, sauf moi. » Nul mieux que Ralph Ellison, dans son chef d’œuvre Invisible man (Homme invisible pour qui chantes-tu ?, éd. Grasset), n’a aussi bien rendu l’expérience paradoxale de l’invisibilité « noire » dans une société « blanche ». La violence ne commence pas avec les coups de matraque, elle commence bien en amont, dans la façon de voir le « différent » (le « bamboula », la « gouine », le « gitan », etc.) ou plutôt de ne pas le voir. Mais la violence des mots ne fait elle-même que traduire la violence de rapports sociaux et politiques, la violence des injustices, la violence des dominations. Dans le cas de « Théo » et d’« Adama Traoré », la violence d’un racisme d’Etat[1] d’autant plus toxique qu’il mobilise un héritage colonial toujours refoulé.
Notre perception est toujours modelée à l’avance par des mots, des représentations, des clichés qui non seulement nous dispensent de percevoir l’« autre » dans sa singularité, mais jugent à notre place (ce qu’on appelle des « pré-jugés »). La réduction d’un homme à la couleur de sa peau, c’est-à-dire à son pelage, est la forme privilégiée de l’animalisation coloniale. Bien plus qu’un mot, « nègre » (de l’espagnol « negro », la couleur noire) est l’arme par excellence du plus grand réducteur de tête, le « colon ». « Nègre »[2] est en effet le foyer ténébreux de toute une constellation de termes et d’images plus ou moins dégradants – « bamboula », « coon » (« raton laveur » en anglais), « macaque », etc. –, apparus au fil d’une histoire coloniale qui s’étend sur plus de quatre siècles, de l’âge esclavagiste (conquête des Amériques) à l’âge impérialiste (conquête à partir du milieu du 19ème s. de l’Afrique et des autres continents). Comme le souligne Jacques Sémelin (Purifier et détruire, éd. Seuil), « on commence à tuer l’Autre avec des mots qui disqualifient son humanité. » C’est ainsi que tuer ou laisser mourir des « bêtes » prétendument humaines devient tout à fait possible. Et c’est ce qui s’est produit avec Pateh Sabally, ce jeune réfugié de Gambie qui, le samedi 21 janvier 2017, s’est noyé dans le Grand canal de Venise sous les insultes et les rires de touristes et riverains. Que des policiers puissent tuer (Adama Traoré) ou violer (Théo) impunément des « noirs » témoigne du fait qu’en France aussi (et en Europe plus généralement), il est encore nécessaire, au 21ème siècle, de rappeler une évidence : « BLACK LIVES MATTER » !
Ne passez pas votre chemin, ouvrez les yeux sur l’immonde qui nous guette : ce complexe de supériorité raciale[3] profondément ancré dans les sociétés occidentales dont témoigne la mort d’un jeune subsaharien sous le regard de passants hilares.
Ouvrez les yeux sur la gangrène du racisme que ne cessent d’alimenter les politiques migratoires en cours par l’équation qu’elles établissent, insidieusement, dans les esprits : «Migrants» et «jeunes d’origine immigré» = danger pour les sociétés européennes, c’est-à-dire terrorisme, criminalité organisée, délinquance, etc.
A ceux qui rient de l’humanité qui se noie, j’aimerais dire ceci : le «nègre» qui agonise sous vos yeux et que vous insultez, ce «nègre» fantasmé, ce « nègre » né de la décomposition du « blanc », ce «nègre» n’est pas ! Tout simplement parce qu’il ne vit qu’au plus profond de vous, dans votre propre marécage. Mais que croyez-vous ? ! On ne se libère pas à si bon compte de sa part d’ombre… Oui, je sais, vous n’avez pas dit « nègre », vous vous êtes contentés de traiter Pateh Sabally en « nègre », c’est-à-dire en rebut d’humain, en vie indigne d’être vécue. Vous ne l’avez pas dit parce que «nègre» n’est pas un mot mais un aboiement qui déshumanise autant le maître que l’esclave ! Mais là où vous voyez un «nègre», moi je vois un jeune homme, je vois la promesse, le désir, le souffle, le rêve, le courage, l’humanité qui se sont éteints en vous – et que, secrètement, vous enviez.
Cette capture d’écran, sur laquelle je suis tombé ce matin, où l’on voit un point sombre émerger de l’onde, à quelques brasses d’un bateau-bus vénitien, cette scène presque anodine m’a tout de suite évoquée les «Tarzan» de mon enfance : ces films en noir et blanc qui passaient le dimanche soir sur TF1, ces bons vieux «Tarzan» avec romance entre l’homme-singe et Jane au-dessus de la canopée, avec cri tyrolien déchirant la jungle, avec crawl supersonique de Johnny Weissmuller louvoyant entre les crocodiles, et toujours en arrière-plan, presque hors du cadre, la masse indistincte des nègres – créatures taillées dans les ténèbres de la sauvagerie dont la chute d’une falaise ou la dévoration par les fauves ne suscitait pas plus de compassion, de la part des héros blancs, que la mort d’une bête de somme.
La première fois que j’ai vu un Tarzan, mon père – aussi noir que les hommes que je percevais sur l’écran de notre petit téléviseur – devait être assis près de moi, et pourtant je ne l’associais pas du tout aux nègres de Tarzan. Je n’arrive pas à me souvenir de la tête qu’il pouvait faire à la vue de tous ces nègres superstitieux, stupides et, surtout, d’une docilité effarante. Comment aurais-je pu imaginer qu’il put se sentir humilié vu que moi-même, comme les jeunes Antillais décrits par Fanon, je m’identifiais complètement à Tarzan : «Aux Antilles, le jeune Noir s’identifie de facto à Tarzan contre les nègres» (Peau noire, masques blancs, éd. Seuil, Paris, 1952, p. 102). Comment aurais-je pu voir dans mon père un «nègre», lui qui n’était que révolte, lui qui passait ses soirées à discuter de Révolution avec ses camarades exilés, lui qui me terrorisait par son seul regard et était à mes yeux – rien de plus banal chez un fils – l’homme le plus fort et le plus courageux du monde.
Je me rappelle que le lendemain de cette première diffusion de Tarzan à laquelle j’assistais, quelque chose d’étrange m’arriva à l’école, c’était comme si le film se poursuivait ou plutôt me poursuivait : des cris de singes, des «umgawa», des «cheetah», des «bwana», des «negro», des «retourne dans ta jungle» fusaient de toutes parts. C’est sans doute à ce moment-là que j’ai compris que je ne faisais pas partie du camp des vainqueurs, le camp des conquistadores, des cow-boys, des Livingstone… J’aurais voulu disparaître sous terre, frotter, frotter, encore frotter avec du savon, de la lessive, de la javelle cette peau qui ne pouvait être mienne, j’aurais voulu la poncer jusqu’à en ôter toute obscurité, jusqu’à devenir transparent. Devenir invisible. Mais non, cette saleté de couleur ça ne part pas comme ça, ça colle à la peau comme du mazout : je n’étais qu’un pitoyable goéland englué dans une marée noire. Avec le recul, ce genre d’expérience paraît anodin, mais il suffit parfois d’un petit impact, d’une petite onde de choc pour qu’un miroir se brise et que notre visage se lézarde au point de ne plus réussir à s’y reconnaître. Qui sait ce qu’a pu vivre Pateh Sabally, cette ombre émergeant de l’onde… Paix à son âme.
Proust disait – pour expliquer la terrible déception qu’on peut ressentir face à une ville rêvée – qu’on ne peut trouver dans la réalité le charme d’un songe. Aujourd’hui, j’ai perçu dans l’écrin du rêve vénitien l’atrocité indicible d’un cauchemar éveillé…
Postscriptum
Ce qu’il y a de terrible dans cette affaire, au-delà de la mort d’un jeune homme de 22 ans, c’est que les témoins-complices de ce drame sont tout sauf des détraqués. Ce serait bien trop simple sinon, et nous n’aurions pas à nous questionner sur nous-mêmes. Non, ces gens sont comme vous et moi, des mères de famille affectueuses, des amants attentionnés, des ingénieurs rigoureux, des touristes émerveillés, des gens tout ce qu’il y a de plus « normal ». Cet impensable auquel nous sommes confrontés, c’est ce que Hannah Arendt appelait la « banalité du mal » : l’effectuation du mal par absence de pensée et d’imagination (au sens de capacité à se mettre à la place d’autrui, à percevoir l’humain dans l’autre que soi). Une grande partie des « spectateurs » (c’est ainsi qu’ils se sont comportés) de la noyade ont vécu la scène à travers l’écran de leur smartphone. L’immonde c’est bien sûr le racisme – en l’occurrence une négrophobie partout déniée en Europe (aucune politique publique ne vise à lutter contre le racisme spécifique dont sont l’objet les « Noirs ») – mais aussi le devenir-spectacle du monde (le spectacle étant la forme ultime de la marchandise) que diagnostiquait déjà Guy Debord. Serions-nous condamnés à vivre reclus dans l’enclos d’un réality show globalisé, aveugles à notre propre servitude, prêts à céder à tous les rejets, y compris de nous-mêmes ?
[1] Au sens d’une technologie de pouvoir qui opère au sein d’une population donnée le partage biopolitique entre l’« autochtone », objet de tous les soins, et l’« étranger », objet de tous les dénis d’humanité., cf. Il faut défendre la société, Foucault.
[2] Véhiculant la mémoire de l’esclavage et des traites négrières, la noirceur d’une peau évoque aujourd’hui encore en Occident et dans les sociétés « arabes » un être simiesque et damné (usage du mythe biblique de la « malédiction de Cham »), dont la vie, forcément « sauvage », ne saurait avoir la même valeur que celle des humains (à peau claire) « civilisés ».
[3] Tout au long du 19ème siècle et durant la première moitié du 20ème siècle, les « zoos » humains » (freaks-show, « villages nègres », etc.) furent le lieu par excellence de promotion de l’« orgueil racial blanc ». Les barreaux constituent une grille de perception, une incitation permanente, inscrite à même l’espace du zoo ou du « jardin d’acclimatation », à percevoir les « Indigènes » comme des bêtes fauves. En Europe, bien avant de jeter des bananes dans des stades aux footballers subsahariens, on les a jetées à des « Indigènes » dans des « exhibitions ethnologiques ».
(Version remaniée d’une tribune parue dans l’édition du 1er février de Libération)