Sélectionné par l’ACID au festival de Cannes en mai 2016, Sac la mort d’Emmanuel Parraud capte une tranche de vie dramatique en milieu créole réunionnais. Il sort le 15 février 2017 en salles en France. Une expérience à ne pas rater.
C’est le portrait de Patrice, un homme pris dans la tourmente de la mort. C’est d’abord un voisin qui a tranché la tête du frère de Patrice et qui vient le voir pour s’excuser mais aussi pour l’enjoindre de ne pas le dénoncer. C’est ensuite le couteau remis par sa mère pour la vengeance. Mais c’est aussi et surtout l’ami Alix, un rasta qui l’entraîne chez un guérisseur pour préparer « le sac à mort » qui doit le libérer de la possession lorsqu’on le dispose à un carrefour et qu’il est accroché par un passant. Engrenage de peurs et de réactions incontrôlées, le film évolue dans cette ambiance où les croyances côtoient et s’allient à une Histoire de sang remontant à des temps non évoqués mais si présents, où l’effroi et la mort étaient quotidiens. C’est le même sang que ne cessait d’évoquer Aristide dans ses discours en Haïti, à la fois mémoire de la douleur et élan vital. (1) C’est le même sang qu’une famille réunionnaise convoquait en thérapie dans Le Sexe des morts de Tobie Nathan (2004) (cf. [critique n°3045]). Le sang de l’esclavage et de ses séquelles. Les blessures sont encore vives : l’un est un « enfant de la Creuse », un de ces 1600 enfants déportés de 1963 à 1982 de l’île de la Réunion vers les campagnes françaises, sans plus de liens avec leurs parents (2). Mais les blessures, c’est aussi le voyage de Patrice en France, à qui sa famille reproche de ne pas avoir rapporté d’argent. Tout cela forme un tout qui s’entremêle dans ce personnage sensible et fragile, dont le chaos intérieur est le fruit de ces ballottements. La caméra ne le quitte pas, s’accroche à ses pas, si bien que le film épouse son incertitude et gagne ainsi en véracité mais aussi en pertinence pour comprendre les blessures du monde.
Issu d’une rencontre avec Patrice Planesse et son ami Charles-Henri Lamonge, un de ses compères dans le récit, le film est un hommage à leur dignité alors qu’ils sont considérés comme des moins que rien. Leur talent crève l’écran, alors même que la vie les a cassés. Patrice ne revendique ni ne nomme sa culture africaine mais celle-ci l’a construit et l’obsède, notamment par la force des esprits et la crainte des âmes errantes. L’héritage de l’esclavage est rarement conscient. Pourtant, le sac la mort se met à un ancien parcours d’esclaves, l’alcool était utilisé par les colons pour donner de l’énergie aux esclaves au moment de la récolte…
L’objectif d’Emmanuel Parraud n’était pas de montrer leur détresse mais au contraire de faire un film en commun, en pleine conscience qu’il ne pourrait comprendre leur langue et leurs logiques, seulement prendre le temps de construire ensemble une fiction pour en rendre compte. Le contact quotidien permet dès lors d’exprimer les sensations et de trouver les mots, jusqu’à un film très écrit, apte à faire sourdre les émotions. Car ce film est la tragédie de Patrice, entouré de ses amis comme d’un choeur antique.
Entre croyances et possible démence, un imaginaire se révèle. Si la superstition y prend une grande place, le réel de la marginalisation empêche de jouer la distance : c’est la complexité et la survie d’un être humain qui est en jeu. Quelque chose se saisit de la tête et du corps, qui puise dans une Histoire qui nous concerne tous, et qui mêle drame et vitalité en un cercle sans fin. Cette caméra qui va de la nature à l’homme cadré de près, à la gestuelle et au visage si expressifs, nous guide vers un univers mental qui ne peut être ramené à des préjugés. Ce film est un apprentissage de l’altérité autant qu’une découverte du commun, de cette faille qui nous guette dès que notre édifice se fissure et que le mépris tisse sa toile autour de nous.
A la Réunion, les menaces de la nuit qui bruissent de sons se mêlent aux splendeurs du jour. Autour de Patrice gravite une série de personnages hauts en couleurs qui font société, autant de pistes que le film suit pour bifurquer ensuite, galaxie d’interférences furtives et pièces d’un puzzle vertigineux. Discerner l’essentiel dans cette intrication sera dès lors l’enjeu et le plaisir du spectateur édifié. On l’a compris, ce film est une expérience à ne pas rater.
- « Lorsque la dignité d’un Haïtien est blessée, c’est la dignité de tous les Haïtiens qui saigne. Notre sang est le sang de Toussaint Louverture, nous ne pouvons pas trahir notre sang. » (premier discours à sa descente d’avion après le tremblement de terre en mars 2011). Mais n’oublions pas que le leitmotiv des discours d’Aristide en tant que président était : « le sang appelle le sang », évoquant le sang de Dessalines, appelant à le venger, lui qui de même avait, en 1805, donné l’ordre de massacrer tous les Blancs restés dans l’île.
- Cf. le documentaire [Une enfance en exil] de [William Cally] et la fiction [A court d’enfants], de [Marie-Hélène Roux]).