M’toro Chamou

No future land

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La sortie de Punk Islands, dernier album de M’toro Chamou, pose une interrogation sur les limites d’une schizophrénie archipélique que la musique ne parvient pas à transcender. Dix titres rappelant que la France reste un État colonial à Mayotte, tout en traduisant la complexité de la relation entre « Mahorais » et « Comoriens », des êtres issus de la même fratrie. Une relation qui finit par embarrasser l’artiste, quoi qu’il en dise…

M’toro s’imagine ainsi une révolution dès le premier titre de son album. « Nous dans ces îles/ N’aurons plus jamais peur/ de se manger nos vérités en face/ Cessons de rêver à vide/ Nous à Mayotte/ N’aurons plus peur d’assumer nos gestes de colonisés « . Un classique reggae, se négociant avec un beat accéléré de fête foraine, après un break rythmique à la Keziah Jones. Sur un air de « révélation » candide, M’toro demande aux « Mahorais » et aux « Comoriens » – deux entités bien distinctes dans sa tête – de cesser de se bercer d’illusions. Au nom de la mémoire et des jeunes générations, M’toro souligne la frontière séparant une rive de l’autre dans son archipel, interpelle les Comoriens dont il n’est peut-être pas, puis les « Mahorais » dont il se réclame, afin de leur signifier sa colère. D’où cette notion reprise ici du No future, jadis point de ralliement et de révolte d’une génération contre une mort psychique annoncée. « Narilishe uhora » (cessons de rêver) s’exclame l’artiste. Des mots qui pèsent face au mur du passé proche…
Un drôle d’exercice d’introspection sur les tensions de l’archipel que le titre « Umani », sous influence funk, prolonge. Il y est question d’ignorance, d’incurie collective, de conflits fratricides entre serrelamen et soroda, d’enfance rongée par le feu du bange, de renoncement à une souveraineté partagée et de départementalisation douteuse. Les angoisses de M’toro Chamou sur cet album exigent que l’on se dégotte un bon traducteur en langue shikomori et que l’on se replonge dans les livres d’histoire (pas ceux de Ba Mzungu, le blanc, qui ne disent pas la vérité, dit-il) pour saisir les tenants et les aboutissants d’un hold up colonial, made in France, dans l’archipel. Les vieilles querelles se conjuguent ici au présent, alors que M’toro Chamou pense que la peur au ventre, aucun des siens ne se risquera au front : « Mana wasuria« . La peur reste un élément moteur du processus de néantisation du colonisé.
L’album biaise, sur ce même fil, avec des propos à moitié défalqués du grand discours sur le vivre-ensemble. La morale d’un peuple défait se résume pour l’artiste à dire, entre autres choses, qu’ils nous ont bernés, en parlant des politiques françaises. Et c’est là que la « schizophrénie du mahorais », résultant de deux cents ans de tutelle mal ingérée, finit de perturber. M’Toro Chamou est un enfant mahorais, fils d’un séparatiste du MPM _ des amis de l’Action française. Le père était probablement membre d’une milice anti « comorienne » aux premières heures de la lutte pour l’indépendance, et l’arrière-grand-mère, une grand-comorienne impliquée dans la grande fable de « Mayotte française ». Entendre M’toro Chamou questionner la présence coloniale sur son île de naissance, poser son origine comorienne comme un syndrome mal vécu d’oiseau schizophone, ramène au drame ultime de l’aliénation, lorsque la dislocation de la terre originelle vous réduit à rien (como-riens ?) dans l’espace-monde.
M’toro Chamou ne sait plus où donner de sa tête. Résidant à la Réunion, où il est vécu comme une énigme identitaire à facteurs complexes, espérant des subsides du système français pour se construire une carrière, malgré son malaise de « colonisé », louvoyant sur la jeunesse comorienne, tout en se voulant « mahorais » pour ne pas démériter auprès des « siens »… L’équation est lourde pour l’homme aux locks de cornu. De le voir discourir, en ce moment, dans les médias sur « sa » vérité autour des tensions de l’archipel, sans se positionner contre les pogroms actuellement organisés à Mayotte contre les cousins venus de l’autre côté de l’archipel, n’est pas la moindre de ses contradictions. Mais vérité de promo n’est pas vérité « tout court ». S’indigner contre la bêtise politique aux Comores exige de la transparence et du positionnement. À moins de vouloir amuser la galerie et d’oublier que « Wari djan’dja » (« ils nous ont berné »), ce titre potentiellement slogan pour une manif, pourrait générer des attentes de la part d’un peuple spolié.
L’artiste revendique une étiquette de punk attitude, d’où le nom choisi pour l’album : Punk Islands. Rapport sans doute à son nom, M’toro, qui signifie « rebelle ». Rapport aussi à son désir d’exploser les influences originelles. D’ailleurs, l’album, à trop épouser la diversité du monde indianocéan, se fragilise à bien des endroits. Le désir de sonner riche, pop et propre annule jusqu’à l’étrangeté d’un projet qui aurait pu pousser l’ancrage ternaire de l’artiste dans ses propres retranchements. La punk attitude (ici) se rapporte surtout à cette angoisse de colonial schizophrénique, à travers laquelle M’toro essaie de se frayer un chemin nouveau. Chemin de traverse, en total décalage avec les sentiers balisés de ses concitoyens artistes. De loin, on ressent également cette volonté de règlement de comptes à distance, répondant à la fable du « nul n’est prophète en sa terre ». Mayotte, sa terre aimée, n’a semé que des graines d’amertume dans sa gratte, en ne sachant pas comment l’honorer. Des légendes urbaines circulent à Mamudzu sur le cas M’toro, tellement retors au système qu’il a fini, un jour de pétage de plomb, par griller les ordis d’une administration culturelle, oublieuse des bons services rendus. M’toro Chamou, artiste phare dans ce pays, est un sanguin, mais dont on a effacé les traces du passé, pensant l’asservir à peu de frais. Et M’toro, jusqu’au bout, tentera de se maintenir debout…
Punk Islands, chroniqué dans les médias français comme étant un opus prometteur dans la tourmente d’une industrie world qui s’épuise, est en réalité un vrai « casse-tête de colonisé », quant à son contenu politique. Pour déplacer quelque peu le regard, il faut savoir qu’être un créateur « Mahorais », citoyen du 101ème département français, aujourd’hui consacré comme une terre d’occupation par le droit international, tout en ayant une partie de sa fratrie dans la partie dite indépendante de l’archipel, c’est être pris dans une spirale de troubles et de tensions. Il y a bientôt un mois, un écrivain du cru, Nassuf Djaïlani, se laissait présenter comme « poète comorien » dans un numéro de la revue Poésie. Dans le même temps, il contresignait, avec des amis de son île, cette fois-ci, une lettre adressée au président français pour lui demander de veiller à ce que ses compatriotes « mahorais » et français ne fassent plus la loi contre les étrangers résidant sur Mayotte, ces « étrangers » en question étant des « Comoriens ». Mahorais ou Comoriens, il n’est effectivement pas toujours évident de trancher, lorsqu’on est de Mayotte et qu’on veut élargir son champ d’existence. Nassuf a été sacré chevalier des arts et des lettres en sa qualité de « poète mahorais », même si nombre de ses textes préfèrent se loger sous label comorien pour mieux se faire entendre. Sans doute dira-t-il que cela n’explique pas tout. Mais tel est le dilemme du « Mahorais », auquel se confronte, aujourd’hui, un artiste comme M’toro, capable de te démontrer par le contenu de ses textes qu’il est fier d’être français, prêt à porter le poids de cette « mahorité » directement issue de la fabrique coloniale, mais soucieux en même temps de retrouver une certaine fraternité avec les jeunes mélomanes comoriens le portant aux nues, malgré ses « ambiguïtés mahoraises ». Un chroniqueur de disque dans un média français, pays que M’toro continue à appeler « Métropole », tout en le trouvant « colonial », n’a probablement pas le temps de creuser plus loin dans ce débat. Mais c’est peut-être cette absence d’écoute attentionnée de la part des critiques hexagonaux qui provoque cette punk attitude de l’artiste. Car il génère en lui cette conviction profonde d’appartenir à une espèce de no future land, au sens d’une terre à l’horizon bouché. Du néo nihilisme pur à la sauce comorienne, trouvez où l’erreur se niche…

Punk Islands de M’toro Chamou (Le cri de l’océan indien/ Rue Stendhal).
Plus d’infos : http://www.mtorochamou.com///Article N° : 13620

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© JP Fauliau





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