Spécialiste de la littérature africaine, critique littéraire réputé, Makhily Gassama est également le premier animateur d’une émission télévisuelle littéraire au Sénégal, « Regards » dont notre confrère Sada Kane a hérité par la suite. Ancien ministre de la Culture sous le magistère du président Abdou Diouf, Makhily Gassama est auteur de plusieurs publications littéraires. Fonctionnaire de l’Unesco à la retraite, cet excellent spécialiste de la littérature africaine ne s’est pas pour autant détaché de ses amours littéraires. Entre deux avions, il continue toujours de cogiter sur les questions brûlantes qui agitent le continent. Il est le coordonnateur d’un ouvrage intitulé « L’Afrique répond à Sarkozy » paru le 21 février 2008. Un ouvrage de 480 pages qui accueille la fine fleur des intellectuels africains dont nos compatriotes le philosophe Souleymane Bachir Diagne, l’homme politique Dialo Diop, les universitaires Babacar Diop Buuba et Adama Sow Dièye, l’économiste El Hadj Ibrahima Sall, le journaliste-écrivain Boubacar Boris Diop et la veuve du savant Cheikh Anta Diop, Mme Louise Marie Maes Diop, etc. L’ancien Ministre revient ici, en exclusivité pour « Le Témoin », sur les raisons d’un tel ouvrage et se prononce sur la littérature du pays.
Monsieur Gassama, vous êtes le coordonnateur de l’ouvrage intitulé « L’Afrique répond à Sarkozy ». Comment est née l’idée d’écrire un tel livre ?
C’est en écoutant le président français. J’avoue que je l’ai écouté avec plus d’attention que je n’ai l’habitude d’écouter un homme politique. Pourquoi ? La notion de « rupture », dans la politique française en Afrique, m’intéressait et continuera de m’intéresser. L’arrivée des socialistes français au pouvoir avait suscité dans ma génération un grand espoir : nous étions sûrs qu’elle provoquerait inévitablement une rupture dans nos relations avec la France. Nous avions cru que c’était enfin la fin de la Françafrique, qui a commis tant de crimes tant au plan politique qu’au plan économique ; que c’était la fin de l’irresponsabilité de nos politiques, de l’agenouillement, du larbinisme, terme cher à Aimé Césaire pour qualifier ce fâcheux complexe de dépendance, si développé chez nos gouvernants ; nous pensions que c’était la fin du pacte colonial, de la politique de la mendicité, de l’assistanat, de l’humiliation du continent ; nous pensions qu’une fois la rupture consommée, nous traiterions enfin avec la France d’égal à égal
L’arrivée de Jean-Pierre Cot au pouvoir, dès 1981, en qualité de ministre délégué chargé de la coopération et du développement et l’action qu’il avait entamée, dès son entrée en fonctions, avaient achevé de me convaincre qu’une grande rupture allait se produire dans la politique française de la France. On pensait à un séisme. C’est vraiment minimiser la force de frappe de la Françafrique. Vigilante et prompte à l’action, monstre sans état d’âme, elle réussit à écarter Jean-Pierre Cot du pouvoir en moins d’une année. L’action initiée par cet homme, amoureux de l’Afrique, de la vraie Afrique, non pas l’Afrique des tortionnaires et des prédateurs, était pleine de promesses. Quelle déception ! Les socialistes ont reconduit la Françafrique en la maquillant. Vous comprenez pourquoi j’ai attentivement écouté Nicolas Sarkozy dont j’admirais le volontarisme en politique. Je croyais en lui. Cet ouvrage est une réaction à son discours attendu, son discours dit « fondateur ». Mais la réflexion, ici, sur le présent et l’avenir de l’Afrique, a nettement dépassé le discours « circonstancié » du président français.
Et pourquoi justement une réponse à Sarkozy ?
Le journaliste Stephen Smith a écrit un ouvrage ridicule plein de contresens, un ouvrage plein de calomnies et d’insultes, un ouvrage « petit ». Des amis m’avaient invité à les rejoindre dans leurs réactions contre cet ouvrage. Je m’en étais abstenu. Pour moi, Stephen Smith avait des comptes personnels, voire « intimes », à régler avec l’Afrique subsharienne ; en même temps je me réjouissais du fait de l’entendre dénoncer la dictature sous ses diverses formes, de la plus violente physiquement à la plus sournoise, la plus vicieuse : que de brillantes carrières sournoisement brisées, que de grands commis de l’État humiliés, injustement exposés à la vindicte populaire par des chefs d’État parfois considérés comme les plus grands sages de l’Afrique, réputation qu’ils ne doivent pas à leurs compatriotes, mais à la France ! Par contre, pratiquement aucune réaction sérieuse contre la Françafrique dans « Négrologie, pourquoi l’Afrique meurt » de Smith ; si elle existe, elle est aussitôt noyée dans des considérations qui l’acquittent de ses cruautés. Reconnaissons que ses cibles sont claires, elles sont sans ambiguïté au contraire des cibles floues contenues dans le discours de Dakar. Quoi qu’il en soit Sarkozy n’est pas Smith. C’est un chef d’État d’une puissance de notre monde ; d’un pays respecté pour ses valeurs culturelles ; c’est aussi – paradoxalement – un pays parmi les plus dominateurs de la Terre, qui nous a colonisés et vient de nous libérer. Quand cet homme parle, c’est la France qui parle et quand la France parle, le monde entier l’écoute, même dans l’adversité. Son discours aura une place non négligeable dans les archives de la décolonisation : notre ouvrage l’y accompagnera pour une meilleure information des générations présentes et futures.
Vous êtes-vous partagé les rôles ?
Il n’y a pas de rôles à se partager. Nous ne sommes pas en dictature pour imposer tel ou tel rôle à tel ou tel auteur de ce livre. Et j’ai horreur des tendances pseudo-scientifiques dont nous nous targuons en toutes occasions. Les intellectuels auxquels j’ai fait appel ont, chacun, une forte personnalité quel que soit l’âge. Mon but et ma curiosité étaient de savoir ce que chacun d’eux pensaient du discours de Sarkozy. Ils étaient libres de choisir un thème, un groupe de thèmes, ou la totalité du texte du discours. J’avais la conviction que certains thèmes reviendraient très souvent, mais eu égard à la forte personnalité de chacun d’eux, à leur formation, à leur itinéraire, j’avais aussi la conviction que ces thèmes ne seraient jamais traités sous la même forme, sous le même angle, dans le même style. C’était effectivement ce qui a fini par et c’est passionnant d’entendre ces intellectuels développer le même thème sans s’être écoutés auparavant. J’étais seul à être en complicité avec chacun presque quotidiennement. Certains me disaient : « J’ai hâte de lire ce que les autres ont écrit ! » Je ne lâchais pas mot, sinon « C’est excellent ce qu’ils ont écrit ». Qu’est-ce à dire ? J’ai misé davantage sur la personnalité, la richesse de pensée des auteurs de ce livre que sur l’observation des règles fumeuses pseudo-scientifiques. Cela est si vrai que j’ai présenté les textes, dans l’ouvrage, sans la moindre crainte, par ordre alphabétique des noms des auteurs, à l’exclusion du mien que j’ai rédigé en guise de prolégomènes et qui se trouve à l’entrée de l’ouvrage. Si l’âge ne pesait pas sur les activités actuelles d’Aimé Césaire, il eût certainement rédigé la préface à cet ouvrage.
Des intellectuels de sensibilités diverses ont participé à la rédaction de ce livre. Chacun d’entre eux s’est-il focalisé sur sa spécialité pour répondre au président français ?
Le groupe est pluridisciplinaire. Il y a des philosophes, des historiens, des écrivains, des littéraires, des linguistes, des économistes, des financiers, un éminent égyptologue, un avocat et professeur d’université, un médecin biologiste. Ce qui m’amusait en lisant les textes, c’est que chaque auteur est allé bien au-delà de sa discipline en faisant appel à d’autres disciplines et chaque auteur est allé aussi bien au-delà du discours du nouveau chef de l’État français ; il est intéressant de noter que leur principal souci, c’est tout d’abord le devenir du continent face surtout à l’Europe.
On a parfois répondu, comme vous le dites, point par point, avec un talent pédagogique saisissant, comme Mme Marie-Louise Maes Diop l’a fait, veuve de l’illustre savant sénégalais, Cheikh Anta Diop. Ce cas est rare. Je profite de l’occasion pour saluer respectueusement cette présence dans notre ouvrage, ainsi que celle de Mme Odile Tobner-Biyidi Odile, distinguée compagne de feu Mongo Béti, un de nos grands romanciers.
Quel est le point fédérateur de ce livre ?
Lutter contre tout complexe de dépendance. Défendre la dignité de l’Afrique quand elle est publiquement menacée. Lutter contre la falsification de l’histoire de l’humanité, l’histoire des hommes, au profit de la seule Europe. Compter sur nous-mêmes d’abord sans renoncer à la coopération avec les nations du monde, mais en coopération enfin menée dans l’égalité des parties, dans le respect mutuel, dans la dignité.
Peut-on savoir sur quels arguments vous vous êtes appuyés pour répondre à Sarkozy ?
Chaque auteur s’est appuyé sur des arguments que vous trouverez certainement sans reproches en lisant ce livre de 480 pages, ce qui ne serait pas trop pour répondre à un seul mot déplacé d’un chef d’État d’un pays aussi respecté que la France.
Quels sont les critères qui ont prévalu pour le choix des rédacteurs de cet ouvrage ?
Leurs compétences. Leur sérieux. Leur intégrité morale. Leur dévouement à l’Afrique. Leur humilité dans le savoir. J’en connais beaucoup de leur envergure sur toute l’étendue du continent ; mais nos intellectuels sont souvent mobiles et il n’est pas toujours facile de reprendre contact avec eux.
Vous êtes-vous autofinancé pour éditer cet ouvrage ?
Il n’y a pas eu d’autofinancement. Les frais que j’ai engagés dans le traitement de ce projet me reviennent personnellement ; les frais que j’effectue et effectuerai dans mes déplacements pour la France pour rencontrer l’éditeur sont en ma charge. Les frais de séjour également. Pensez-vous que le jeu n’en vaut pas la chandelle ?
L’ouvrage n’est pas édité à compte d’auteur. Il est financé et commercialisé par l’éditeur. L’intégralité des droits d’auteur seront versés à la Bibliothèque de l’Université Cheikh Anta Diop ; disposition entérinée par l’ensemble des auteurs avec enthousiasme.
Que vous inspire la situation actuelle au Tchad ? N’est-ce pas là un exemple de la françafrique ?
Bien sûr. Mais le plus étonnant, en de telles occasions, du reste nombreuses dans notre continent, est que nos chefs d’État se terrent. Ils ne comptent que sur la France. Ils ont gouverné nos pays de telle manière que la France est devenue indispensable dans tous nos dispositifs, dans tous nos jeux. Et devant un tel spectacle, le monde se marre ou s’indigne. Ils sont certainement davantage, à ce sujet, en relation avec le chef de l’État français qu’avec Idriss Déby, leur frère continental. C’est ça aussi la Françafrique. Ces gouvernants ont mené nos pays de telle façon que même les générations actuelles pensent sincèrement que nous ne saurons jamais nous développer sans l’assistance de la France. A-t-on vu sur cette planète, dans l’histoire de nos nations, un pays étranger assurer à un autre pays un développement harmonieux ? Quel pays a été franchement développé par un autre pays aussi ami qu’il fût ? C’est un leurre ! Et nous demeurons désespérément accrochés aux manches de l’Europe qui nous mène de-ci de-là à sa guise. Et nos gouvernants appellent ça la « sagesse », la « realpolitik » ! Toute autre attitude est aventurisme. C’est ça les « sages de l’Afrique » ! Et les médias occidentaux nous tympanisent en habillant leur image.
« C’est la culture de la nuance, qui fait la différence chez les créateurs »
Vous avez été ministre de la culture et pendant longtemps fonctionnaire à l’Unesco. Quel regard portez-vous sur la culture sénégalaise ?
Ce n’est pas forcément les gouvernements ou les hommes de culture qui développent la culture d’un pays. Un exemple : le cas de Saint Louis du Sénégal ou Ndar du temps colonial sur lequel il faut insister. J’ai beaucoup réfléchi au sens du sentiment de fierté et d’orgueil qui guide la vie de tout Saint-Louisien. Est-ce dans les grands faits d’armes de leurs ancêtres par rapport à ceux des autres ? Non ! Est-ce parce qu’ils étaient parmi les Africains à être les premiers en contact avec le Blanc, symbole de la puissance et de la réussite ? Probable, mais je ne vois pas là raison de fierté. Est-ce qu’ils sont plus beaux ou plus vertueux que leurs autres frères du Sénégal ? Que faites-vous alors de la beauté plastique de nos Peuls du Fouta Toro ? Que faites-vous de la sagesse des Mandings de Casamance ? Est-ce le prestige de leurs érudits en Islam ? Probable, mais je connais des hommes du savoir du Fouta comme El Hadj Omar, le grand érudit à l’arme fatale ; le grand Cheikh Ahmadou Bamba ; l’éminent intellectuel El Hadj Malick Sy ; les Counta, vêtus de leur sainteté ; les érudits et poètes Diaby de Casamance et de la région orientale ; le grand Manding Sito Koto Dabo ; il y a d’autres et d’autres encore dans ce petit pays du Sahel
La fierté, l’orgueil plusieurs fois séculaire des Saint-Louisiens résident ailleurs : ils résident dans leur personnalité, dans leur élégance morale et vestimentaire, dans leur singulier art de tirer profit de toutes valeurs humaines même et surtout en situation coloniale, dans la symbiose qu’ils ont su réaliser entre la culture africaine et la française. Ils sont les seuls, à ma connaissance, en Afrique subsaharienne, à avoir conservé jalousement leur africanité en l’enrichissant, à avoir accepté les éléments de la culture étrangère qu’ils ont su triturer, malaxer, dompter et introduire dans leur système de valeurs et le tout vivant dans une harmonie étonnante. Cela est si vrai en eux qu’à l’heure « tragique » du transfert de la capitale de Saint-Louis à Dakar, ils étaient allés, en masse, confier leurs amertumes à la statue du Gouverneur Faidherbe ! Pourtant, ils étaient fiers de leur culture, de leurs boubous quand nous étions fiers de nos costumes européens ; pourtant, c’est eux, mieux que bien des Africains, qui ont su, dans leur éducation, instaurer et entretenir une certaine culture, véritablement de leur cru : ils ont résisté, avec élégance, sans rien brusquer, sans effaroucher le maître du lieu, le colon, à l’assimilation, à toute fusion incontrôlée de leur être dans les valeurs de l’Autre, à la perte de leur identité. Le Saint-Louisien a pris son bien partout et il est demeuré africain, un bel africain par une certaine symbiose des valeurs d’Afrique et d’Occident.
Les gouvernements peuvent faillir. Les hommes dits de culture peuvent continuer à courir après leurs propres intérêts ou se livrer, à longueur de journée, aux commérages, aux dénigrements, aux calomnies des uns et des autres, à s’éreinter pour attirer sur eux la bienveillance de la puissance publique. Qu’importe ! Le véritable moteur de la culture, c’est la population. Les associations, les ONG sont très actives au Sénégal auprès des populations. C’est cela qui attire mon attention et me réjouit.
« Une quantité impressionnante des uvres littéraires est médiocre »
Comment le spécialiste de la littérature africaine et critique littéraire réputé que vous êtes juge-t-il notre littérature ?
Je ne dis que ce que je pense sincèrement. Il y a très peu d’innovations dans la littérature sénégalaise. Dans tous les genres : roman, poésie, théâtre, etc. L’écriture d’un romancier sénégalais de nos jours ne diffère de celle d’Abdoulaye Sadji, d’Ousmane Socé Diop que par le renouvellement des thèmes, ce qui ne constitue pas forcément un apport original, un apport dû à une perspicacité personnelle. Le renouvellement des thèmes naît de l’évolution de nos sociétés. Il y a, ici, une tendance fâcheuse à la facilité. Rares sont nos écrivains qui font de la recherche. Ils semblent croire qu’être écrivain, qu’écrire pour son peuple, c’est écrire tout ce qui vous passe par la tête. C’est « raconter des histoires ». Or même en poésie, dans une certaine mesure, il y a de la recherche à faire. Vous comprenez pourquoi nos écrivains ne sont pas lus. On n’écrit pas une uvre d’art comme on écrit une lettre. Vous comprenez également pourquoi il n’y a pas actuellement de chefs-d’uvre chez nous comme il y en a au Congo-Brazza comme au Congo Kinshasa, comme il y en a au Nigeria ou au Cameroun
Chez nous, il suffit d’obtenir une petite distinction plus ou moins complaisante à l’étranger, surtout en France, pour que le pauvre écrivain se prenne pour un génie, tympanise ses compatriotes qui ne l’ont jamais lu et ne le liront certainement pas. Or la vraie consécration est celle octroyée d’abord par ses propres concitoyens. On n’en a cure.
Est-ce à dire que tout est mauvais ? Non. Nous avons des écrivains talentueux peu connus parce que faisant peu de bruit. Ce ne sont pas des écrivains des médias, mais de vrais écrivains, de vrais artistes. Si les autres courent après les médias, il convient que les journalistes, ne serait-ce que pour l’amour du pays, pensent aussi à ces ouvriers de l’écriture qui travaillent dans la solitude. Les journalistes doivent aller à eux ; c’est leur devoir. Je pense ici, parmi ces grands oubliés de nos médias, à Cheikh Hamidou Kane, Cheik Ndao, Aminata Sow Fall, Boris Diop, Mariama Ndoye, Seydou Sow et la liste n’est pas complète. Les romanciers Malick Fall, Ousmane Sembène et bien d’autres nous ont quittés sans avoir été suffisamment en contact avec les médias. Dommage ! Nous avons, à l’Université Cheikh Anta Diop, des professeurs de Lettres de grandes compétences qui, s’ils sont sollicités par la presse, peuvent soit donner des articles soit animer des émissions télévisées et radiophoniques sur ces écrivains et les écrivains disparus comme Abdoulaye Sadji, Ousmane Socé Diop, Birago Diop et tant d’autres parmi les vrais écrivains.
Il y a, chez Boubacar Boris Diop, une sérieuse tentative d’innovation non pas dans le style, qu’il continue à vouloir classique, mais dans le renouvellement de l’architecture romanesque. Et c’est heureux et c’est important. Il a une maîtrise réelle de la langue qu’elle soit française ou wolof (pour le wolof je me fonde sur le témoignage des amis communs) ; il a une vaste culture et tout est nuance chez lui. La culture de la nuance, c’est elle qui fait la différence chez les créateurs. Homme de fois et de conviction, il lui manque cette légèreté, ce « duvet » si propre à l’art, qui donne une certaine forme de vie au style et qui fait partie des vertus qui font de l’écrivain un génie. Il n’y a rien, dans la création divine, rien de plus bouleversant que la vie : elle est grave, elle est légère et le style artistique doit s’en charger.
Je suis très frappé par les qualités des romans de la Rufisquoise Mariama Ndoye ; elle a une grande maîtrise de l’expression et de l’image. Une femme d’une sensibilité frémissante ; rien n’échappe à son regard et tout est palpitant de vie sous sa plume. Ce qui lui manque, c’est l’audace dans le style, qui fait aussi le génie. Je sais que c’est une femme et elle est africaine et elle est Rufisquoise ! Mais les temps ont changé. Je sais qu’elle est téméraire dans la peinture des êtres et des choses ; il lui reste à bousculer les canons de l’art pour créer une voie nouvelle, originale, sa voie, sa voie à elle
Ayant une grande maîtrise de la langue et étant une redoutable observatrice de l’homme et de son environnement, elle en est parfaitement capable.
Je me propose, en relation avec les municipalités de leur canton, de donner, sur chacun de ces écrivains, morts ou vivants, dans leur terroir, une conférence-débat.
La tendance est à l’autobiographie. Ce genre peut-il faire évoluer la littérature ? Suffit-il de parler de sa vie personnelle pour faire de l’autobiographie ?
Bien sûr ! À tout considérer, « Une si longue lettre » est un roman autobiographique. Cela est si vrai que Mariama Bâ n’avait aucune intention de faire éditer son récit. Elle l’avait écrit pour son propre plaisir et se recueillait souvent, durant des années, dans la solitude, devant le manuscrit. Au cours d’une conversation dans le bureau d’Annette Mbaye d’Erneville, une autre grande dame de notre pays, découvreuse de talents, celle-ci me parla du manuscrit de Mariama Bâ avec une telle émotion que je n’ai eu de cesse de la bousculer pour me présenter ce manuscrit. Elle hésita et finit par me promettre de tenter de l' »arracher » à l’auteur. À la lecture du manuscrit, l’émotion était forte : et je dis et le répéterai plus tard dans la note de lecture destinée aux Nouvelles Éditions Africaines : « C’est une uvre à prix, surtout à prix internationaux ». Ce roman est demeuré un des chefs-d’uvre de la littérature sénégalaise. La valeur d’une uvre romanesque, comme poétique, ne réside pas dans le thème traité sinon nous serions tous de grands romanciers et de grands poètes ; il réside dans la manière de traiter ce thème, dans l’adéquation du fait d’expression au fait de pensée, dans l’alliance harmonieuse des « mots de la tribu », en un mot dans le style, souvent négligé par les écrivains de la nouvelle génération. Le style est tout ; c’est l’indispensable véhicule de la pensée ; c’est lui qui habille le message, qui lui donne son allure, qui le conduit à sa cible comme l’on conduit la fiancée dans la chambre nuptiale : pas de refus du lecteur prompt à tout accepter, comme pas de refus du fiancé émerveillé par ce don du Ciel. C’est le mystère du style ! Le choix du genre importe peu. Ce qui compte, c’est le travail de l’artiste.
« C’est vraiment prendre des risques que de critiquer une uvre de notre littérature actuelle »
Pourquoi les critiques rechignent-ils à se prononcer sur la littérature sénégalaise ?
Le Sénégalais a la réputation de gentillesse et d’ouverture. Ce qui n’est pas faux. Il a la réputation de générosité et de courtoisie. Ce qui est vrai même si, de plus en plus, on rencontre des compatriotes « pressés », à l’allure de prédateurs, se riant de tous les principes qui ont fait du Sénégal ce qu’il est dans le concert des nations d’Afrique et du reste du monde. Par contre, le Sénégalais de nos jours a un grave défaut, qui constitue un frein très sérieux au développement notre pays : il est suspicieux et il a l’accusation très facile. Il conçoit difficilement qu’on puisse aimer son pays comme l’on aime un être humain ; qu’on puisse se sacrifier pour lui, pour le bien-être de ses compatriotes dans l’abnégation la plus totale. Chaque geste significatif, individuel, inscrit dans le développement du pays, est suspect et déclenche la même question insidieuse : « Qu’est-ce qu’il ou qu’est-ce qu’elle veut ? » et les quolibets, d’abord insignifiants, finissent par s’intensifier et terrassent le « coupable ». Par timidité, celui-ci baisse les bras sur le lieu de travail et il est désormais condamné à l’inaction.
Ce sont les mêmes difficultés que rencontre le critique en se penchant sur les uvres de la nouvelle génération, surtout qu’une quantité impressionnante de ces uvres est médiocre. Selon toujours le même principe sénégalais, si l’on critique mon uvre négativement, c’est que le critique « veut quelque chose, mais quoi ? » La volonté de me nuire ? C’est dire que c’est vraiment prendre des risques que de critiquer une uvre de notre littérature actuelle. Je pense que c’est la raison pour laquelle le critique préfère s’abstenir et laisse s’installer la médiocrité dans notre littérature.
///Article N° : 7395