Tintin au Congo
que n’a-t-on pas dit sur cette bande dessinée
Mais c’est du passé. Sauf que l’autre jour, je reçois, çà ! Pour moins de 4 euros je pouvais m’offrir Tintin et la Ford et » ses deux compagnons » (sur le même plan), Milou et Coco. Je dois reconnaître que j’avais oublié son nom ! Coco. Avec ses grandes lèvres, ses yeux en boule de loto et son vocabulaire » petit-nègre » si sympathique. Merci Hergé. Bon je range le prospectus. Je l’oublie. Et là je le retrouve, et je me dis que je n’avais pas rêvé. Mon fils de 6 ans, en 2004, pouvait acquérir l’icône la plus explicite du racisme occidental pour moins de 4 euros. Coco (nom incroyable, tellement il rappelle le fruit, qui tombe sans se » faire mal » de l’arbre) est ici un corps, un simple corps, noir, qui accompagne, valorise Tintin et Milou dans leur aventure » au Congo « . Pays où il n’y a plus d’hommes aujourd’hui, mais juste des corps en lutte pour leur survie. Des corps, rien que des corps. Vivants ou morts, le destin des » noirs » serait d’être, depuis vingt siècles, des corps. Vus, perçus, montrés comme des corps, rien que des corps. Ce petit personnage en métal (une édition unique haute de 75 mm qui » fera l’admiration de tous » précise le prospectus !), me pousse à revenir sur ce regard de l’Occident sur le » corps noir « , qui d’une certaine manière continue d’enfermer, aujourd’hui, l’autre et le ramène en permanence vers l’état de » nature » plus que de » culture « .
De fait, nous le savons, le » corps noir » n’existe que par le regard, qu’il soit populaire, xénophobe, scientifique ou artistique. Mais, puisqu’il y a regard, il existe donc ! D’autant plus qu’il correspond à une » population « , essentiellement africaine, désignée par cette représentation graphique (ici le Congo de Coco !). Il y a juxtaposition entre imaginaire, » groupe de population » et espace géographique. Ce qui nous intéresse ici, c’est de comprendre ce » regard » sur le » corps noir » et ses origines, dans les sociétés occidentales et chrétiennes, depuis l’Antiquité, mais aussi, par effet second, l’impact que ce regard a produit sur l’identité même du » corps noir » (et donc des » Noirs « ) à travers les âges. C’est en effet le regard (ici d’un dessinateur, sans aucun doute l’un des plus brillants du siècle, mais un peu trop fasciné par l’ultra droite belge dans les années 30-40) qui a créé, aujourd’hui, le » corps noir « , et non l’inverse.
A contrario, il n’existe pas de dialectique ni de pensée sur le » corps blanc « , puisque ce serait s’attacher au » corps normal « , et que l’on ne réduit jamais le » Blanc » à un corps, sauf la » femme « . Tintin est un héros, blanc, point ! Son corps, adolescent, féminisé, imberbe, n’est en rien une valeur de sa puissance. Sa force, c’est son intelligence, son esprit. Un peu comme Milou, qui est blanc aussi, donc potentiellement supérieur (c’est le cas dans la BD) de tous les Noirs. Il est le second de Tintin, c’est normal, il est plus proche du » blanc » que du » nègre « , il est civilisé lui ! Le corps noir est donc, a contrario, un » corps anormal « , différent, autre, on le stigmatise afin de faire sens. Le » corps noir » interpelle donc, car il est un corps paradoxal, à la fois un » corps exotique « , un » corps malade « , un » corps beau « , » un corps sportif » et un » corps paradigme » renvoyant à une propriété ethnographique.
La représentation du » corps noir « , avec ses codes, ses référents et son idéologie, du moins en Occident, remonte aux plus anciens témoignages écrits et iconographiques de la chrétienté. L’enfer, le diable, l’esclavage, la colonisation, la ségrégation, la publicité, le sport, l’humanitaire, la science, les zoos humains, le cinéma, la peinture et la sculpture, pour ne citer que les exemples les plus probants, ne peuvent être appréhendés sans un minimum d’interférences avec l’esthétisation – positive ou négative – du » corps noir « . C’est ici l’axe de notre approche, comprendre en quoi le » corps noir » est avant tout un produit du regard de l’Occident, comme l’est le » faciès juif « , la » mentalité de l’Asiatique » ou la » sensualité orientale « .
Avant toute chose, il y a un » corps noir « , parce que » nous » nous désignons comme » Blanc « , et que l’altérité est ici un facteur déterminant d’une classification qui, en termes sociologiques, facilite l’identification, la monstration ou la classification. Mais le » corps noir » n’est pas que couleur, il est stigmate, signe et symbole, d’une identité propre. Avoir un corps » noir « , c’est avant tout un héritage, une altérité, une » charge » face à l’histoire. C’est en quelque sorte la signature génétique la plus visible qui soit. Ce n’est donc pas étonnant que depuis des siècles, la science, l’art et la philosophie ont essayé de » lire » ces » formes « , pour en déduire ses » spécificités » en prenant comme référant ultime, absolu ou négatif, l’étalon » noir « . Le corps noir, par définition, valorise le héros blanc. De Tintin à Tarzan, en passant par L’Homme du Niger, toute une production littéraire, artistique ou graphique a reproduit ce principe. Pas de héros blanc sans » masse nègre « .
Parmi les nombreux travaux qui se sont attachés à la création du » corps noir « , nous retiendrons une référence essentielle : L’Image du Noir dans l’art occidental, en deux volumes, publié par l’Office du livre en 1979. À travers ces deux volumes, nous pouvons définir les axes forts de cette représentation du » corps noir « . En parcourant les 600 pages de l’anthologie sur les origines de l’image du noir en Occident, on est frappé de constater à quel point le corps domine. C’est bien sûr un corps dénudé à l’hypersexualité affirmée, à qui on fait jouer toujours un rôle en marge, complexe ou de traître. De fait, le » Noir » est diable ou monstre, mais il est aussi au Moyen âge populaire, notamment avec les premières découvertes et voyages en Afrique ou à travers le corps féminin (telle la reine de Saba). » Tradition et novation, écrivent les auteurs, réalisme et irréalisme conjuguent leurs effets pour détacher l’image du Noir à la fois des valeurs et des craintes d’un monde qui s’achève et des attirances et des rencontres d’un monde nouveau qui s’ouvre « .
Nombre d’artistes, et des plus importants comme Bosch, von Kulmbach, Memling, Mantegna ou Dürer intègrent la représentation du Noir dans l’iconologie des Mages et même dans celle des Saints (comme pour Maurice). Si de toute évidence la couleur noire est symbolique pendant de longs siècles, l’homme noir l’a été tout autant durant tout le Moyen âge, aussi bien dans l’héraldique (cf. la Corse et la Sardaigne) en référant au Maure, qu’ensuite dans les représentations religieuses ou allégoriques pour symboliser la nuit, les ténèbres, l’enfer, l’hérétique, l’envahisseur (ici le Maure est très souvent » noir « )
Le noir renvoie aussi, mais d’une façon postérieure à la découverte géographique du continent et de ses populations, à l’Afrique (terre inconnue), terre des hérétiques, des descendants de Cham porteurs de la malédiction de Noé et sous l’emprise des Maures et de l’Islam. Dernier des continents, en marge de l’évolution du monde, elle symbolise aussi les ténèbres. D’une certaine manière, la représentation du » corps noir « , dénudé, précède la connaissance de » l’homme noir-africain « , dans la mesure où toute l’histoire (et ses représentations) de la chrétienté intime un rôle au personnage noir pendant plus de dix siècles. Cette nudité, cette mise en avant des corps, est un reflet précis du rôle et de l’espace (en terme de civilisation) que l’on donne à l’Afrique : celui de fournir des bras et des hommes à la modernité de l’Occident. L’esclavage étant la partie la plus visible, mécanique et instrumentalisée d’une telle pensée.
Sur ces bases (que nous pouvons qualifier de chrétiennes et byzantines, d’occidentales aussi) va se construire l’image du » corps noir » : tout d’abord dominé et mis au travail (l’esclave) au XVIe et XVIIIe siècles, le » corps noir » est ensuite animalisé et monstralisé, soit en rapport à son infériorité (proche de la nature plus que de la culture) ou en liaison avec le mythe du » bon sauvage » au XVIIIe siècle ; enfin émerge le » corps noir » vaincu et sur la voix de la civilisation, avec la colonisation et la science au XIXe siècle. Émerge alors un triple rapport au corps noir : sa monstration dans les exhibitions humaines de type zoos humains qui se répandent dans toute l’Europe depuis Hambourg, Paris et Londres, mais aussi aux États-Unis ; sa mensuration, avec la fascination de la science pour cette » altérité absolue » et, surtout, sa reproduction avec l’attirance de plus en plus manifeste des arts pour l’esthétique noire. C’est au croisement de ces paradoxes que l’Occident entre dans le XXe siècle avec l’image d’un » corps noir » à la fois indigène le » plus fidèle » de l’empire (des » grands enfants de la République » à la » Force noire » de Mangin capable de libérer la nation face à l’envahisseur allemand), dernier maillon des » races humaines » et illustration des formes et courbes les plus troublantes. Autant dire un cocktail détonnant !
On invente, comme au Moyen âge, un certain nombre de codes graphiques capables de cristalliser la » nature » du noir au premier regard et surtout – et c’est bien là l’élément caractéristique de cette iconographie coloniale qui se diffuse alors largement -, on doit lui inventer un corps qui ne vient pas contredire l’ensemble de l’élaboration doctrinale et juridique qui s’attache alors aux populations de l’Empire. Un certain nombre d’éléments récurrents nous semble composer cette construction du corps noir. Au-delà de la couleur, c’est le visage qui s’impose dans cet imaginaire, comme dans cet extrait, reproduit sur le prospectus, où Coco est dominé par la nature de son visage. Un visage qui se veut l’expression même de la nature profonde de l’individu. Bien sûr, les yeux sont l’élément central de cette composition. En boule de loto ou grand ouvert, symbole de ce » grand enfant » serviable qu’a popularisé le Y’a bon de la marque Banania née en 1917, assis prêt de son » maître » Tintin qui le conduit vers sa destinée
Après les yeux vient le nez. Il ne peut qu’être laid (ou absent comme pour Coco), s’il est présenté comme beau – description qui accompagne toute description des Peuhls par exemple – c’est pour suggérer qu’il ressemble à celui des Européens – conférence de la Société d’Anthropologie de Paris du 4 juin 1896, devant un parterre d’Africains transportés pour étude. Enfin, il reste la bouche. Celles des Noirs – ou des Kanaks – ont de tout temps été assimilées à l’Anthropophagie, surtout, quand celle-ci s’accompagne d’une série de dents élimées et de lèvres bien rouges (ou roses).
Au-delà de la couleur et du visage, ainsi que de l’érotisation du corps pour la femme, l’homme noir, quand il doit être source de message positif, est stylisé à travers une musculature puissante. Celle-ci à deux fonctions essentielles. Symboliser une puissance potentielle au service de la guerre (la Force noire) ou soutenir le discours colonisateur de mise en valeur du domaine colonial français qui émerge alors, sous l’impulsion du ministre des Colonies Albert Sarraut. Dans le cas de Coco, le phénomène est plus simple : c’est doublement un grand enfant. Il est donc inoffensif. On est rassuré, comme les jeunes lecteurs de l’époque.
En fait, cette BD s’inscrit dans un long processus que nous pouvons parfaitement identifier : le » corps noir » termine le XIXe siècle dans les jardins d’acclimatation des capitales occidentales et sur les affiches de promotion de ces spectacles ; il commence le siècle suivant comme » force noire » au service de la liberté contre » l’agresseur allemand » ou comme serviteur des puissances coloniales, maître de ses contrées sauvages, en se transformant en même temps en » bête de scène » avec la tournée mondiale de Joséphine Baker qui accompagne l’âge d’or des arts primitifs auprès des Surréalistes, pour s’engager, au milieu du siècle, dans une fixation quasi définitive de corps en mouvement, avec le » corps noir sportif « , que va reprendre (et mettre en musique) l’univers publicitaire.
Ce voyage, en images, est révélateur du regard actuel porté en Occident sur le » corps noir « . Il reste cloisonné dans un univers esthétique, certes valorisant, mais toujours expression qui passe par un corps pour définir son âme. En un mot, il est et reste un corps. Car le » corps noir » n’est qu’un(e) noir(e). Une sorte de résumé. C’est un corps. Rien qu’un corps. Merci Tintin de nous avoir » offert » cet instant de lucidité pour à peine 4 euros.
PS. Un conseil, écrivez vite aux éditions Atlas pour commander votre Coco en métal dans sa Ford T, ils sont capables d’avoir déjà tout vendu
Pascal Blanchard dirige l’agence de communication Les Bâtisseurs de mémoire
[email protected]///Article N° : 3538