Les écritures migrantes au Québec

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Malgré le manque de recul « scientifique », il est possible de mettre en évidence, dans différents champs (social et politique et linguistique et littéraire en particulier), les grandes lignes qui ont permis l’avènement d’un espace propice à l’émergence des écritures migrantes au Québec. Du point de vue politique, les périodes post-référendaires (81 et 95) qui ont vu même si de peu en 1995 la victoire du NON à l’indépendance du Québec et qui ont amené récemment les libéraux au pouvoir au Québec (en 2003 pour la précision), ont marqué une pause dans le grand débat nationaliste. La focalisation investit donc depuis lors d’autres questions fondamentales comme justement l’immigration. De ce fait, on a cessé maintenant de questionner l’identité québécoise. Dans l’inconscient collectif québécois, on a pris acte depuis quelques années de l’hétérogénéité culturelle du Québec mais on est encore loin toutefois d’une redéfinition de l’identité québécoise, s’il importe d’ailleurs vraiment de la définir et de la figer dans un cadre référentiel fort. La question de savoir Qui est québécois ? semble en tout cas largement dépassée pour beaucoup en ce début de troisième millénaire.
Un rappel historique trop longtemps négligé ou bien parfois surestimé s’impose alors à nous dans la volonté de décrire et d’analyser un phénomène en devenir au Québec comme celui de l’écriture de la migration comme il semble qu’elle est en train de se définir en 2004.
Dès les années 80, la dichotomie entre les « deux solitudes » (canadienne anglaise et canadienne française) dont parle Hugh MacLennan dans son livre Two Solitudes est remplacée par l’ère des « trois solitudes » avec une troisième voie/voix ou culture immigrée pour reprendre l’expression utilisée en son temps dans La fresque Mussolini par Filippo Salvatore. Des « gens du silence » (M. Micone) prennent alors possession du langage pour exprimer leur altérité en français à travers la littérature (orale et écrite) au sens large du terme. En outre, dans le domaine linguistique, les lois adoptées permettent au français de devenir la langue de l’échange entre les gens (loi 101 et loi obligeant les enfants d’émigrés à s’inscrire dans les écoles de langue française). Malgré le déclenchement à l’époque de polémiques virulentes autour du rapport entre la langue et l’identité qui opposent les tenants d’un français « pur » (notion au combien ethnique) à ceux qui veulent promouvoir l’utilisation du français québécois (notion tout aussi ethnique excluant une partie non négligeable de la population et mettant en branle les mêmes procédés que ceux du colonialisme en les renversant), le Québec cultive alors une certaine québécité (terme que l’on doit à l’écrivaine et théoricienne  » migrante  » d’origine juive polonaise et d’éducation française R. Robin) qui n’ont seulement se distingue du concept ethnique de québécitude mais le transcende en rendant les frontières entre « les » français beaucoup moins marquées et l’intervention d’autres langues possibles dans un rapport d’hétérophonie/hétéroglotie et de polyphonie (définitions toujours empruntées à R. Robin). À l’enchevêtrement des cultures correspond donc celui des langues. Ce nouveau regard qui est porté sur la littérature produite au Québec permet la distanciation d’avec la problématique identitaire. La polyphonie verbale et textuelle devient la réalité du multilinguisme et s’exprime dans les œuvres des écrivains venus d’ailleurs.
Dans ses premiers développements, cette nouvelle « écriture » du lointain chez soi est le fait d’écrivains provenant de pays européens (Belgique, France et Suisse pour les francophones et Italie, Espagne en particulier pour les non francophones) et de pays autres (pour ne pas adopter une terminologie euro-centriste qui utilise le 38° parallèle comme frontière entre le nord et le sud).
Des individualités littéraires venant d’Haïti, du Maghreb, du Proche et Moyen-Orient, et même à l’occasion d’Extrême-Orient, s’affirment ainsi dans le champ littéraire. Dans un premier temps et souvent par complaisance vis-à-vis de l’establishment littéraire local ainsi que du public et parfois par besoin vital (les deux options se recoupant à merveille mais enfermant cette « nouvelle » littérature dans un ghetto identitaire et exotique selon que l’on se situe du point de vue de l’auteur ou du lecteur) la quête d’une identité perdue et à reconstruire occupe une place de choix dans le corpus avec de nombreux textes sur l’errance, l’exil, l’hétérogénéité et le métissage, fondements d’une culture que Marco Micone définit comme une  » culture hybride d’immigrant « . L’introduction de thèmes nouveaux, les transformations linguistiques et lexicales, une hybridité culturelle, de nouveaux types d’écritures, la formation d’un nouveau genre d’imaginaire social nourrissent la littérature et remettent en cause une vision très centralisée de l’institution littéraire québécoise – fait non moins contradictoire que l’institution littéraire québécoise n’a su se définir que par rapport à l’institution littéraire parisienne tout en étant en concurrence avec elle mais s’inscrivant dans la même démarche eurocentriste – axée sur les notions de religion-race-pays qu’il faut défendre et qui amènent à un processus d’exclusion et d’éloignement/marginalisation des littératures autres qui ne répondent pas à la mémoire collective du peuple québécois.
De nombreuses histoires des écritures migrantes au Québec révèlent dès le départ une mosaïque extrêmement diversifiée et hétérogène. Les besoins de l’analyse ont amené, à juste titre, les chercheurs à réunir, dans un premier temps, tous ces auteurs pour montrer l’importance de cette production culturelle non négligeable. Mais, croire que tout est explicable à partir d’une identité culturelle qui correspondrait à un lieu de naissance est se placer dans un rapport Nord/sud, Colonisateur/Colonisé, Pays d’origine/Pays d’accueil, Dominant/Dominé, soit dans une position que nous tenterons d’évacuer. La diversité qui est la caractéristique première de ces artistes, se complexifie d’ailleurs au fur et à mesure que notre analyse devient plus poussée. D’ailleurs, la question terminologique n’a toujours pas été tranchée. On a employé différents termes pour enfermer les écrivains venus d’ailleurs dans un ghetto rassurant. On a d’abord parlé d’immigrés, d’immigrants puis de néo-québécois et enfin de migrants (terme proposé d’abord par l’haïtiano-québécois Berrouët Oriol et repris ensuite par le québécois pure laine P. Nepveu), le concept peut-être le moins connoté négativement (il n’est pas étrange que ce terme a été récemment repris dans d’autres études comme par exemple celles qui portent sur la letteratura della migrazione in Italia). Il s’agit en effet du terme choisi par les chercheurs qui s’inscrivent dans une démarche de décolonisation du fait littéraire. Moins restrictif qu' »immigrant » (à la valeur socioculturelle ajoutée), il participe d’une littérature qui s’inscrit dans l’aller/retour sans fin entre deux ou plusieurs lieux réels ou imaginaires participant du concept de re(dé)territorialisation, d’une certaine dérive (concept déjà utilisé en son temps dans son séminaire Derive delle francofonie par Franca Marcato Falzoni) et s’énonce linguistiquement parlant toujours au pluriel.
Dans les premiers textes des écrivains venus d’ailleurs, l’accent est donc mis sur l’expérience et la réalité même de l’immigration, de l’arrivée au pays et de la difficulté de l’habiter alors que, dans un deuxième temps, l’écriture migrante insistera beaucoup plus sur l’idée de mouvement, sur les croisements engendrés par cette expérience de « déplacement » voulu ou subi, de déracinement, de traversée des frontières et des cultures, de première expérience de masse de globalisation littéraire. C’est donc la pratique esthétique qui est au centre des recherches les plus poussées et fouillées sur l’écriture migrante, dimension incontournable pour la littérature contemporaine et à la lumière des nombreuses recherches menées dans ce domaine là aux quatre coins de la planète, que l’on trouvera ce que R. Robin appelle un « hors lieu, un espace où des appartenances multiples se « négocient » toujours dans la difficulté ». Dans cette optique très pertinente, ces écritures ne seraient plus mises en relation avec les littératures « mineures » définies par Kafka et reprises par Deleuze et Guattari. Il s’agit donc d’aller au-delà de l’idée d’une littérature « qu’une minorité fait dans une langue majeure, littérature affectée d’un fort coefficient de détérittorialité. L’écriture migrante au Québec a en fait aidé la littérature québécoise à sortir du ghetto de littérature mineure dans lequel elle s’était probablement enfermée et qui finissait par jouer le rôle d’un enfermement identitaire et qui par-là reproduisait l’identité close, la petite communauté. Avec les écritures migrantes, on sort de cette conception kafkaïenne de la littérature pour rentrer dans une littérature autre. Cette conception qui est la mienne en tant que chercheur s’oppose à celle développée par certains critiques qui, à l’instar de François Paré (prix du gouverneur général 1992), préfèrent parler de littératures de l' »exéguité » ou encore de « petites littératures » à la Kafka confrontées aux « grandes littératures » des cultures dominantes. Pour lui, les œuvres produites par les minorités ethniques dans les états unitaires sont des littératures minoritaires. Les minorités sont le symbole vivant de l’hétérogénéité entraînée par le colonialisme, les déportations, les migrations, etc. Il souligne et cette fois ci avec justesse, avec quelques bémols dans le cas québécois, que ces littératures n’ont pas accès aux outils étatiques de promotion culturelle et que les œuvres restent souvent confinées à la marge. Il va même jusqu’à parler de minorisation, soit la pensée vivante du minoritaire vécue en chacun de nous, un état d’esprit, une condition absolue du désespoir de ne jamais pouvoir s’accomplir dans le discours dominant. Voilà pointer ici de façon très claire le mal dont souffre l’écriture migrante au Québec et à travers le monde. Et, même si l’étude de l’écriture migrante au Québec nous emmène au-delà du cadre strictement culturel, il nous conviendra de dépasser dans notre analyse un préjugé selon lequel chaque individu possède une structure mentale acquise de son milieu d’origine et constituée de conceptions, de valeurs, d’une langue, d’une histoire et constitue donc une collectivité particulière et distincte qui permet de le distinguer de l’autre. Lorsque l’individu et/ou la collectivité particulière se transplantent dans un milieu différent, il se produirait alors un choc inévitable des cultures duquel résulteraient des phénomènes forts différents selon l’époque socio-historique et les individus en présence. Dans cette relation dominant/dominé, un processus d’acculturation qui est précédé d’une déculturation organisée par le pouvoir dominant se met en place. Et toutes les sociétés occidentales sont marquées depuis la fin du 20e siècle par un phénomène de migrations et, en conséquence, se retrouvent dans une situation pluriculturelle à laquelle elles répondent toutes de façon différente mais toutes très souvent et à quelques exceptions près avec un a priori « colonialiste » fort. De l’assimilation étasunienne au multiculturalisme à la sauce canadienne qui a tout de même permis à de grands auteurs de voir le jour littérairement parlant, je pense à Nino Ricci, Michael Ondaatje et Mordecai Richler pour ne citer que les plus connus) en passant par l’interculturalisme européen pour en arriver enfin à la transculture (définie par l’ethnomusicologue F. Ortiz) québécoise, toutes ces démarches, même celles qui partent avec les meilleurs sentiments du monde, reflètent une vision du dominant sur le dominé. Le dominant conçoit sa relation à l’autre le dominé. Jamais dans ces politiques, c’est « l’autre » qui prend en charge son rapport au dominant. Le concept de transculturation reste toutefois celui qui s’éloigne le plus du discours ethnocentriste car il exprime le processus de perte/déracinement d’une culture antérieure et une néo-culturation qui serait la création consécutive de nouveaux phénomènes. Ce terme est d’autant plus intéressant dans notre optique qu’il indique un ensemble de transmutations continues, un phénomène dans lequel l’échange se situe entre celui qui donne et celui qui reçoit ; les deux s’en trouvant modifiés. En relation avec l’esthétique post-moderne, la transculturation irradie la création littéraire québécoise « d’ici et d’ailleurs ». Ce mouvement du donner et du recevoir devient alors la caractéristique de la littérature québécoise contemporaine. Comme le souligne d’ailleurs très bien P. Nepveu, « la notion de transculture nous oblige à redéfinir le centre « québécois » et à considérer « la création de centres » qui sont des foyers de conscience, des expériences sur la différence et l’altérité ».
Il est intéressant à ce stade-là de revenir sur certains éléments qui ont été à la base de la construction de l’ensemble littérature québécoise. Le terme apparaît pour la première fois dans la revue Parti Pris (1963-1966). Certains collaborateurs de la revue se nourrissent alors des œuvres de Memmi, Fanon et d’autres, les mêmes auteurs qui sont utilisés également par la critique post-coloniale. Mais, il est un paradoxe qui ne laisse pourtant pas d’ambiguïtés, le nationalisme québécois définit la littérature québécoise. D’un côté donc, la littérature québécoise s’inscrit dans des préoccupations très proches de celles des pays post-coloniaux et donc à la différence d’autres littératures post-coloniales en ébullition, c’est l’affirmation d’une identité ethnique et surtout linguistique, volonté de se démarquer, stylistiquement et thématiquement de la littérature française, qui irrigue un patrimoine littéraire en lequel les Québécois pourront se reconnaître. C’est une lecture du « nous » qui émerge, un « nous » bien défini et exclusif comme l’était/est le « nous » français. Le Québec se définit alors comme un espace éminemment national et fortement postcolonial, donc comme un laboratoire de la postmodernité. Sans tomber toutefois dans le travers de l’écrivain engagé dans le cas des écritures migrantes au Québec, on voit bien que l’écrivain et son œuvre s’installaient dans un contexte historique et sociétal défini et dans un mouvement d’idées auquel les écrivains participent et auquel ils apportent leur contribution.
Sans vouloir revenir ici sur l’histoire littéraire du Québec, il est important de souligner que le fait littéraire québécois se définit par ses deux côtés : messianique et nationaliste. Rien d’étonnant que ce pays rêvé passe par l’élaboration d’un lieu imaginaire dans la psyché et par la métaphore de l’exil qui nourrit le terreau d’une terre promise. Il ne sera alors que plus aisé de comprendre les choix/références littéraires des poètes du « mouvement du pays », choix comme Une saison en enfer de Rimbaud et Cahier d’un retour au pays natal de Césaire. Heureusement pour la littérature maintenant québécoise, une irrigation faite de formalisme et de féminisme inonde le corpus littéraire des années 70 à nos jours. Il s’agit là de la réalisation d’un anti-nationalisme littéraire, d’un envers topographique, d’une écriture du texte en soi. Quant aux conquêtes du féminisme, elles s’expriment dans le formalisme. C’est, comme le dit très bien Régine Robin, « la prééminence du signifiant au service d’une cause ». Au contraire, on trouvera, à la même époque, une littérature grand public, « nationale populaire » dans le sens gramscien du terme.
Dans cette effervescence littéraire, les écritures migrantes constituent un corpus de plus en plus large d’œuvres littéraires conçues par des migrants. Ces écritures sont l’expression à la fois du corps et de la mémoire. Elles étaient, comme nous l’avons déjà souligné et surtout au départ, noyées dans la référence au pays abandonné, perdu qui s’opposait à un pays du quotidien dans lequel se déversent tous les phantasmes qui s’expriment dans la fiction. C’est ce type de récits que vous retrouverez en particulier chez les italo-québécois Marco Micone, Antonio D’Alfonso et Fulvio Caccia. L’évolution a vu fort heureusement l’apparition d’un corpus plus important, surtout au niveau de la qualité, qui voit éclore et se propager l’écriture métisse, écrite elle aussi par des sujets migrants qui s’emparant de l’ici, l’irrigue d’une mémoire originelle, ces deux phénomènes s’insérant dans un espace et un temps de l’ici. Ce sont des écritures qui souvent expriment la perte, voire le deuil et le vécu de l’errance humaine. Toutefois, l’écriture métisse ne se réduit pas à cette catégorie d’écrivain(e)s. On trouve des francophones canadiens « de souche anglaise ou française » qui reprennent pour eux un ailleurs proche, des mémoires de l’histoire qui habitent et traversent la vie dans une interaction interculturelle.
La naissance des écritures migrantes et métisses a vu, à ses débuts, une tentative de traitement statistique des données dont l’on disposait. Ainsi, de nombreux tableaux sont sortis sur lesquels il est utile de s’arrêter quelques instants. Un des classements les plus souvent repris est celui qui découle de l’étude de Sutherland (1986). Mais cette étude assez exhaustive « met au panier » les œuvres des auteurs de langue maternelle française et en cela tous les auteurs européens de langue française (suisses, belges et français) et, pour des raisons indépendantes de la volonté de l’auteur, occulte un certain nombre de réalités méconnues parce que soit les auteurs ne sont pas joignables, soit leurs œuvres ont une diffusion limitée, à compte d’auteurs, voire ethnicisée et sont donc très éloignées des circuits officiels de l’establishment littéraire. Par contre, la classification de Sutherland laisse entrevoir que la production des écrivains migrants a été fort importante entre 1964 et 1985 (1986 étant la date de la publication de l’étude). La production de l’époque arrive d’ailleurs principalement du sud de l’Europe et nous présente essentiellement de la fiction. Avant d’entrer d’ailleurs dans la spécificité de chacun, de chaque communauté, rappelons les mots de Pierre Nepveu qui disaient très justement « qu’il n’y a pas un texte migrant mais plutôt des textes migrants ». Les caractéristiques propres des écritures migrantes et métisses nous permettent d’ailleurs de proposer une classification arbitraire et artificielle mais indicative des transformations en cours et de l’évolution à venir du phénomène. Cette écriture éclatée, écartelée, qui parle d’errance, l’errance en soi-même, l’exil et l’enracinement dans un ici, nous propose des pistes pour affronter un monde globalisé de plus en plus présent dans nos vies de tous les jours. Ces écritures prennent une place de plus en grande et, après les écrivains de la première génération, ceux pour lequel le pays de provenance est inscrit dans la mémoire fictionnelle, là où le texte écrit « pérennise » la tradition littéraire originelle quand dans les registres il innove, on découvre les écrivains de la deuxième génération, pour qui le côté sédimentaire, réel ou mythique du pays d’origine tente de s’inscrire dans une problématique métisse, moderne, cosmopolite et enracinée dans le pays d’installation ; c’est le côté subversif de l’écriture des enfants d’une écriture naviguant entre l’ici et l’ailleurs, dans une chasse entre et contre les deux éléments fondateurs de l’identité littéraire des textes et comme le dit très bien Anne-Marie Alonzo (1985) : « Au fond, en vérité, de pays aucun ». C’est aujourd’hui pourtant vers une écriture de troisième génération que nous nous tournons, une écriture où la fiction de l’enracinement prend la place, si ce n’est le dessus, sur la mémoire mythique. Mais, la encore, certains des auteurs reprennent, font revivre des morceaux enfouis de la mémoire originelle, d’un inconscient collectif identitaire sublimé, sur le mode de l’entrecroisement des langues. N’en sommes-nous donc pas arrivés maintenant à une identité culturelle métissée tendant à ce que souvent les auteurs appellent de leur voix, soit l’indifférenciation ?
À côté et souvent en questionnement/réponse aux écritures migrantes se placent les écritures métisses. Ces écritures qui découlent de sujets de vieille souche anglaise ou française, portent en elles un formidable degré d’ouverture imaginatif de l’âme québécoise. C’est chez ces auteurs (Godbout, Aquin, Villemaire, etc.) l’expression d’une mémoire plurielle au terme incertain navigue dans un imaginaire migrant, pluriel et cosmopolite. En nette opposition avec l’écriture fictionnelle traversée par l’ethnicisation mono référentielle et la barrière/frontière nationalistico-linguistique, les écritures métisses parcourent un espace des langues, un espace perdu, errant, extraterritorial. Loin d’être un courant exotisé de la littérature québécoise, il s’agit d’un processus d' »intoxication » de l’espace urbain en pleine redéfinition transculturelle. Si l’on considère, comme les plus audacieux des critiques (Nepveu en particulier), l’écriture migrante comme ayant pris racine dans le champ littéraire québécois, on arrive à retrouver dans les œuvres fictionnelles du Québec une filiation entre les écritures migrantes et les écritures métisses des années soixante dans la thématique de l’exil. L’exil n’est-il pas le thème unificateur et incontesté/incontestable de la littérature québécoise. En tant que fil conducteur de l’écriture québécoise, il fait se rencontrer les deux écritures sur la vague culturelle métissée, hybride, pluriel, déracinée du l’immuabilité de la narration, du référencement autobiographique, de la représentation de soi et des autres. Ce sera donc une littérature post-moderne avec des ramifications intrinsèques et extrinsèques qui s’affirmera. Le passage s’opère donc d’une écriture  » immigrante « , c’est-à-dire axée sur le passé et le présent des cultures de départ et d’arrivée, à une écriture  » migrante « , c’est-à-dire portée désormais par un déplacement possible vers et à travers l’autre. Dans cette période récente de l’histoire de l’apport ethnoculturel à la littérature québécoise, plusieurs auteurs, déjà présents dans les périodes précédentes (pour n’en nommer que quelques-uns : l’irakien Naïm Kattan, les haïtiens Emile Ollivier et Gérard Etienne, la polonaise Alice Parizeau, la franco-polonaise Régine Robin), poursuivent leur carrière poétique
Alors que d’autres se lancent dans l’arène. Nous pensons ici aux plus connus : Sergio Kokis du Brésil, Ying Chen de Chine, Dany Laferrière d’Haïti. Un des thèmes récurrents de leur poétique est celui de l’exil, vu au travers d’un renouvellement thématique en raison surtout de la provenance des écrivains. Mais il reste un fait que la plupart des écrivains migrants ont eu l’exil comme partage. N’oublions pas non plus les thèmes afférents, ceux de l’espace et du voyage, de la demeure, de la mémoire, de la langue, du langage et de l’écriture qui prennent toujours une signification particulière. Chez les auteurs de cette période, la mémoire est devenue voyageuse, elle prend le large dans un espace de plus en plus vaste, divers et fragmenté. En ce sens, elle s’intériorise pour ne plus être une lumière extérieure qui se porte sur les objets ou les réalités du passé, mais plutôt une manière de prendre à bras-le-corps ce même passé et d’en trouver une signification, de pouvoir en somme y participer à nouveau, en pratique l’assumer. Dans cette perspective, la mémoire est liée au voyage, tous les deux évoluant dans l’espace, physique ou mental, imaginaire ou réel. L’espace et le voyage sont des thèmes voisins dont les co-occurrences les plus fréquentes sont l’aventure, l’exotisme, l’irrationnel, la route, la nature, la mer, la terre, l’histoire, le souvenir, la rencontre des autres, la recherche de soi et le rêve. Le genre où tous ces thèmes sont présents est le récit de voyage. Ces thèmes viennent en sorte assez naturellement dans l’écriture migrante. Mais l’espace et le voyage sont traités non pas sous l’angle du récit de voyage traditionnel mais sous celui de la réminiscence, du retour en arrière, de la recherche des sources, des racines, de la quête d’identité dans une situation d’émigration/immigration qui l’a rendue problématique. Quant au thème de la demeure, il prend à prime abord une connotation qui mérite une explication. La maison devient ainsi un point d’ancrage et de stabilité dans un univers qui dérange et oblige à se repenser sans cesse. Elle est presque une contradiction, en ce sens qu’elle suppose une adhésion parfaite au nouveau réel de l’immigration, dur à vivre. Mais au fond, elle sert de seul lieu fixe dans cet univers dispersé et fragmenté du récit. Ce qui n’est précisément pas la réalité vécue par les personnages errants des romans. La mémoire, elle, renvoie sans cesse au passé, au lieu abandonné, comme un remède à ce manque. C’est la mémoire qui met en scène. La réminiscence, le souvenir et aussi l’oubli. Elle donne un espace au rêve, au voyage imaginaire, au sentiment de solitude, de mélancolie, ou même de désespoir. En ce sens, la mémoire est double : passive d’abord, active ensuite. L’aspect langue, langage et écriture est également constitutif à plus d’un titre de l’écriture migrante. Il pose souvent aux écrivains migrants un problème de continuité et de vérité. Sans être une écriture différente, l’écriture migrante adopte des voies nouvelles qui la distinguent des pratiques littéraires courantes. La transculturalité s’exprime également dans l’intertextualité. Cette stratégie textuelle est permanente dans notre corpus, du début à la fin. Dans la période qui nous occupe ici, l’intertextualité prendrait plutôt le nom de transtextualité, en ce sens que le renvoi à d’autres œuvres est circonscrit dans un espace précis, le Québec, et dans un temps contemporain. La transtextualité serait le transfert d’une culture littéraire à d’autres et son partage par des écrivains venus d’ailleurs et ceux d’ici.

///Article N° : 3508

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