« On ne sanctionne pas l’amour »

Entretien d'Anne Crémieux avec Alice Nkom

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Alice Nkom est avocate au Cameroun depuis plus de quarante ans. Elle a étudié à la faculté de droits et de sciences économiques de Toulouse en France (1963-1964) et à l’université fédérale du Cameroun (1968). Aujourd’hui, cette activiste engagée pour les droits des minorités sexuelles veut voir le Cameroun dépénaliser l’homosexualité. De passage à Paris, elle est invitée d’honneur du gouvernement français, et de Mme la ministre des Droits des femmes Najat Vallaud-Belkacem, à l’occasion de la conférence sur les droits des personnes LGBT en Europe, organisée par la France avec la Commission européenne le 26 mars 2013. Cette conférence prépare celle prévue à Oslo les 16 et 17 avril 2013 en vue d’aboutir à une convention internationale pour la dépénalisation de l’homosexualité, ratifiée par l’ONU. À cette occasion, Maître Nkom entend bien tenter de convaincre certaines réticences, notamment celles émanant du continent africain.

Anne Crémieux Quelle est la situation légale au Cameroun ?
Alice Nkom :
Le texte qui réprime l’homosexualité est une ordonnance du président de la République du 28 septembre 1972, l’article 347bis. Cet article est entré dans le Code pénal par effraction. La détermination des crimes et des délits relève du pouvoir législatif, c’est-à-dire de la loi votée par le parlement.
Or ce texte est signé par le Président, qui est le chef de l’exécutif. L’application de cet article viole donc le principe de séparation des pouvoirs.
Le Cameroun s’affirme démocratique et s’engage à respecter les valeurs de la communauté internationale en adoptant comme préambule à sa constitution la Déclaration universelle des droits de l’homme. La première de ces valeurs est le respect de la vie privée de chacun. Le président Biya le dit dans son discours du 10 février 2006 en réponse au scandale des listes, qu’on appelle aussi l’affaire du Top 50. Suite à l’homélie de l’archevêque de Yaoundé dénonçant les homosexuels de la haute administration d’être responsables du chômage des jeunes, des listes d’homosexuels ont été publiées dans les journaux. Le président Biya a condamné la publication de ces listes en énonçant le caractère sacré de la vie privée. L’État s’engage par la constitution à protéger la vie privée et le domicile. Il n’est pas précisé « sauf le domicile des homosexuels ». Il ne s’agit pas de protéger les murs, mais ce qui se passe à l’intérieur, et donc la sexualité avec laquelle on exprime les sentiments les plus nobles qui caractérisent l’humanité, c’est-à-dire l’amour, la perpétration de la race humaine, une certaine forme de joie de vivre.
Justement l’un des arguments contre l’homosexualité est qu’elle ne permet pas de perpétuer la race humaine.
L’église catholique n’impose-t-elle pas le célibat aux prêtres ? Autrement dit, elle officialise le refus de procréer. Pourquoi est-ce que le jour où votre enfant veut devenir prêtre vous faites la fête, vous êtes content, vous mettez avec joie une croix sur la progéniture ? Est-ce qu’on les met en prison pour ça, est-ce qu’on les pend, est-ce qu’on fait des lois pour interdire de donner du sang, de faire des écoles où on les appelle « mon père », où ils pensent protéger les enfants des autres ? Et même leur inculquer leurs valeurs ? Est-ce qu’on en fait des parias dans la société ? Pourquoi laisse-t-on à l’hétérosexuel la liberté de choisir d’avoir des enfants ou non ? Parce que ça relève de la liberté de chacun. On demande simplement que cette liberté soit accordée à tout le monde. Qu’il n’y ait pas d’a priori.
D’ailleurs attention, un homosexuel n’est pas stérile. Parce qu’à force de les agresser, d’exercer toutes ces violences, ils finissent par renier leur homosexualité. On les pousse, ils se marient, ils font des enfants. Le jour où ils avouent à leur partenaire qu’ils ont eu par la force, par la violence, qu’ils sont homosexuels, et que la partenaire décide de divorcer, que se passe-t-il pour les enfants qu’ils ont eu ensemble ? Vous allez venir leur dire qu’ils sont moins papa le lendemain du divorce ?
L’égalité des droits est une valeur fondamentale de la République. Ni le prêtre, ni le maire n’interviennent au moment du choix d’un partenaire. Quand vous demandez une légitimation officielle, pour que les gens sachent que vous souhaitez donner et recevoir des droits et des devoirs – devoir d’assistance, de cohabitation – c’est vous et vous seul qui choisissez.
Dans cette logique, il faut autoriser le mariage homosexuel ?
Mais bien évidemment. Ça ne devrait même pas faire l’objet de débat. Les gens qui vivent ensemble doivent pouvoir dire devant le maire, officiellement, qu’ils veulent établir un contrat synallagmatique qui crée des droits et des devoirs réciproques, en cas de maladie, par exemple. Le maire est là pour entériner la situation sans intervenir dans le choix. En revanche il veille strictement à ce que le consentement a été libre de part et d’autre. Car sinon, on peut aussi revenir aux mariages forcés…
Les gens invoquent la Bible ou le Code pénal. Mais ce sont les êtres humains qui ont écrit le Code. Au fur et à mesure que certains concepts ne s’adaptent plus à l’actualité, on les change. Le Code civil invoquait l’autorité paternelle, mais lorsqu’on a reconnu l’égalité des sexes, on a modifié le Code pour parler d’autorité parentale. Pour certaines personnes âgées c’est inacceptable, inimaginable. Ce n’est qu’une question de sémantique, il faut que les gens aient le courage de dire qu’on ne peut pas restreindre le champ d’action des valeurs d’égalité, de droits et d’obligations contenues dans la constitution et dans la charte du vivre ensemble du citoyen. Je ne parle pas de l’éthique catholique – mais quand même, parlons-en : cette liberté de religion acquise par la force, elle ne s’appliquerait qu’à certains ? Une fois cette liberté acquise, on exclurait les autres ? Ça n’a pas de sens.
J’imagine qu’il y a des personnes qui sont arrêtées car des gens leur en veulent ?

L’application de l’ordonnance 347bis donne lieu à toutes sortes de dérapages et d’abus. Forcément, quand vous réprimez la vie privée, les personnes concernées deviennent vulnérables aux maîtres chanteurs, aux arnaqueurs, aux violeurs. Les homosexuels sont d’office en infraction, les textes de procédures qui nous protègent ne s’appliquent pas et tout le monde, l’état en premier, peut lui extorquer de l’argent ou le violer comme ça se fait beaucoup en prison. Si on sait que vous êtes en prison pour homosexualité, et bien gare à vous, car tout le monde se sent le devoir de venir vous pénétrer de force. Les conséquences sont terribles, y compris sur la santé.
J’ai défendu deux hommes qui avaient été arrêtés alors que leur domicile était perquisitionné pour un vol présumé d’ordinateur portable. La police a trouvé des préservatifs marqués « glisse entre mecs ». Ils ont oublié l’histoire du vol et les ont poursuivis pour homosexualité. Leur vie a basculé du jour au lendemain.
Aujourd’hui, il suffit d’avoir l’air efféminé ou d’être très masculine pour risquer d’être condamné. Et franchement, je ne comprends pas qu’un juge condamne sur ces bases-là, car même si l’article 347bis était applicable, il ne peut que condamner des actes avérés. Il ne s’agit pas de condamner une identité. Le Code pénal condamne des actes qui sont de nature à causer un préjudice soit à une personne soit à ses biens. Or l’homosexualité est une infraction d’amour au contraire, où il n’y a pas de préjudice, on n’a pas porté atteinte aux biens ni aux personnes. Il s’agit de deux personnes qui s’aiment et qui se donnent du plaisir. On ne sanctionne pas l’amour, au contraire, la Bible vous ordonne d’aimer votre prochain.
Est-ce que les transsexuels sont dans la même situation ?
J’ai défendu deux hommes qui s’habillent comme des femmes et qui ont été condamnés en novembre 2011 à cinq ans d’emprisonnement ferme et à 200 000 francs d’amende, soit le maximum prévu par l’article 347bis. Heureusement la cour d’appel vient d’annuler le jugement, ils ont été déclarés non coupables le 4 janvier 2013. Mais j’ai appris qu’ils ont été lynchés au marché il y a deux dimanches. Ils ont appelé la police, ils ont été gardés à vue pendant plusieurs jours, avant de recouvrir leur liberté. Il est bien évident qu’ils n’ont pas envie de changer leur façon de s’habiller et si chaque fois qu’ils sortent, ils se font lyncher, arrêter et garder à vue, ou condamner, alors la vie n’est pas possible pour ce genre de personne au pays.
Qu’en est-il pour les lesbiennes ?
Il y a beaucoup de lesbiennes mais elles sont très peu visibles, elles ne se montrent pas. J’ai découvert en lisant Le Matin que deux lesbiennes dans un village assez reculé, peut-être à 800 km de chez moi, avaient maille à partir avec la justice pour homosexualité. Je me suis battue avec des organismes comme All Out qui m’ont aidée financièrement à effectuer le voyage pour aller les défendre. C’était très grave. À chaque audience elles étaient lynchées. J’étais obligée de les faire protéger par la gendarmerie et après les audiences, de les exfiltrer du village dont elles étaient bannies. Elles étaient exposées à une mort certaine. Elles sont parties déchirées car elles sont mamans de très jeunes enfants. Nous sommes en train, avec All Out, de voir comment on peut faire appel à la solidarité internationale pour redonner un cadre stable à ces enfants et à leurs mères, pendant la durée de leur procès tout au moins.
Votre vie est-elle en danger ?
Je reçois des menaces tous les jours, de même que maître Togué à Yaoundé, un des rares avocats à m’avoir rejoint dans le combat. Aujourd’hui les défenseurs sont autant en danger que les personnes qu’ils défendent. Maître Togué a pris des mesures pour protéger ses enfants.
Que dites-vous aux gens qui parlent d’influence extérieure, d’une culture homosexuelle qui serait étrangère à la culture africaine ?
Ce sont des gens qui ne savent pas de quoi ils parlent. Déjà, de quelle culture africaine parle-t-on ? L’Afrique, ça n’existe pas. La culture de l’excision, moi, en tant qu’Africaine, je ne la reconnais pas, et je ne suis pas la seule, nous sommes nombreux. La culture de la polygamie non plus. L’homophobie ne fait pas partie d’une quelconque culture africaine. Au Gabon, pays mitoyen du Cameroun, il n’y a pas de cas d’arrestation d’homosexuels et pourtant, le pays ne s’effondre pas. Ils sont bantous, ils mangent du manioc, nous avons une culture commune. Alors en quoi l’homophobie est-elle utile au Cameroun ? C’est très dur aujourd’hui pour les homosexuels au Cameroun et qu’on ne vienne pas me dire que ça fait partie de la culture. Ça fait partie d’une culture extrémiste comme il y en a partout et contre laquelle nous nous battons.
Quand à l’éventuelle influence d’une culture extérieure, internationale, en quoi le Cameroun ne fait-il pas partie de la culture internationale ? À moins qu’on me dise aujourd’hui qu’un pays comme le Cameroun qui est le mien, que je connais, ne fait pas partie de l’humanité. à l’ONU, chacun a une voix.
Le Cameroun est censé avoir participé au vote des règles de la communauté internationale, cela n’est pas imposé de l’extérieur. Ou alors c’est que nos chefs d’État, qui nous disent que nous sommes libres, souverains et indépendants, nous mentent.
L’article 347 bis ressemble étrangement aux lois de Vichy qui pénalisaient l’homosexualité, y compris entre adultes consentants. Mais quand la France dépénalise officiellement l’homosexualité avec Mitterrand, le Cameroun ne suit pas. On peut donc dire que l’Afrique se laisse influencer par l’Occident quand ça l’arrange.
Aux gens qui disent que l’homosexualité est importée, je rappelle que du temps de l’Apartheid où les Blancs ont dirigé l’Afrique du Sud, l’homosexualité était un délit. Il a fallu un Africain pur et dur, Mandela, assisté d’autres Africains qui sont des prélats de très haut niveau, qui connaissent parfaitement la Bible comme Monseigneur Tutu, pour que l’Afrique du Sud soit la première nation au monde à inclure dans sa constitution la parfaite égalité de traitement entre tous les êtres humains. Elle exclut toute discrimination, y compris celles liées à l’orientation sexuelle. À moins qu’on renie toute africanité à l’Afrique du Sud et à Mandela, je ne vois pas comment on peut continuer à soutenir que l’homosexualité n’est pas un concept africain. Après tout, puisqu’on sait que l’humanité a débuté en Afrique, on peut être sûr que l’homosexualité aussi. De toute façon, de quoi parle-t-on ? De discrimination et de violence, pas d’autre chose.
En tout cas la culture africaine, comme partout d’ailleurs, est marquée par l’importance de la famille et l’amour des enfants. Que se passe-t-il quand les parents apprennent l’homosexualité de leurs enfants ?
C’est souvent tragique. J’ai vu des parents jeter leurs enfants dehors. Un jeune qui était à l’université, rejeté par sa famille, s’est retrouvé privé de tout, sans habit et sans argent. Dans la rue des enfants rencontrent des violeurs, ils subissent des choses abominables, pour préserver la respectabilité des parents. Car leur engagement dans les différentes églises ne peut s’accommoder d’un enfant homosexuel. On leur dit que c’est une abomination, un crime.
Les enfants sont prêts à supporter la prison, à se battre en tant que citoyen, s’ils sont soutenus par l’amour de leur maman. La pire des choses qui puisse leur arriver, c’est de perdre cet amour, car alors il ne leur reste pas grand-chose. C’est pour ça que les jeunes gens qui sont dans cette situation me font le privilège d’accepter que je leur donne ma défense, mais aussi l’amour maternel. Ils m’appellent tous « Mom » et je dis oui, je suis la maman des pédés, avec fierté.

///Article N° : 11997

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