Déjà, dans Je chanterai pour toi, Jacques Sarrasin avait emboîté le pas d’un vieux musicien passé de mode mais ayant marqué son pays au moment de l’indépendance, Babacar Traoré du Mali, avec le souci d’opérer avec lui un retour vers le futur, le film le remettant au goût du jour. Wim Wenders et son Buena Vista Social Club avait de même assuré un nouveau succès à de légendaires soneros cubains en fin de vie et à leur belle musique, la trova. On the rumba riversuit la même piste, retrouvant à Kinshasa le vieux Wendo Kolosoy, 82 ans, une légende de la rumba congolaise auquel le regretté Roger Kwami et le Belge Mirko Popovitch avaient déjà consacré un documentaire en 1993, Tango ya ba Wendo (Wendo, le père de la rumba zaïroise). Papa Wendo, comme on l’appelle affectueusement (titre repris par Sarrasin pour une version télévisée de 52′ du film), a rencontré le succès grâce à son tube Marie- Louise, une chanson à laquelle le peuple accordait des vertus magiques comme celles de réveiller les morts ou de faire danser les génies du fleuve, réputation qui lui valut l’excommunication des pères belges. Fils d’une chanteuse traditionnelle, guitariste autodidacte, mécanicien durant dix ans sur les bateaux du fleuve, boxeur avant d’être chanteur, idole des 78 tours de la légendaire marque Ngoma, Wendo traîne chez lui, tancé par sa femme qui l’enjoint de chercher de nouveaux contrats. Le voilà qui retrouve ses anciens compagnons pour remonter un orchestre qui remettrait la rumba au goût du jour.
C’est ainsi moins à son étonnante biographie que s’intéresse Sarrasin qu’à l’homme d’aujourd’hui dans une ville délabrée. Certes, il donne la parole à ses musiciens qui parlent affectueusement du maître mais c’est surtout l’occasion de leur demander comment eux-mêmes sont venus à la musique. Sarrasin filme leurs retrouvailles musicales avec grande sensibilité, alternant des tableaux d’ensemble à une multitude de plans très rapprochés où la caméra se fond au sein du groupe, va chercher les gestes et les regards, la sueur sur la peau et les mains sur les instruments, capte le rythme de chacun pour servir cette délicieuse rumba que dansent des initiés de plus en plus nombreux. C’est une véritable tension qui s’inscrit dans le film : un groupe est en train de se former de rencontres en répétitions, où Wendo retrouve sa place de leader incontesté, sonnant le la de ce qu’il faut croire et de ce qu’il faut éviter, chassant les divergences qui menaceraient l’unité du groupe et le succès de l’entreprise : « Ce sont des conseils de cur mais celui qui ne m’obéira pas, je l’écraserai comme un serpent ! ». Et c’est un vrai bonheur de se laisser bercer par les images comme par la musique, le film nous en laissant très heureusement le temps sans que jamais une seconde ne paraisse de trop. Fulgurant, ce démarrage en lumières en clairs-obscurs sur le seul son de bâtons qui installent un rythme complexe en même temps qu’une fascination pour ce que peuvent donner de rudimentaires percussions ! Kinshasa dégouline d’humidité et de saleté mais les cadres de Sarrasin sont d’une telle beauté, jouant des lumières et perspectives, qu’il rend à tous ces gens pauvres leur extraordinaire dignité. Alors qu’il conserve dans les entretiens une juste distance laissant à la personne filmée son champ de liberté, il se rapproche volontiers des visages et des instruments dans les répétitions, au plus près de la musique et de ces papis qui la vivent encore aussi physiquement.
« Nous les Africains, on souffre toujours ». Oui, ils sont tous dans une très mauvaise situation financière, mais leur passion pour la musique domine les plaintes. Une amertume est là cependant, dans le fleuve Congo qui à l’image du gâchis du pays s’écoule chargé des branches de ses méandres et rapides, dans la désolation des carcasses de bateaux qui s’entassent au port et dans le délabrement des rues de ce qui fut « Kin-la-belle », dans des regards qui se chargent de larmes à l’évocation des enfants morts, des maris disparus. Mais Wendo chante et se défonce avec une étonnante jeunesse. « A l’époque, notre musique avait du succès. Mais les familles de nos épouses nous prenaient comme des voyous ».
Lorsqu’il va accueillir Moundanda au Beach, le débarcadère où l’on arrive de Brazzaville située juste de l’autre côté du fleuve, l’émotion des retrouvailles est patente. Le magnifique joueur de likembe, ce piano à pouces que l’on appelle sanza en Afrique de l’Est, se fond au groupe qui répète avant de se congratuler : « je suis venu de Brazzaville et je chante avec vous ».
Moundanda signale vers la fin qu’une partition peut se déchirer et que « la vraie école c’est l’oreille ». « Il faut tout garder dans l’oreille et le cur », ajoute-t-il. Ce beau film ne cessait depuis le début de nous le chuchoter.
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