Ordalies, le tribunal de l’invisible, d’Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav

Les esprits de réconciliation

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En diffusion à minuit (!) le 21 septembre 2022 sur France 2, cet impressionnant documentaire a pu passer inaperçu. Il est cependant visible en replay sur france.tv jusqu’au 29 janvier 2023.

Les réalisateurs du remarquable Kongo (cf. critique n°14941) persistent et signent : ce nouvel opus arrive comme un complément et un approfondissement à leur recherche au Congo-Brazzaville sur la guérison traditionnelle. Déjà, dans Kongo, un tribunal coutumier est convoqué pour juger l’apôtre Médard parce qu’on le soupçonne de sorcellerie. On retrouve ici ce tribunal qui devient le centre du film. « Nous ne sommes pas là pour défendre les sorciers mais pour les démasquer », explique un des juges. Les cas qui se présentent sont des accusations de sorcellerie souvent portées par d’autres membres de leur famille par des familles éplorées devant des décès successifs. « Il n’y a pas de mort naturelle au Congo : les familles se déchirent », commente un juge confronté aux jeteurs de sorts.

Comme dans le cas de Kongo, certains penseront qu’il s’agit là de pratiques en voie de disparition mises en exergue par un regard réducteur exotisant leur part de mystère pour mieux vendre cette réduction à une Afrique sauvage. Aucunement. D’abord parce que ce film nous appelle lui aussi au relativisme et donc de ne pas chercher à objectiver l’Autre mais au contraire à l’accepter tel qu’il est sans espérer le comprendre tant cette culture est différente. Ce que nous pouvons comprendre, c’est sa pertinence pour les gens qui la vivent. Car cette pratique est issue d’une histoire qui nous est étrangère mais qui est profonde pour les populations concernées. La croyance y joue son rôle de cohésion et de réparation sociale dans un pays où l’Etat manque et où les méfaits historiques (colonisation, guerre civile, mauvaise gouvernance) ont poussé les gens à chercher d’autres protections et appuis.

A Brazzaville, le tribunal coutumier de Tenrikyo est réputé dans tout le pays pour traiter des accusations de sorcellerie. Ces juges connaissent à fond les conflits humains et savent d’instinct qui ment et qui dit la vérité. Ils n’exercent pas une justice punitive mais se définissent eux-mêmes comme des conciliateurs, « des sapeurs-pompiers du maudit », comme le dit l’un d’entre eux. Le cas du « vol d’entité aquatique » (un homme amoureux d’une sirène accuse un magicien de la lui avoir dérobé) est à cet égard emblématique : confrontés à un magicien, le tribunal, après concertation, fait appel à un voyant, il « consulte l’invisible ». Le tribunal reconnaît ainsi une force supérieure apte à les guider.

Ce n’est pas le tribunal qui rend la justice mais l’ordalie : un mortier rituel dans lequel l’accusé clame son innocence en pilant publiquement des poudres magiques. S’il ment, il risque le châtiment des esprits, plus grave que celui des juges car il peut conduire à la mort. Il y croit et cela le fait avouer. On lui demande alors de piler encore en jurant de renoncer à la sorcellerie. D’accusé, il redevient alors membre de sa famille et peut vivre en société. Au Moyen-Âge en Europe, l’ordalie (« le jugement de Dieu ») était une épreuve douloureuse permettant à Dieu d’indiquer si l’accusé était innocent, et dans ce cas l’aidait à surmonter cette épreuve. En fait, toutes les religions laissent au surnaturel le soin de décider du crime et de l’innocence.

Le projet des réalisateurs est de se mettre à l’écoute de cet univers qui nous apparaît irrationnel et de le transmettre, sans le décrédibiliser ni le disqualifier en tant qu’erreur, rêve ou illusion. Il leur a fallu en partager le quotidien. Et les juges leur en sont gré : « Les Blancs sont venus faire un film : que leurs images circulent dans le monde et nous rendent célèbres ! » En somme, que les gens de l’ailleurs comprennent qu’ils ne sont pas des idiots et qu’ils aident au contraire les familles à résoudre leurs problèmes et à ne pas s’entretuer. Car ils sont eux-mêmes confrontés à dévalorisation dans leur propre pays, où ils ne touchent qu’un salaire dérisoire alors que les juges sont habituellement bien payés. Un jeune leur conseille de mieux communiquer : « on ne vous connaît pas, vous êtes considérés comme des sorciers ! » Faudrait-il que ces juges utilisent les réseaux sociaux ? Pour le moment, un film de qualité qui les respecte, c’est déjà pas mal !

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