Paul Lomami Tchibamba ou la difficile expérience d’un témoin de la colonisation belge

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À l’heure où certains découvrent l’auteur Paul Lomami Tchibamba (1) (1914-1985) et son œuvre, nous voulons pour notre part nous remémorer le parcours d’un homme de lettres accompli mais qui n’a pas toujours eu le succès qu’il espérait. L’article présent rend donc hommage, à sa manière, à un écrivain qui a su s’imposer, à un moment donné de sa carrière, dans l’espace littéraire des deux Congo.

Le 17 juillet 2014 dernier Paul Lomami-Tchibamba aurait eu cent ans. À cette occasion, la collection « L’Afrique au cœur des Lettres » dirigées par Jean Pierre Orban a fait paraître(2), en un seul volume, les trois derniers récits inédits de cet auteur africain. L’actualité autour de ce centenaire de naissance de l’auteur et de la sortie du livre La Saga des Bakoyo Ngombé et autres récits(3) peut se résumer en trois étapes : la présentation à Paris courant novembre 2014 et mai 2015(4) à l’École Normale Supérieure de l’auteur et de son livre Ah ! Mbongo publié en 2007, la rencontre organisée en novembre 2014 à la librairie Tropismes à Bruxelles dans le cadre de l’exposition « Notre Congo » qui a permis à certains de découvrir l’auteur de Ngando(5). Enfin, Antoine Tshitungu Kongolo a présenté La Saga à Lubumbashi, au Congo-Kinshasa, au Festival « Le temps du Théâtre », en tant que collaborateur proche de cet ouvrage posthume qui est venu enrichir l’œuvre d’un des auteurs les plus importants de l’histoire littéraire du Congo mais qui reste peu connu de nos jours. Dans le compte-rendu qu’il écrit sur La Saga(6), Pierre Halen parle notamment d’une œuvre « relativement méconnue » pour dire l’oubli dans lequel cet auteur a sombré pendant et après sa carrière littéraire.
À travers cet article, nous entendons montrer que le parcours scientifique de Lomami-Tchibamba n’a pas été des plus faciles à l’époque de la colonisation, comme l’indique l’intitulé suivant : Paul Lomami-Tchibamba ou la difficile expérience d’un témoin de la colonisation belge(7). De ce point de vue, nous verrons l’homme aux prises avec le système colonial belge. Il s’agira également d’évoquer son exil à Brazzaville, capitale de l’Afrique équatoriale française (A.E.F.), où Lomami va réussir à s’imposer ne fût-ce que temporairement en tant qu’intellectuel noir ou comme journaliste, grâce au lancement de la revue culturelle la plus importante de l’époque. En restant dix ans à la tête de la revue Liaison (8), organe culturel qui a initié aux Belles Lettres toute la fédération française d’Afrique équatoriale, l’auteur d’origine kinoise acquiert une certaine notoriété à cause du rôle qu’il va jouer dans cet espace public africain et par rapport au réseau de collaboration avec certains milieux littéraires de l’époque comme celui de Paris où toute l’Intelligentsia noire de la négro-renaissance s’était retrouvée.
PLT fait partie de la classe dite des « évolués(9) « . Né à Brazzaville le 17 juillet 1914 au camp des douaniers au bord des fleuves où son enfance se passe, il part en 1920 avec sa famille à Léopoldville, actuelle Kinshasa, où il commence à fréquenter l’école jusqu’en 1927, c’est-à-dire quand le mouvement scout commence. Il fréquente les bancs de l’école grâce au père de la Kétulle (le père Raphaël), alors directeur de l’Institut Saint Joseph des Pères de Scheut, qui pourchassait les enfants qu’il appelait « gamins de rue » et les amenait à l’école de force. Il finit par obtenir son certificat d’études et part poursuivre ses études au petit séminaire de Mbata Kiela au Mayombe. Malgré sa vocation à devenir prêtre, c’est dans l’hebdomadaire La Croix du Congo(10) qu’il va faire ses premiers pas en tant que journaliste. Dans son ouvrage La Littérature zaïroise de langue française, Mukala Kadima-Nzuji déclare à propos du parcours de l’auteur congolais :
Son apprentissage terminé, il s’engage, en 1933, comme rédacteur au périodique missionnaire La Croix du Congo, que les Pères de Scheut de Léopoldville créent la même année à l’intention des Congolais. Il quittera peu après La Croix du Congo pour la direction de la Compagnie de Chemin de Fer du Bas-Congo à Thysville […]. Lorsqu’en 1948, le prix de la Foire Coloniale de Bruxelles couronne Ngando, il est attaché à la direction de l’Aéronautique des Travaux Publics en qualité de dactylographe(11).
PLT collabore également à La Voix du Congolais, une revue contrôlée par les Belges mais où écrivaient des Congolais. Le futur rédacteur en chef de Liaison y publie en 1945 un article dérangeant intitulé « Quelle sera notre place dans le monde de demain ?(12) « . Ce texte précurseur à cette époque et surtout révolutionnaire lui valut quelques déboires avec l’administration coloniale belge(13). Cela était tout à fait révolutionnaire car même les revendications fermes de Lumumba n’arrivent que bien plus tardivement à la fin des années 1950. Cela montre la grande perspicacité et surtout la grande non-compromission ou la pureté intellectuelle de PLT qui n’était pas du tout un stratège parce qu’il n’a jamais joué le jeu à fond du colonisateur. Ce qui n’a pas tout à fait été le cas d’Antoine-Roger Bolamba le rédacteur en chef de cette même revue qui était plus conciliant et évoluait au contraire dans un rapport non conflictuel avec le colonisateur(14).
La carrière de journaliste de PLT se poursuit à Brazzaville(15), sa ville de naissance, où il va occuper une place dominante dans le champ intellectuel. Contacté par le Haut-Commissaire de l’A.E.F. Bernard Cornut-Gentille pour créer et diriger Liaison, l’auteur du Congo-Léopoldville se rend vite compte de l’importance de cette revue et de l’impact qu’elle pourra avoir dans l’ancienne fédération française. Certains documents consultés à Liège montrent en effet que l’auteur a travaillé dur pour l’épanouissement de ce bulletin, l’objectif étant d’intéresser le plus grand nombre : public africain et étranger. On peut deviner à travers ces nombreux courriers et correspondances un vrai travail abattu sans lequel Liaison n’aurait jamais trouvé une place dans le milieu intellectuel brazzavillois. Le rédacteur en chef qu’il est côtoie par la même occasion des personnalités comme le sénateur et écrivain Jean Malonga du Moyen Congo, l’homme politique Joseph Brahim Seid du Tchad ou le linguiste gabonais André Raponda-Walker qui, plus tard, ont acquis une certaine notoriété dans leur pays respectif. PLT est également en relation avec René Maran(16), Léopold Sédar Senghor et certains responsables de la revue Présence africaine, qui est aussi la maison d’édition où l’auteur va publier la deuxième édition de Ngando, ce livre qui a connu le succès à Brazzaville alors qu’il avait eu peu d’impact à Léopoldville(17). Ce livre marque surtout le point de départ de son auteur dans la littérature.
Le silence qui pèse aujourd’hui sur l’œuvre de l’auteur s’est installé pour deux raisons. D’une part, il y a les difficultés de l’édition en Afrique. Il n’y a pas de maison d’édition jusqu’en 1963, au moment de la création de la première maison d’édition francophone, CLE (Centre de Littérature Évangélique) à Yaoundé, qui ne commence réellement à fonctionner qu’à partir de 1970. Après la seconde guerre mondiale, les choses commencent à évoluer : les imprimeries officielles ou missionnaires vont dans ce sens jouer un rôle fondamental. Comme pour les cercles d’évolués lancés au Congo belge, Liaison naît justement au moment de l’épanouissement de cette presse intermédiaire où certains périodiques sont gérés et dirigés par les autochtones, mais avec le concours de l’administration coloniale. En effet, la particularité de cette presse qui émerge en Afrique centrale dans les années 1950 est de servir de moyen d’expression à un groupe social très homogène : celui des « évolués », « instituteurs et commis d’administration pour la plupart, qui en avaient jusque-là été privés […] et même après, les récits d’auteurs africains sont rares et donc des écrivains éloignés du public littéraire(18) « . Ainsi, l’écriture de presse a permis aux écrivains africains d’émerger même si certains grands succès ont sombré ensuite dans l’oubli.
D’autre part, Lomami fait partie de cette catégorie d’auteurs qui ne publie pas régulièrement. En effet, entre la publication de Ngando et celle de Ah Mbongo, presque 60 ans se sont écoulés. Jean Pierre Orban signale dans son entretien que l’écriture de ce roman avait été entreprise vers 1948 ou un peu après. PLT, selon sa famille, a mis 30 ans à le finir : il y revenait régulièrement entre d’autres écritures, puis le manuscrit est resté bloqué par un éditeur qui l’a conservé longtemps sans le publier. Si le texte Ah Mbongo avait paru plus tôt, il aurait sans doute changé les choses.
En somme, malgré un début de carrière prometteur, grâce au concours qu’il remporte avec Ngando et la publication progressive de ses nombreux récits(19), PLT reste un écrivain peu connu, ayant injustement souffert du silence de la critique. Dans les années 1960, la littérature congolaise de Kinshasa n’était pas mise en valeur. Les auteurs de ce pays ont dû se battre eux-mêmes après les indépendances pour faire accepter leur rôle et leurs œuvres, surtout au niveau du roman. L’animateur de Liaison, précurseur de cette génération, a finalement eu un parcours difficile Des échecs à la reconnaissance : c’est ainsi que PLT va occuper une place à part dans l’espace littéraire des deux Congo auxquels il appartient.

(1)Il existe deux façons d’écrire ce nom. La première : Lomami-Tchibamba, qui s’associe à la graphie brazzavilloise et montre que l’auteur a séjourné dans ce pays, et le deuxième : Lomami-Tshibamba, graphie liée à ses origines de l’actuelle République démocratique du Congo, c’est-à-dire l’ancien Congo belge. Nous n’employons ici que la première orthographe parce qu’elle est la plus répandue. De même que PLT sera la forme abrégée du nom complet de l’auteur.
(2)Jean Pierre Orban a dirigé la collection « L’Afrique au cœur des lettres » à L’Harmattan pendant plusieurs années. La sortie du livre La Saga vient malheureusement mettre fin à cette importante collection qui se voulait un lieu de valorisation des textes qui traitent de l’Afrique.
(3)LOMAMI-TCHIBAMBA (Paul), La Saga des Bakoyo Ngombé et autres récits, présentation et notes d’Antoine Tshitungu Kongolo, édition établie par Claire Riffard & Jean-Pierre Orban, avec la collaboration de Lyvia Afui & Wim Debondt, Paris : L’Harmattan, coll. « L’Afrique au cœur des lettres », 2014, 242 p. Au lieu de citer ce long titre à chaque fois, nous nous contenterons simplement d’écrire : La Saga.
(4)Lyvia Afui, « L’émergence des auteurs africains dans les revues », Séminaire « Manuscrits -francophone du Sud », ITEM/ENS.
(5)Ngando est une fiction narrative publiée pour la première fois en 1948. Le récit s’articule autour de la mort de Musolinga, enfant unique de ses parents qui se fera enlever dans un fleuve par un crocodile, serviteur des ndoki ou sorciers. « [Le narrateur] nous conte la traversée sous l’eau du saurien avec sa victime, mais aussi la lutte acharnée de Munsemvola contre les génies aquatiques et « leurs suppôts malfaisantsˮ pour arracher son fils de la mort. Ainsi, le récit déploie-t-il deux espaces, l’un réel, l’autre mythique […] » (lire Mukala Kadima-Nzuji, dans sa préface de Ngando. Paris : Éditions Présence africaine et Éditions Lokole, [1948], 1982, 217 p., p. 9.).
(6)HALEN (Pierre), « Pour le centenaire de la naissance de Paul Lomami-Tchibamba », Acta fabula, vol. 16, n° 3, Éditions, rééditions, traductions, Mars 2015, URL : http://www.fabula.org/revue/document9206.php.
(7)Ce titre que nous proposons pour notre article est tiré d’un entretien que l’auteur a donné à la chaîne Radio France Internationale. Dans cet entretien dont la version consultée à Liège est une cassette audio en possession de la famille du disparu, Paul Lomami-Tchibamba répond aux questions d’un journaliste qui, en prenant la parole pour commencer l’entretien, prononcera cette phrase phare. Il semble que ce document important transcrit intégralement dans notre thèse date d’après les indépendances même si aucune source ne le confirme clairement si ce n’est le fait que l’auteur cite, pendant l’entretien, son texte La Récompense de la cruauté paru en 1972. En effet, interrogée à Paris au moment de notre communication sur l’auteur et la revue qu’il a animée dans la capitale brazzavilloise, au séminaire de l’équipe « Manuscrit francophone » (ITEM) donné le 15/05/2015, Lylian Kesteloot confirme l’idée que ce document reste difficile à dater et nous informe par ailleurs que RFI publiera très prochainement, sur leur site, cet entretien en intégralité. En attendant, le lecteur peut trouver ce document exceptionnel en annexe de notre thèse sous la rubrique bibliographique « Collection privée », en référence, notamment, aux fonds papiers et audio, que détenait la famille et qu’elle a récemment déposés aux Archives et Musée de la Littérature à Bruxelles. Voir Lyvia Afui Nkili, L’Émergence de la littérature africaine dans l’espace public de l’Afrique équatoriale française (1950-1960). Le cas de la revue culturelle Liaison. Thèse sous la direction de Pierre Halen (Université de Lorraine à Metz), 404 p., pp. 372-377. Soutenance le 2 décembre 2014.
(8)Tirée à 4000 exemplaires, Liaison est une revue apolitique basée sur l’action sociale. Elle veut être le trait d’union entre les Cercles culturels dans les quatre territoires de l’A.E.F. : le Gabon, le Moyen-Congo, l’Oubangui-Chari et le Tchad, grâce à la mise en valeur de la culture africaine dans le cadre d’activités ordinaires, des représentations folkloriques ou des manifestations théâtrales et sportives. En effet, Liaison permet de manifester l’expression culturelle africaine et se veut un lieu de prise de parole de l’élite noire et des premiers auteurs qui émergent à cette époque-là en Afrique centrale. La collection complète de cet organe atteint 75 numéros parus entre 1950 et 1960.
(9)Dans nos travaux et dans le contexte de l’émergence de certains auteurs issus de l’A.E.F., nous employons très souvent ce concept que nous empruntons à l’espace colonial belge et qui désigne l’élite indigène, c’est-à-dire cette catégorie d’individus instruits qui pouvaient discuter et débattre de sujets divers et qui se regroupaient entre eux autour des cercles d’intellectuels. D’autre part, les évolués formaient en quelque sorte une classe sociale nouvelle cherchant à se dissocier de la masse indigène, mais sans toutefois parvenir à intégrer la communauté blanche. Comme l’affirme l’historien Van Reybrouck (David), « l’évolué avait un certain niveau d’éducation, un revenu fixe, une grande conscience professionnelle, il était monogame et vivait à l’européenne […]. Les évolués souhaitaient un statut spécial leur accordant une place exceptionnelle ». (Lire Congo : une histoire, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, Actes Sud, 2012, 711 p. ; pp. 238-240).
(10)La Croix du Congo. Kinshasa, 1933-1959. Géré par les missionnaires scheutistes, ce journal avait un réseau de correspondants locaux très étendu et un lectorat dans tout le pays.
(11)KADIMA-NZUJI (Mukala), La Littérature zaïroise de langue française : 1945-1965. Paris : Agence de coopération culturelle et technique : Karthala, 1984, 342 p. ; p. 226.
(12)LOMAMI-TCHIBAMBA (P.), « Quelle sera notre place dans le monde de demain », dans La Voix du Congolais, Léopoldville, n°2, mars-avril 1945, p. 49
(13)PLT eut en effet des ennuis parce que les Belges ne pouvaient pas concevoir qu’il soit l’auteur de ce texte. Il fut, pendant des jours, interrogé à coup de chicotte pour qu’il révèle le nom du Belge qui était derrière son texte. Dans des confidences, la veuve de PLT nous a confirmé cette idée des représailles par les colons belges.
(14)Cette idée, Jean Pierre Orban la développe dans l’entretien que nous avons eu avec lui dans le cadre de la rédaction de notre thèse. Ce « spécialiste » de PLT est également l’auteur de l’article « Quand le papier révèle les rapports entre un écrivain et le pouvoir : Nkunga Maniongo de Paul Lomami Tchibamba ».
(15)La raison de cet exil est, semble-t-il, que l’écrivain est en danger. Dans l’entretien de RFI, il souligne notamment que son départ en A.E.F. était dû à la mésentente avec le pouvoir en place. Mais il y a une autre raison : Ngando rencontre une reconnaissance inattendue dans la colonie française.
(16)PLT et René Maran ont notamment entretenu une petite correspondance intéressante que nous avons eu le privilège de consulter chez la fille de PLT à Liège. Ces sources précieuses sont de temps en temps citées dans notre thèse.
(17)Il faut par ailleurs nuancer cette idée car si, dans l’ensemble, l’œuvre littéraire de PLT n’a pas trouvé un écho favorable dans l’espace littéraire congolais, il n’en demeure pas moins que Ngando a reçu des éloges de la presse belge, comme Kadima-Nzuji le souligne dans Littératire zaïroise de langue française : « Des écrits poétiques et romanesques d’autres congolais de la période qui nous occupe, Ngando est sans conteste l’œuvre qui a le plus retenu l’attention des critiques. Lors de sa publication en 1949, la presse belge lui consacra des pages élogieuses et fut unanime à reconnaitre sa valeur littéraire et le talent de son auteur » (ouvrage déjà cité, p. 228).
(18)CHEMAIN (Roger), « Autour de la revue Liaison », Notre Librairie, n°92-93 (Littérature congolaise), mars-mai 1988, pp. 74-75 ; p. 74. Document accessible en ligne sur le site de la bnf : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6503196k.image.langFR.r=patrice%20lhoni.
(19)Ngando (1948), La Récompense de la cruauté (1972), Londema (1974) Ngemena (1981), Ah Mbongo (2007), La Saga (1914), etc.
///Article N° : 13066

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© Nathalie_Menendez





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