Quels sont les préjugés coloniaux les plus marquants aujourd’hui dans l’imaginaire occidental ?
Il nous est difficile d’évoquer la notion « d’imaginaire occidental ». Selon Pierre Bourdieu « les sociétés modernes se sont différenciées en une multitude de sous espaces, de microcosmes sociaux indépendants les uns par rapport aux autres ». L’imaginaire suit ces chemins de traverse et oblige notre regard à décrypter ce collectif hétérogène, ce composite sociétal.
Le travail d’exposition sur Negripub que j’ai démarré en collectif en 1985 et que j’ai prolongé, seule, à partir de 1994 par un dispositif itinérant présenté au Bénin, au Burkina-Faso, en région parisienne, et à Basse-Terre est un essai pour aborder selon cette perspective dynamique l’héritage colonial du système de valeurs et de « modèles » qui codent la perception d’un lien. A qui je m’adressais ? C’est en m’appuyant sur la réception contemporaine du public qui vit une problématique de l’entre-deux cultures que j’ai tenté de rédéfinir la notion de mémoire et de traces, de repérer les invariants des modèles qui affectent la relation et les innovations. Cette mise en espace – je pourrai dire ce réseau – en Afrique, aux Antilles, en France s’est révélée un dispositif efficace pour dessiner en creux ce « lieu commun en débat ».
Faire circuler une sélection d’affiches publicitaires – et s’exposer soi-même – avec un commentaire écrit en forme de récit, c’est susciter un arrêt sur image. Ce moyen d’expression a fait apparaître une mémoire non organisée sur un lien fantasmatique et concret, sur des réminiscences familiales et sentimentales, des points de vue hétérogènes. L’image qui « ment » de la publicité permet de mesurer l’influence de la racine sur la vision de l’exploitation industrielle, le fait de colonisation, l’immigration, la relation masculin-féminin.
A quoi cela est-il visible dans l’image cinéma/pub/photo ?
Dans les années quatre-vingt, les entreprises de communication ont utilisé avec le succès que l’on sait l’antiracisme comme stratégie publicitaire en fonctionnant sur le principe de simulacre. En désignant la couleur comme signe positif, elles donnaient du rapport « noir/blanc » une image maniériste. Ces images orientaient le sens sur le réel identitaire « nomade » et sur la transformation culturelle qui affectent le corps social dans une économie de marché.
La société de communication est confrontée à une refonte des concepts de différenciation dans les représentations des sexes et des races du fait de l’émergence économique des femmes dans la société, des mutations biologiques sur la génétique via les découvertes scientifiques sur le génome et de la place dans l’imaginaire de l’extra-terrrestre grâce à la conquête spatiale. L’Autre est un mutant qu’il ou elle soit « troisième femme », « clone » ou « men in black ». Le codage esthétique du « Je suis « plusieurs » qui constitue le questionnement des artistes n’est pas encore mis en oeuvre dans une communication de masse. Sa formulation et sa visibilité seront intéressantes à interpréter.
En ce qui concerne la réception de Négripub en Afrique : interrogations et prise de conscience ? Quelles perceptions des évolutions modernes de l’image du Noir ?
Ce parcours avec Negripub sous le label de l’UNESCO est un détour qui rend compte d’un profond bouleversement institutionnel et éditorial sur la décolonisation : il est à mettre en perspective avec la chute du Mur de Berlin en 1989, les conférences démocratiques en Afrique de l’Ouest à partir de 1991, l’engagement béninois du président Soglo sur l’esclavage, le fait révolutionnaire burkina-bê et l’accession de Jacques Chirac à l’élection présidentielle en 1995. Si le projet a reçu le soutien de la Mairie de Paris, en revanche les services de la coopération ont refusé de le faire circuler dans les centres culturels. Cette résistance a été contournée grâce à l’appui de la CEE et des accords bilatéraux entre capitales.
Personnellement, cette exposition sur la mémoire avait pour précédent le devoir de mémoire sur Vichy auquel nous avait sensibilisé le milieu scolaire en région lyonnaise. Dans les années 70, les enseignants en histoire, avec l’appui des mouvements de résistance et des fédérations de déportés, débattaient à l’intérieur de l’école de la responsabilité de Vichy, de la désobéissance civile et du danger du totalitarisme. La démythification des légendes héroïques inaugurait un espace européen.
Cette réévaluation « pédagogique » de la mémoire a beaucoup surpris en Afrique de l’Ouest mais elle a rencontré un écho chez les intellectuels d’Afrique du Sud. L’incompréhension se situait sur la fonction d’analyse du « négatif des images » : est-il utile de plonger dans cette obscurité historique ? Après avoir colonisé, les Blancs « maintenant s’autocritiquent » me disait-on avec hargne. On se méfiait d’une reconduction des rapports de pouvoir et d’une déculturation. En fait, l’exposition a été l’objet d’une réinterprétation : par les étudiants promus guides, par les éducateurs (enseignants, universitaires) et ceux qui n’ont pas un point de vue institutionnel, contraints d’inventer leur place : ONG, culturels, immigrés, diplômés chômeurs, artistes…Cette exposition anticipait la critique de la relation africano-française menée par les médias africains qui suivit la dévaluation du franc CFA.
L’évolution moderne des préjugés : comment évolue le couple fascination/repoussoir ?
Le couple attraction/repoussoir appartient aux coupures instituées par le régime colonial et l’apartheid. Il me semble aujourd’hui que nous sommes dans une articulation regard intérieur/extérieur. Dans une logique d’entre-deux, l’intime est une approche fragmentaire qui traverse une violence : une depossession et un vol. Etre « africain-ne » ne garantit pas l’intimité avec soi-même (les débats internes au milieu du cinéma africain l’attestent, les accusations de plagiat en littérature sont à analyser sous cet angle) et cette extériorité est peut-être féconde. Quant au « Je africaniste », son introspection reconduit l’exotisme complaisant et nostalgique (la prolifération des films de famille coloniaux est un indice) si le lien imaginaire n’est pas bousculé, si ce « je » n’est pas cannibalisé…Cette mise à distance des africanismes et des communautarismes ouvre, comme l’écrit Edouard Glissant, un processus de complexification. Nous sommes invités à retisser nos liens.
Marie-Christine Peyrière est Chef de projet. Critique, enseigne, collabore au cinéma. Auteur du projet itinérant de Negripub. ///Article N° : 205