« Je crains la volupté verbale »

Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Théo Ananissoh

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Après un premier roman, Lisahohé, traversé par la relation Histoire / mémoire, l’écrivain togolais Théo Ananissoh nous donne à lire avec Un reptile par habitant, un vrai faux polar devenant au fil du récit, une interrogation sur la relation Nature / Culture, qui détermine notre humanité.

Le titre de votre roman est plus que mystérieux. Comment l’entendre ?
Reptile veut dire : qui rampe. La vision – qui n’est pas forcément la mienne – qui sous-tend le roman est celle d’un univers où tout le monde rampe. Certes, certains y sont des crocodiles, d’autres des serpents et d’autres encore des lézards ou des tortues ; mais tous rampent. Tout le monde a la tête, la poitrine, le sexe au ras du sol. La classe des reptiles est très variée. Rien que dans le groupe des serpents par exemple, vous avez une grande diversité. C’est la meilleure métaphore de l’univers.
Ce qui frappe, c’est la sobriété de votre écriture. Peut-on dire que cette relation « pudique » que vous avez avec les mots, traduit votre relation avec l’histoire ?
Oui, sans doute. On est toujours assez vite qualifié par les autres, voire réduit à des qualificatifs rigides – donc prudence ; mais je suis tenté de me percevoir moi-même comme un moraliste. Moraliste – je me dépêche de préciser –, c’est-à-dire comme quelqu’un qui, (modestement), pense que la vie humaine doit être le plus possible l’empreinte de l’esprit. (J’emprunte cette expression au grand écrivain allemand Thomas Mann.) Une vie humaine digne est celle qui est la plus conforme possible à l’esprit. Il y a sans cesse dans l’œuvre de Thomas Mann des hommages vibrants à la littérature considérée comme esprit tout court. Chez Th. Mann, littérature et esprit sont synonymes. La littérature éveille et nourrit ce qui est sensible et noble en l’homme. Je ne dissocie donc pas éthique et esthétique. La morale au sens courant n’est pas ma préoccupation en tant que – j’insiste – écrivain ; le bien pour moi a comme critère la présence de l’esprit. Cette « morale » que je viens de définir demande, je pense, la précision, la sobriété, la clarté. Je crains la volupté verbale. L’écrivain originaire d’un pays d’Afrique dont je suis a sans cesse besoin de comprendre, d’éclaircir pour lui-même la réalité, l’histoire, ce qu’il éprouve, ce qu’il ressent. Et se laisser aller à l’usage des mots sans souci de maîtrise est très risqué. Quand vous êtes dans une situation historique de frustration et de défaite, il faut se méfier des mots ; le risque de compensation purement verbale est très grand.
Cette relation éthique / esthétique m’invite à vous poser une question sur l’hygiène et l’érotisme, que vous abordez remarquablement dans votre roman. Pouvez-vous nous en dire davantage. ?
Les reptiles – en tout cas ceux auxquels nous pensons spontanément quand nous énonçons ce mot – sont des animaux, je dirais, physiques, corporels. Pensons au varan, au crocodile, au python en train de glisser lourdement dans les herbes… Même l’éléphant a une prestance qui manque cruellement aux reptiles. Le rhinocéros, qui incarne bien à mon sens la force brute, a malgré tout quelque chose de franc et même de loyal qui fait défaut aux reptiles. Le corps comme principe de la maladie, de la décomposition, de la mort (cf. La Montagne magique, Thomas Mann), voilà ce qu’incarne le reptile. Le corps est plaisir, bonheur, exploit (pour les sportifs comme Zinedine Zidane) quand il y a esprit ; sans celui-ci, il est inertie, supplice, humiliation. C’est peut-être ce qu’entend Narcisse quand il s’adresse à Narcisse vers la fin, sous les cocotiers. En tous les cas, il proclame le lien entre hygiène et sexualité. Ses propos sont très forts et méritent, je crois, réflexion. Manger et faire l’amour – j’aurais préféré user d’un autre mot dans le second cas – sont des situations où l’être humain – et lui seul – est pointé du doigt ; à chacune de ces occasions quotidiennes, il doit être ou homme d’esprit ou porc. Il doit répondre. Sony Labou Tansi, qui avait beaucoup d’intuition, a développé cela dans ses œuvres, en particulier dans ce très bon roman qu’est La vie et demie. Sexe et bouche sont les deux puits profonds où sombrent ses guides providentiels. En fait, dans mon roman, l’hygiène doit s’entendre comme effort de l’esprit, orgueil de celui-ci. Il en faut sans cesse aux hommes pour faire face au corps qui est tyrannique, insatiable, ingrat, qui pue quand on n’en prend pas soin, qui souffre de maladies, et qui finit dans cette décrépitude qu’on appelle la vieillesse.
Cela dit, sur le plan romanesque, je voulais depuis bien longtemps déjà m’essayer à l’écriture d’un roman où l’érotisme serait assez présent. Je souhaitais produire quelque chose qui soit « simplement » délicieux à lire, qui soit sensuel. Lisahohé, m’a-t-il semblé, a donné l’impression à ceux qui l’ont lu que j’étais un auteur pudique et même pudibond. Cela m’a étonné parce que ce n’est pas du tout mon état d’esprit. J’éprouve une fascination permanente pour le corps de la femme ! Il est bien proche de quelque chose d’idéal, pour moi. Dans Un reptile par habitant, Narcisse est un homme à femmes ; plusieurs fois il est montré pour ainsi dire à l’œuvre. Mais il n’est pas un cynique ni un phallocrate. Le narrateur nous conte comment il s’y prend ou s’y est pris pour conquérir telle ou telle femme. Il n’y a aucune vulgarité. À chaque fois, il courtise, c’est-à-dire propose un échange de désirs si je puis dire. Zupitzer est-il alors injuste quand il accuse Narcisse de ne faire que passer en revue des organes génitaux ? Je ne voudrais pas prendre partie.
La relation à la mémoire est récurrente chez vous. Elle était présente dans Lisahohé, elle l’est davantage dans ce nouveau roman où elle semble plus ambiguë à travers la figure du tirailleur…
Cette observation me fait vraiment plaisir. Comme écrivain originaire d’un pays d’Afrique, je considère que l’Histoire est ma matière. J’aime lire les ouvrages d’histoire. Pendant que j’écrivais Un reptile par habitant, je relisais régulièrement des pages d’historiens latins comme Salluste, Tacite ou Suétone. Je les lis en traduction française, certes, mais je pense que cette sobriété morale et ce style sûr, calme et concis (au sujet de faits continuellement sanglants et horribles) que j’admire sont aussi ceux des textes originaux. En fait, le narrateur d’Un reptile par habitant, lycéen au moment de l’histoire, fait en quelque sorte œuvre de mémorialiste. Il a le ton de celui qui a décidé d’éclaircir un épisode obscur de l’histoire politique du pays, de rétablir les faits avec la volonté calme mais ferme de ne pas se payer de mots ni d’encombrer son propos de jugements ou de sentiments moraux bon marché. Plusieurs fois, il dit au sujet de faits et gestes sans intérêt pour sa narration :  » Passons…  »  » Je négligerai de reprendre ici…  » etc. Trouver le ton, la voix et donc la personnalité de ce narrateur a été très important pour moi.
Lisahohé est presque sans cesse dans la mémoire, c’est vrai. Le narrateur, tout en décrivant le présent, reconstitue page après page le passé non seulement personnel et familial mais aussi collectif et historique. Un reptile par habitant est mémoriel, si je puis dire, d’une manière différente, moins explicite (peut-être). Mais remarquons que Zupitzer, qui porte ce jugement sur les tirailleurs que vous évoquez, est enseignant en histoire.
Oui, c’est vrai, la mémoire est une de mes obsessions… Pas la mémoire imprécise, orale ; mais la mémoire instruite, intellectuelle, parce qu’elle fonde des actes décisifs, des luttes individuelles…
Lisahohé était une quête, Un reptile par habitant est une enquête. Quel lien existe-t-il entre ces romans ?
La haine du traître, de celui qui trahit les siens. Les meurtriers dans mes deux romans considèrent que celui qui trahit l’intérêt collectif empêche la vie d’être.
En fait, une autre obsession chez moi est l’idée de la communauté politique. Je considère profondément que l’être humain ne peut être quelqu’un que dans une réalité politique organisée et sensée. V. S. Naipaul dit quelque part que ce qui importe pour l’homme dans le monde c’est son statut politique. Quel est ton pays ? Ton drapeau ? Et les traîtres de mes romans annihilent cette nécessité vitale.
J’ai lu ce roman comme un vrai faux polar, qui devient à la fin une farce, puisqu’on est en face d’un non-Etat, d’une police fictive et de personnages médiocres, qui ne savent même pas jouir. Partagez-vous cette telle lecture ?
Une fable, oui, qui contient l’idée souterraine de farce.
Un reptile par habitant n’est pas tout à fait un polar ; il n’est pas non plus un roman disons classique. D’autres se concentrent sur des trouvailles linguistiques, lexicales, des effets syntaxiques, etc. ; je cherche, moi, une forme de récit à même de porter ce que sont mes réflexions par rapport à l’Afrique, et à la nature humaine d’une manière générale. Pour moi, l’alternative est soit une existence politique (c’est-à-dire juridique) soit une vie comme dans la savane (ou la jungle, si l’on veut). Je suis un esprit hobbésien. Catégoriquement. Déjà dans Lisahohé, il y a la métaphore de la savane. La savane (africaine) est un type de végétation que j’aime beaucoup, et je suis désolé d’en faire une métaphore de cette sorte. Mais c’est un lieu où les êtres qui y vivent se nourrissent les uns des autres. Chaque jour, éternellement, les animaux y servent de repas les uns aux autres. Les petits de la lionne elle-même peuvent être dévorés par d’autres prédateurs. De même que le crocodile qui sort de l’eau pour pondre des œufs ne fait souvent que servir ainsi leur déjeuner à d’autres animaux. Je ne sais pas si l’on sent assez cette vulgarité extrême : avoir faim et appétit du sang, de la chair de son « prochain ». On connaît cette image de dessin animé où le chat, en regardant l’oiseau dans la cage du salon, voit plutôt un succulent rôti. Il n’y a donc pour les hommes que cette alternative : la savane (chacun s’y nourrit du sang de chacun) ou la politique (les hommes créent leur sécurité et leur émancipation à travers le fait juridique). Je crois être en phase avec mon pays, mon continent. Avez-vous remarqué que, dans le roman, face au cadavre (ou à la disparition) de Katouka, le réflexe de chacun est de craindre aussitôt pour sa vie ? Une peur avilissante pour l’homme. Une peur que nous exposent tous les documentaires sur la vie des animaux dans la… savane.

Editions Gallimard, Collection Continents noirs, Paris, 2007, 11,90 €, ISBN : 978-2-07-078294-9///Article N° : 4704

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Les images de l'article
Théo Ananissoh © C. Hélie / gallimard





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