Polyphonique Polo ou quand le nouchi entre en littérature

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Le nouvel opus poétique d’Henri-Michel Yéré, Polo kouman, Polo parle, publié en mars 2023 aux Editions d’En Bas, est un texte pionnier. Ecrit en double langue, en nouchi sur la page de gauche, en français sur celle de droite, il porte à deux voix le dialogue du parleur Polo interrogeant Demain. Il s’agit du premier texte littéraire écrit intégralement en créole ivoirien.

Le nouchi est un créole des rues populaires de la capitale économique ivoirienne, né dans la bouche débrouillarde de jeunes peu scolarisés, à la fin des années 70 (Kouamé, 2017). D’abord idiome identitaire pour des travailleurs précaires, orphelins ou aventuriers venus à Abidjan dans l’espoir de faire fortune – et que les Abidjanais nommaient « les nouchis » -, ce parler syncrétique mêle une syntaxe et un lexique français approximatif ainsi que des termes issus des langues locales. Rapidement, les petits travailleurs déçus se font voyous, forment des groupes, se défient, deviennent ziguéhis, « redresseurs de torts » face à la violence qui se propage compte tenu de la crise économique. Imprégnés de séries B américaines et chinoises, ils associent le nouchi à une gestuelle guerrière qu’achèvera de propager, quelques années plus tard, la musique zouglou et coupé décalé. Au tournant des années 90, le nouchi devient langue de ralliement pour les étudiants tandis que l’indétrônable Président Houphouët-Boigny s’arroge les services de quelques ziguéhis pour mater les mouvements d’opposition politique. Le plus connu d’entre eux reste John Pololo, chef de file des VS, « Vagabonds Sauvés » ou « Vagabonds Salariés » du premier homme d’Etat[1]. Parce qu’il a un charisme hors pair, qu’il excelle dans les arts martiaux et dans la danse, qu’il dirige une société de gardiennage tout en étant un criminel notoire[2], aussi parce que son assassinat a défrayé la chronique en 2000, il est devenu une légende à laquelle de nombreux Ivoiriens s’identifient encore avec tendresse[3]. Le parleur Polo de notre poète s’inscrit dans l’héritage du célèbre caïd alors que le nouchi entre en littérature.

Bien sûr, depuis quelques années, ces mots se sont diffusés des rues d’Abidjan au-delà du pays. On en trouve même quelques-uns aujourd’hui dans le Larousse français tel que « s’enjailler », « go », « boucantier » ou « brouteur ». Mais aucun texte n’avait encore été écrit intégralement en nouchi. Dès lors, la traduction française en regard interroge.
Par exemple en nouchi :
On est découpé
Pluie a secoué soleil
Pour déchirer nos cahiers (p.24)

Et en français :
Nous sommes morcelés
La pluie a tenté de toutes ses forces
De déchirer nos cahiers (p.25)

John Pololo est devenu une légende à laquelle de nombreux Ivoiriens s’identifient encore avec tendresse[3]. Le parleur Polo de notre poète s’inscrit dans l’héritage du célèbre caïd alors que le nouchi entre en littérature.

La traduction pourrait paraitre superflue pour le lecteur francophone lorsqu’aucun mot issu d’une langue locale n’est employé. Cependant le double texte permet de mesurer l’écart entre le créole et le français standard : suppression des articles par exemple, mais aussi imaginaire référentiel différent puisque ce ne sont pas les mêmes termes mobilisés, « découpé » en nouchi, « morcelés » en français ; « secoué soleil » en nouchi, « tenté de toutes ses forces » en français, etc.

Autre exemple en nouchi :
Les vieux pères ont damé de toi, même chose que les chefs qui ont chicotté libations. C’était moins cher, comme colonne vertébrale on vend au marché. (p.36)

Le sens de ces phrases parait énigmatique tandis que la traduction française semble faciliter l’approche du texte, à moins que l’on se rassure à la lecture d’un français usant d’un lexique plus soutenu – sans que l’hermétisme sémantique n’en soit éclairé :
Tes ancêtres t’ont laissé choir, tels les chefs qui ont bu les libations, achetées comme des colonnes vertébrales souples à la bourse de la bonne conscience. (p.37)

Néanmoins, le lecteur ne doit pas faire fi du genre poétique qui appelle une lecture plus sensible que raisonnée. Le tout n’est pas de se focaliser essentiellement sur un éventuel message – Polo haranguant Demain (en nouchi « Devant ») sans jamais pouvoir le dompter sinon par son souffle poétique, mais bien plutôt de se laisser interpeler par cette double énonciation singulière. Il faut alors reprendre chaque texte à part : le nouchi puis le français, ou vice versa.

Faisant cela, le texte français apparait comme celui écrit au bureau par un poète réfléchissant au sens de l’existence humaine, « Demain, c’est à cause de toi qu’on se bat ». A contrario, le texte nouchi se crie dans une rue populeuse de Yopougon, à quelques pas des apprentis de bruyants gbakas et autres vendeurs de tout ce qui s’achète. L’on imagine que le parleur feint une gestuelle combative pour accompagner son verbe épique (bien plus épique qu’en français) « pour battrer lions » , avec les « sixes tranchants », les « balles de gbahos » pour finir par s’exclamer :
Ils nous ont pas djah, donc on va casser papos. (p.62)
La gouaille nouchi contamine et dompte finalement le français standard qui en perd ses articles :
C’est dans la langue-là je vais te soulever
Pour faire concours de légèreté avec nuages, parce que si c’est pour rester par terre pour regarder la poussière ils ont mélangé avec gasoil, pour regarder le sol ils ont mélangé avec sang des enfants, pour chercher les arêtes de poisson. (p.71)
Effectivement le français standard est « [soulevé] », ce qui réalise bien le souhait exprimé quelques pages avant : Mon but n’est pas de remplacer qui que ce soit ; je suis venu prendre notre place, simplement. (p.29)

Alors le nouchi est à consacrer au rang de langue en entrant en littérature et en étant de la sorte défendu et illustré. Henri-Michel Yéré, assis depuis toujours sur la frontière car né en Côte d’Ivoire, ayant grandi aux Etats-Unis, avant de partir vivre en Afrique du Sud en Europe, aujourd’hui installé en Suisse, nous offre un magnifique voyage poétique qui subvertit les codes de la langue de Molière et pose les jalons de celle de DJ Arafat. Il faut espérer que cet opus soit le premier d’une longue série pour l’écrivain et que d’autres imiteront le geste.

Emmanuelle Eymard Traoré

[1] Voir par exemple le film Les enfants d’Houphouët d’un ziguéhi repenti Sahin Polo (2016).
[2] Dans son roman Debout Payé, Gauz évoque, non sans humour, les sociétés de gardiennage montées par des Ivoiriens en France dans les années 80, notamment par d’anciens « loubards » devenus ainsi chefs d’entreprise.
[3] Voir à ce sujet par exemple l’émission télévisée « Yvidero Show », NCI, du 8 avril 2022, qui rend hommage à John Pololo et d’autres ziguéhis, disponible en ligne [https://www.youtube.com/watch?v=jsTOXbfICks].

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