Pouvoir/Rompre

Regards croisés

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Etre jeune créateur suppose que l’on sache établir une vision du monde bien souvent en rupture avec l’ordre établi. Autrement dit, il faut savoir être démiurge, innover et bâtir une œuvre imaginative et originale qui sait se renouveler à souhait. Un exercice qui n’est pas toujours évident en terres africaines…

La principale raison évoquée pour expliquer les carences de la jeune création africaine se situe au niveau des rapports entretenus avec les pouvoirs en place dans les différents pays. La faute reviendrait donc à l’Autorité qui contrôle et étouffe le génie de nos chers créateurs. Souleymane Coulibaly, journaliste et acteur culturel à Abidjan parle de  » responsabilités partagées « . D’un côté, les artistes fantasment et n’osent pas, de l’autre le Pouvoir veille et détruit.  » Cela dépend, dit-il. Le problème se pose d’abord au niveau des jeunes créateurs eux-mêmes. Très souvent, ils pensent qu’il faut dire forcément des mots ou proposer des créations qui fassent plaisir au consommateur ou à l’Autorité « . L’artiste se met lui-même la corde au cou…
 » De ce point de vue, ajoute-t-il, je pense que c’est d’abord le manque de cran de certains créateurs qui joue. Ils s’autocensurent. Cela dit, j’admets qu’il y a une censure et des pressions diverses, subies par les créateurs de la part de l’Autorité, quel que soit la discipline dans laquelle ils exercent… Cette censure-là se retrouve, sans dire son nom, au niveau des médias d’Etat par exemple, puisque nos pays ne sont essentiellement dotés que de médias d’Etat. Et il est vrai qu’au lendemain des indépendances, un créateur ne pouvait pas se permettre de dire des mots ou de mettre le doigt sur des faits qui mettaient en cause l’Autorité. Sinon les portes de ces médias allaient lui être systématiquement fermées « . Ce n’est que depuis peu – c’est vrai – qu’on a vu fleurir les premiers médias indépendants africains, avec la timide vague de démocratisation du début de ces années 90.
Pedro-Amah, professeur de théâtre au Togo, insiste cependant pour que la notion de  » blocages=autorités  » ne devienne pas une fausse excuse, un faux prétexte dans la mesure où le domaine de l’Art relève surtout de l’initiative privée. Mais il reconnaît quand même que le pouvoir peut représenter un sérieux obstacle à la jeune création :  » Les dictateurs africains sont essentiellement incultes. Alors les rapports des créateurs avec le Pouvoir sont de deux ordres : le griotisme ou la marginalisation. Le griotisme est une forme de prostitution, à cause des prébendes qu’il génère. Il est fait pour les médiocres. Le créateur devient un pion chargé de défendre la politique du régime en place. Quant à la marginalisation, c’est un choix difficile mais très formateur, dans la mesure où la création est une recherche permanente, une constante remise en cause de soi-même. Le revers de la médaille, c’est que face à la misère matérielle, nos jeunes créateurs ambitieux et talentueux sont souvent obligés de s’exiler en Occident, consacrant de ce fait Paris, Londres, New York, etc. comme les capitales culturelles de l’Afrique. Cette situation renforce malheureusement notre dépendance culturelle. Mais entre la créativité et la médiocrité, il n’y a pas de dilemme possible. Lorsque l’Etat est carrent (?), il faut l’oublier et encourager les initiatives privées « . Il cite ainsi ces plasticiens du Togo qui n’attendent pas que les autorités les (organisent(.  » Ce sont des artistes, des jeunes qui se prennent en charge pour justement rompre avec le cercle de la marginalité, sans perdre ce qui fonde leur création. Autrement dit, le pouvoir constitue un obstacle mais ce n’est pas suffisant pour prétendre à l’inaction « .
L’Autorité est souvent désignée du doigt, parce qu’elle n’institue pas un climat propice à la création et ne donne pas les moyens aux créateurs d’exister. Il s’agit du fameux débat sur l’artiste parent pauvre de la société : peu ou pas du tout de jeunes créations culturelles agissantes, parce que peu ou pas du tout de politiques culturelles nationales en Afrique. Par rapport au cas de la Côte d’Ivoire, Souleymane Coulibaly est formel.  » Aux lendemains des indépendances, le ministère de la Culture a tout le temps été le parent pauvre du gouvernement. C’était le budget le plus faible. Et ce n’était même pas un ministère. C’était un Secrétariat d’Etat. Donc il n’y avait de véritable politique culturelle qui prenne en compte tant la dimension traditionnelle que la dimension moderne. C’est comme s’il y avait une volonté délibérée d’affaiblir la culture, dans la mesure où ils étaient conscients que les artistes, de par leur côté marginal, pouvaient ne pas se conformer aux maîtres-mots du pouvoir en place « .
Mais à trop vouloir se faire aider par l’Autorité, l’artiste ne risque-t-il pas de nuire, dans l’autre sens, à la force de son travail ? Si, nous répond Pedro-Amah :  » Il n’est pas bon d’être trop materné. C’est parfois dangereux, parce que l’artiste qui dépend d’une sécurité matérielle venant totalement de l’extérieur… eh bien… quelque part lui aussi perd son âme. Certes, on peut être soutenu et créer mais cela suppose aussi beaucoup de blocages. Et notamment beaucoup d’auto-censures. Parce que les artistes qui s’alignent sur le pouvoir et qui vivent de prébendes sont obligés forcément de s’auto-censurer. Il y a des choses qu’ils ne pourront pas dire, des choses qui ne plairont pas qu’ils voudront faire. Mais ils vont se dire  » Ah ! Attention, ça risque de déplaire. On va me couper les vivres, etc.  » En réalité, ce sont des gens qui acceptent de se ligoter les mains d’une certaine façon « . Or la création est d’abord un hymne à la liberté…
Il paraît clair aujourd’hui qu’un bon artiste n’a pas à jouer les assistés de la première heure s’il souhaite déranger par sa vision du monde et continuer à établir un regard en rupture avec le conformisme supposé de sa société d’origine.  » S’ils attendent tout d’une espèce de mécène qui est l’Etat, s’inquiète Souleymane Coulibaly, il ne faudra plus qu’ils se mettent à casser du sucre sur son dos. Si on veut être autonome, indépendant et profiter de sa liberté totale, je crois qu’il faut être original, imaginatif et savoir se donner les moyens de sa production « . On ne peut pas tout attendre de l’Etat-Providence, ni d’un quelconque mécène, sans y laisser une partie de son inspiration en passant. C’est parfois la meilleure partie de son génie qu’on y laisse d’ailleurs…
Béninois, Camille Amouro, initiateur de la Médiathèque des Diasporas à Cotonou, enfonce le clou :  » Dans nos pays neufs – en tout cas c’est ce qu’on dit -, l’artiste est en dehors de tout système institutionnel. Il n’est pas et ne peut pas être encouragé par l’establishment s’il vise des rêves de transformation sociale. La guerre est très claire : au nom de quoi voudrait-on que celui qu’on dérange donne les moyens de le déranger ? D’un autre côté il est recommandable que l’artiste sache créer non seulement l’expression révolutionnaire, mais aussi les canaux de diffusion possible de cette expression, par rapport à son temps et aux limites inépuisables de son esprit qui fait de lui un artiste. J’affirme que créer n’est pas simple et qu’assumer le choix d’être créateur est encore plus difficile à l’égard de la société. Quiconque méprise cette vigilance cultive des leurres et ne méprise que dédain car il justifie le vieux réflexe conservateur qui veut que l’art, la création, soit un truc de fainéants pour ceux qui sont incapables de réussite sociale. Si les institutions laissent des failles, il en profite pour son expression. Si elles n’en laissent pas, il en invente. Autrement, il n’est utile que pour ces institutions et tout discours qu’il profère en contradiction à cet état de fait n’est que pure démagogie « .

///Article N° : 288


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