Moi, Victor Miesel, les mots sont mes jouets, permettez, c’est Noël, je joue avec mes étrennes. Et je constate dans L’Anomalie, c’est l’intitulé de notre livre prix Goncourt, qu’il y a de plus en plus comme une américanisation de la littérature française. Vous aussi ?… Ah, ben, voilà ! On a l’impression (n’est-ce pas ?) en lisant certains romans français de notre époque, qu’on est en train de lire une traduction américaine, ou alors un roman-film que l’auteur aurait écrit avec l’espoir, le rêve de le voir adapté à Hollywood.
Des airs de déjà-vu
Ah, nostalgie, quand tu nous tiens ! Qui veut lire encore les Françoise Sagan, Frédérique Hébrard et autre Max Gallo ? Ça date du temps où on fumait sans avoir peur de mourir. Bon, oui, il y a encore des irréductibles de cette littérature qu’on dirait aristocrate, regardée aujourd’hui comme snob et bourgeoise, voire élitiste. Ces lecteurs chics s’abreuvent à la plume des gardiens de la tradition, on les connaît, évitons de faire des jaloux parmi les contemporains, je vous laisse le choix de deux ou trois auteurs de votre préférence dans cette catégorie. Moi je les aime bien, soit dit en passant. Mais il n’empêche que les américanistes font des ravages, y compris en librairie. Marc Lévy, le plus gros vendeur de livres made in France, ou en tout cas l’un des plus bankable, a toujours au moins un pied aux States dans ses romans, avec des scénarii à la Syfy. On parle dans son cas de best-seller, un américanisme aujourd’hui très courant chez les francophones, au point où le logiciel Word en français ne le souligne plus.
Je demande à Victor Miesel, ou plutôt lui me demande à moi-Victor Miesel (car on ne sait plus qui de nous deux est vrai) : La French touch en littérature, les bonnes petites histoires tranquilles, à la sauce française, on n’en veut plus ?… J’avais déjà eu cette question à l’esprit avec La carte et le territoire, de Michel Ou-est-le-bec (c’est Noël, holà !), avec L’Anomalie de l’hôtelier, confirmation est faite. C’est de ces romans qu’on dirait en partie thriller, dans le rayon de John Grisham, avec des airs de Déjà-vu, façon Tony Scott, et parfois un zeste d’Halloween, du sang, de la boucherie pour ravir quelques clients au King stéphanois. Ce qui m’intéresse ici, dans L’Anomalie, c’est les rencontres de troisième type.
L’anomalie, c’est de faire ami-ami avec son double
On voit dans L’Anomalie des personnages qui rencontrent leur double, dans une ambiance plutôt détendue, et même décontractée, une fois passée la petite surprise du premier abord avec son pareil. Tout doucement, j’ai rigolé. Parce que, dans la région africaine d’où je viens, les histoires de rencontre avec soi-même sont par nature horrifiques. De celles qui donnent froid dans le dos.
Dans l’imaginaire des peuples de la forêt (forêt équatoriale), rencontrer son double est une prémonition funeste, qui annonce que votre vie va prendre fin dans les prochaines heures. C’est l’ange de la mort, dans la copie conforme de votre appareil. Du chasseur qui s’est rencontré lui-même dans les bois, et qui une fois retourné au village a rendu l’âme, vous en entendrez parler dans nos campagnes en Afrique. Est-ce un phénomène scientifiquement vérifiable ? Euh… vérifiable ou non, je dirais que pour nous autres de la forêt, rien ne pourrait être plus effarouchant qu’une apparition soudaine et spontanée de notre double. A côté, moi je choisis volontiers une accolade avec Frankenstein ; un tête-à-tête avec Hannibal Lecter, une partie d’échecs avec Dracula, je prends aussi.
Mon Anomalie-challenge
Imaginez-vous seul, sous les arbres, longeant la sente sinueuse d’une forêt dense… Soudain, une apparition plus vraie que nature, surréelle, à la limite : juste là, quelques mètres en face de vous, un autre vous-même textuel. L’homme surgi du ventre de la forêt reproduit avec un naturel déconcertant vos faits et gestes. C’est à couper le souffle ? Lui il l’a déjà coupé, plus estomaqué encore que vous de rencontrer son alter ego. Vous vous dessillez les yeux, il se les frottait déjà ; vous les écarquillez, voilà qu’il les a grand ouverts. Sourire jaune, sourire jaune et demi. Vous le mettez en joue – d’accord, va pour le duel –, il braque son fusil sur vous dans le temps où le vôtre est pointé sur lui, à la milliseconde près. Vous sifflez un « Bon Dieu ! » entre les dents, il fait pareil, plus abasourdi. Une vision, une incarnation, un esprit malin… curiosité partagée – justement, il veut savoir : « Qui êtes-vous ? ». La question est énoncée instantanément des deux bouches, du même timbre vocal, au point où vous n’entendez quasiment pas votre propre voix. C’en est trop. Il faut – exécution – rebrousser chemin ; l’homme surgi du ventre de la forêt vous tourne lui aussi le dos. Un dernier regard par-dessus l’épaule, vous rencontrez le sien dans la même gestuelle.
Le village est encore à une bonne distance. Le soir descend. Vous alliez comme à l’habitude pour une chasse nocturne. Ce n’est vraiment pas de chance ; de chasseur, vous vous sentez devenu la proie. Vous marchez, vitement, transpirant la peur et l’angoisse. Il n’y a plus que vous et votre vous-même textuel, dans cette forêt maintenant si étrange, glauque, et pourtant si familière encore avant cet affreux tour de sorcellerie. Il y a aussi les oiseaux qui chantent, le froufrou des feuillages ombreux et rafraichissants, mais vous n’êtes pas dupe : c’est un complot. Votre heure est venue. La forêt, le cosmos, l’univers tout entier conspire à votre perte, à vous rendre fou. C’est sûr, il se pourrait que vous vous rencontriez de nouveau sur votre chemin…
Option A, B et C : prendre la fuite. Hic et nunc. C’est alors que vous engagez une course folle, cependant que votre gémellé fend le mur du son dans le sens opposé, talons touchant la nuque, si terrifié que Dieu même qui de là-haut vous observerait ne saurait dire exactement qui de vous deux au juste serait la réplique de l’autre : « Ah, tous pareils, ces humains ! ».
Eric Mendi, Ecrivain
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PUISSANT !