De Wasis Diop, on retient surtout la modestie d’un habile créateur qui sait construire une musique subtile et riche de rencontres. On le savait fidèle à une certaine éthique professionnelle, située loin du mercantilisme abrutissant et exotisant de la world music ambiante. Mais on connaissait moins sa définition du rôle de l’artiste dans un univers où la notion d’engagement intellectuel dérange plus qu’elle n’interpelle. A l’occasion de la sortie de son troisième album, » Toxu » (Mercury/Polygram), un concentré d’activisme salvateur en temps de crise, le fils lebu (1) du Sénégal a bien voulu répondre à quelques unes de nos questions.
Pourquoi ce titre si particulier ?
» Toxu » dans le sens où je l’utilise signifie la renaissance. Dans un sens quotidien, ce mot veut dire déménager. Mais le déménagement n’est pas une simple affaire. Le déménagement peut même être un acte grave dans une vie. Toujours est-il qu’on décide de quitter un endroit pour aller à un autre endroit. C’est ce que j’appelle la renaissance… parce que partir, c’est renaître.
Qui concerne cette renaissance ? Vous ?
Non, il ne s’agit pas de ma petite personne. Quand je parle… j’espère avoir la prétention de parler au nom de tout un continent. C’est la renaissance de l’Afrique dont il s’agit. Ce mot de renaissance que Nelson Mandela utilise souvent dans ses discours. Ce vieux lion, privé de liberté pendant 27 ans, qui, à sa sortie, trouve encore le monde suffisamment généreux pour continuer à vivre et surtout à y apporter le peu de temps qui lui reste à vivre. Je crois que c’est l’homme le plus élégant qu’il y a sur cette planète aujourd’hui. Lorsqu’il a fêté il y a quelques mois ses 80 bougies, il a invité des enfants à le faire avec lui dans un stade. Ce respect lié aux enfants est un geste qui symbolise aussi la renaissance. Car cet homme pense et sait que la jeunesse, si on ne la gaspille pas, sauvera l’Afrique.
Justement, l’une des chansons, » Samba-le-berger « , évoque l’engagement nécessaire des artistes. Mais en même temps, j’ai l’impression que vous vous imposez certaines limites. Vous dites par exemple » je ne suis pas un va-t-en guerre « …
Je crois que c’est le respect de tout le monde qui me fait dire les choses comme ça. On ne peut rien obtenir en étant dans un discours stérile, je ne dirais pas de violence… mais presque. Quand on veut parler aux gens, il faut utiliser le langage du cur, et sinon, du sourire… C’est indispensable. Je ne suis pas un va-t-en-guerre, parce que je sais que les gens qui sont en face de moi ne sont pas sourds. Pourquoi aurais-je besoin de crier pour être entendu ? En parlant doucement, je serais encore mieux entendu qu’en faisant du tapage.
La notion d’engagement gêne beaucoup d’artistes. Ce rôle de messager, de médiateur ou de passeur auprès du public fait peur aujourd’hui… Certains craignent sérieusement que leur discours ne déborde du cadre qu’ils se sont fixés en tant que créateurs.
L’expression artistique est dans le cadre de la vie. Et l’artiste ne peut pas exprimer quelque chose qui sort de ce cadre. Il se trouve que ce cadre est fait d’événements, de choses multiples, de choses qui vont et qui ne vont pas, de contradictions… L’artiste est un médecin. La mission d’un médecin est de guérir ses malades. Les artistes sont là pour soulager… Ils ont la force de guérir les gens qui viennent les regarder. Je crois sincèrement que l’art serait stérile s’il ne disait rien. En tous cas, ce serait dommage si la simple expression artistique s’arrêtait juste à dessiner des formes… mais qui n’ont pas d’autres contenus que le contenu que le regard veut bien leur donner, si tant est que ce regard soit exact. Malraux disait que le seul cri des hommes face au néant, c’est l’art. Je suis tout à fait d’accord. Face au Néant… de notre vie, c’est-à-dire à l’incompréhension, cet art devient un cri. Mais il ne faut pas le prendre comme un cri stérile, juste pour bercer ou pour nous enfermer dans une illusion, dans un rêve. Il faudrait qu’il y ait un message derrière. Sinon, ça ne voudrait rien dire.
Après plus de 20 ans passés dans l’univers de la musique, est-ce que vous pensez qu’il est possible de confondre votre façon de créer, votre style, avec un genre bien déterminé… Je me demande si on peut vous coller une étiquette !
Il m’est difficile de répondre à cette question… Mon frère, Djibril (2) a essayé, lui, de mettre une étiquette sur ma musique. Il disait que c’était le dago. (3) En wolof, c’est une sorte d’état dans lequel on est en marchant. C’est ne pas marcher vite, ne pas marcher lentement, ne pas non plus marcher normalement au sens où l’on se dirige vers un but précis. Voilà… Quand quelqu’un marche sans but, en tout cas prédestiné ou pré-établi, il est dans le dago. Il ne va pas vers les choses. Mais on ne peut pas dire non plus qu’il attend que les choses viennent vers lui… ça nous arrive d’ailleurs quand on se promène. Les moments où on décide de continuer la promenade, je crois qu’on est dans le dago. Le corps prend alors son véritable rythme. C’est comme si on avait complètement oublié qu’on est en train de marcher. Et là, on n’a vraiment pas envie que ça cesse. Alors, Djibril disait que (rire) ma musique, c’était ça. Mais je lui en laisse la responsabilité (rire).
Mais est-ce que vous avez l’impression que ça se rapproche de ce que vous faites ?
Djibril est très proche de moi. Ou du moins, je suis très proche de lui, parce que c’est mon grand frère. C’est à moi de m’approcher, comme le veut la tradition africaine. Nous avons grandi ensemble. Nous avons partagé le même sein de ma mère, lui, et moi après. Il n’en a pas abusé. Ce qui fait que j’ai pu aussi téter à mon tour. Nous avons grandi dans une plénitude de réflexions, de jeux d’enfants et de bêtises aussi… heureusement. Et donc s’il le dit, je pense que ça doit être ça. Les musiques ont des histoires. La musique, c’est un tout petit peu le reflet de ce que nous vivons tous les jours. En tous cas, en dehors de ce que Djibril a dit, je n’arrive pas à me définir.
En parlant de Djibril Mambety, vous travaillez actuellement sur la musique de son dernier film, qui sortira à titre posthume, à l’occasion du prochain Fespaco, pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Je n’ai pas grand chose à dire sur le film. Djibril nous a toujours étonné… C’est un homme ordinaire. D’ailleurs, il est si ordinaire que ce film-là appartenait à une trilogie. Il en a fait deux, il manquait le troisième. Cette trilogie s’appelle » histoire des petites gens « . Ce sont les petites gens que personne ne voit, qu’on piétine même… en passant. En Afrique, c’est ça. Ces petites gens peuvent être les petits cireurs, les petits vendeurs de cigarette au détail. Djibril était fasciné, attiré par ce monde des petits, cet univers… si généreux, extrêmement organisé, qui représente toute la vie dans sa complexité. Ce sont des gens qui dégagent une grande poésie au quotidien et qui développent une grande solidarité entre eux… Très affectueux. Il pensait vraiment que l’identité humaine, l’expression de la beauté de la vie était là. Le dernier volet de cette trilogie, La petite vendeuse de soleil, n’est rien d’autre que l’histoire d’une petite fille qui veut vendre des journaux. Le journal s’appelle Le Soleil. Elle décide de rentrer et de briser un tout p’tit peu… le monopole tenu par les garçons. Comme c’est une fille, forcément, tous les clients viennent vers elle. Donc elle se fait poursuivre par les garçons qui veulent vraiment la jeter. Cela fait partie de la réalité de la vie africaine. Disons que c’est une réalité qu’on ignore, qu’on ne connaît pas. Mais Djibril a un regard si précis, si généreux que c’est ce côté-là qu’il regarde.
Vous revendiquez le langage du cur, sinon, du sourire… (voir plus haut). Peut-on parler de tout sous couvert d’humour ? Vos sujets sont quand même parfois très graves…
Je pense que c’est bien de se regarder comme ça. De regarder le monde ainsi. C’est aussi une bonne manière de faire passer des messages. L’humour, c’est quelque chose de doux, c’est très difficile d’en faire. C’est difficile à pratiquer. Mais derrière cet humour, il y a aussi une volonté je crois tout simplement de parler de choses simples, dont il faut parler… Et pas autre chose.
Sur ce ton de l’humour, Samba-le-berger s’attaque d’une façon très habile à la question des ‘Sans Papiers’en France…
Ce titre, je l’ai fait sans prétentions… à peu près naïvement d’ailleurs. Ce n’est pas parce que c’est l’actualité. Mais comme je vous disais l’artiste ne peut pas regarder ailleurs que dans son lot quotidien. Je trouve que c’est une question qui me concerne de très près.
Samba, votre personnage a l’air d’incarner une image très positive du voyageur immigré. Mais au-delà du titre, que pensez-vous de cette histoire très complexe qui défraie la chronique ?
On pense ce qu’on veut. Mais il y a une chose qui est essentielle. Samba le berger, Samba s’en va en France (rire) c’est vrai. Mais est-ce qu’il faut le retenir ? Samba est un homme libre. Les bergers sont des voyageurs. Et ce berger-là, s’il décide de laisser son troupeau sur les terres et de partir tout seul, il doit avoir la liberté de suivre son chemin, parce que l’étoile du berger (rire), on peut aussi l’admirer dans les cités du monde entier. On peut la voir à New York, on peut la voir à Paris, on peut la voir partout. Alors, ce berger doit pouvoir continuer sa route… paisiblement. De toutes façons, il est protégé par la convention des droits de l’homme. Ces droits de l’homme sont la mesure qui nous permet, à chaque fois qu’il pourrait y avoir brutalité, de nous souvenir quand même que nous vivons à travers les conventions d’un monde civilisé, qui se veut paisible, qui veut que personne ne soit oublié… sur le trottoir comme dirait François Mitterrand. Que personne ne soit abandonné. Finalement… Samba est un symbole de la société que nous voulons. Une société plus ouverte. Il fait partie de la vie. Sans lui, il nous manquera quelque chose.
Nombres d’intellectuels et d’artistes français se sont retrouvés dans le combat pour la régularisation des ‘Sans Papiers’. D’abord parce qu’il s’agit d’un problème inhérent à leur société auquel il faut apporter une solution. Ensuite parce qu’il correspond à un idéal de gauche. Leurs confrères africains installés dans l’hexagone n’ont pas toujours pris une position claire dans ce débat.
C’est un problème délicat. Dans lequel, on ne s’engage pas comme ça. S’ils ne disent rien, c’est parce qu’ils ont peut-être raison de ne rien dire. Cela peut être aussi une preuve de sagesse. Dire quelque chose, il faut savoir quoi dire…
A nos confrères du Disque Africain, vous avez confié votre courroux contre le mercantilisme exacerbant du ‘djembé tourisme’. On peut appeler ça comme ça, non ?
Oui. La dernière fois que j’étais au Sénégal… A chaque fois que j’ai été dans le pays d’ailleurs, tous les deux/trois kilomètres ou presque… je voyais un camion titan rempli jusqu’au ciel de djembé. Au début, je ne faisais pas attention jusqu’au moment où je me suis dit ‘mais… ces djembé, ce sont des troncs d’arbres’. Voilà ! Et ça m’a fait bizarre. Les gens qui font ça sont vraiment en train de scier la branche sur laquelle ils sont assis. Nous n’avons pas d’arbres et nous détruisons ce qui existe… Il faut savoir que le djembé est fait souvent à partir d’un arbre rare, d’excellente qualité. D’ailleurs, le son du djembé atteste de la qualité du bois. C’est un bois absolument merveilleux. Donc… que l’on fasse des djembé pour les musiciens, je veux bien. Mais qu’on fasse des djembé qui pourrissent à l’entrée de l’aéroport du Sénégal, en partance pour tous les pays du monde. Que chaque touriste puisse se payer son djembé, qu’il va mettre dans son salon, tout en sachant que ce djembé finira par être un truc sur lequel on va poser un cendrier, est-ce que ça vaut le coup ? Et en plus, on le vend à un prix dérisoire… ça aussi, je le dis à travers mes chansons. Quand je demande : Que faut-il faire ? Faut-il crier très fort ? Ou laisser faire les affaires ? Moi, je ne laisserais pas faire les affaires. C’est mon rôle en tant qu’artiste. Je ne suis pas un démagogue. Et j’espère que je serais entendu en tous cas sur les djembé. Les musiciens peuvent en acheter, parce que ce sont des musiciens. Mais ceux qui ne sont pas musiciens, prière de s’en abstenir. Parce qu’en l’achetant, ils participent à la déforestation. Et les forêts… c’est le poumon de la vie. Et si on n’en a pas, l’Afrique va disparaître.
1. Lebu : les wolofs du bord de la mer (prononcez lebou).
2. Le cinéaste Djibril Mambety Diop.
3. Prononcez da-a-go. Guitariste du fabuleux West African Cosmos au milieu des années 70, rat de studio connu pour ses audacieuses collaborations (la bande-son du film Hyènes, réalisé par Djibril Mambety Diop, un album avec la chanteuse Amina, entre autres aventures), Wasis l’élégant s’inscrit dans une grande tradition d’artistes voyageurs qui savent apporter à la fierté des sons du terroir d’origine la force du monde qui les nourrit. Certains le voudraient rock, d’autres l’affirment très world. Lui s’estime avoir le droit d’être un Lebu du Sénégal à la recherche d’une nouvelle tradition musicale urbaine… qui murmure l’universalité du monde. Il n’est pas besoin de se renier, il n’est pas besoin non plus de se laisser figer par le temps et les étiquettes. Il aime le rock parce qu’il lui rappelle la transe et l’immédiateté de certaines musiques africaines. Mais ses racines continuent à l’accompagner dans ses différentes quêtes. » C’est dans le sang qui coule dans mes veines. C’est dans mon rythme cardiaque même « .///Article N° : 671