Acteur, metteur en scène, militant, fondateur de la Comédie noire, sa compagnie théâtrale, et depuis quelques années déjà président de la grande halle de la Villette, Jacques Martial est de ceux que le combat n’effraie pas. Une vocation, un art, des engagements, c’est tour à tour l’homme aux multiples casquettes qui nous éclaire sur son parcours et ses luttes incessantes pour une égalité des chances, non plus utopique, mais accessible à tous.
Très tôt votre parcours d’acteur semble inévitablement tendre vers un engagement qu’on pourrait qualifier de total. Pouvons-nous revenir sur ces combats menés ?
J’ai choisi de toujours militer, car en devenant acteur, je me suis rendu compte que je n’avais pas les mêmes chances que tout le monde et que l’égalité des chances n’existait pas. Elle n’était pas à l’uvre. Ce qui a vite motivé ma colère et mon engagement, en tant que jeune acteur, c’est d’apprendre qu’un directeur de casting ou un producteur tournait rapidement la page sans vous voir, parce qu’il ne cherchait pas un Noir, il cherchait un acteur pour jouer un rôle. Donc voilà, pas d’égalité des chances, quand avant même de se battre pour pouvoir auditionner pour un rôle on est enfermé dans une case ! Je suis militant de l’égalité des chances, pas militant des quotas. Concernant les quotas, avec Calixte Beyala, Luc Saint-Eloy, et tous les autres du Collectif égalité, nous avons alerté le politique sur « l’inégalité perpétuée des chances » et donc l’inégalité de traitement, de réalisation et de développement offerts aux personnes issus des « minorités visibles ». Ça a été un long débat : Pourquoi se battre pour les Noirs et pour quelle raison seulement les Noirs ? C’est un principe pour moi républicain qui est à l’uvre et chacun est concerné par ce sujet. Une société doit tendre vers l’égalité des chances de tous et de chacun. C’est le meilleur cadeau qu’elle puisse se faire. Ce qui ne veut pas dire que tout le monde a les mêmes qualités et arrivera au même endroit. Tout le monde n’a pas la voix exceptionnelle de Roberto Alagna ou d’Aretha Franklin. Tout le monde ne court pas, et cela malgré tout le travail qu’il pourra faire, aussi vite que Marie-José Perec.
Il fallait alerter le monde politique sur une inégalité de fait perpétuée qui faisait que toute une partie de la société française était invisible, cantonnée à des rôles subalternes. L’image qui était renvoyée par la société de sa diversité culturelle, de ceux qui n’étaient pas « blancs » (on pouvait le dire comme ça à l’époque), était une image assez dévalorisante. Donc, comment se construire quand les miroirs nous envoient en permanence une image dévalorisée, une image qui pose des problèmes, déploie une problématique et jamais n’explique une cohésion, un plus, une inventivité, jamais ne raconte une possibilité, une formidable opportunité. Je pense qu’il y a deux manières de considérer une réalité : soit on le vit comme une menace, soit on en fait un défi, une formidable opportunité, une vraie possibilité d’évolution.
Vous évoquiez avant, la nécessité d’éduquer le regard des producteurs télé, des metteurs en scène et du public pour sortir des clichés réducteurs et affligeants dans lesquels on faisait évoluer, mieux vaut dire stagner les acteurs noirs¡K pensez-vous qu’aujourd’hui la question soit résolue ?
Les choses ont évidemment évolué, non pardon, « bougé ». Il fallait faire le travail et on l’a fait. On s’est retroussé les manches pour faire bouger le cocotier ou « le pommier » et il a bougé. Et bien sûr qu’il bouge et que les consciences se sont ouvertes et éclairées. Il faut toujours maintenir la pression parce que les choses, si elles bougent, sont loin d’être satisfaisantes. On est loin d’être arrivé au bout de cette révolution. Il est important que la France continue de s’ouvrir à elle-même si elle veut respirer. Qu’elle retrouve en elle sa capacité à se réinventer et à évoluer avec la réalité des choses et du monde d’aujourd’hui. Et qu’elle cesse de se penser dans une tour d’ivoire coupée du reste du monde. C’est donc tout un travail qui doit se poursuivre ; et l’art et la culture peuvent aider à le réaliser, car concernant la diversité culturelle, le combat reste immense et le terrain à défricher.
Le rapport de la France à son Histoire est donc lié à ce regard voilé selon vous ?
Le rapport de la France, ou plutôt le manque de rapport de la France à son Histoire, est lié au retard et aux problèmes de compréhension de ce qu’est la France aujourd’hui. Effectivement les Français – et je me mets dedans, je suis français – nous n’avions aucune conscience de notre Histoire et de ses enjeux. Par exemple, j’ai appris la colonisation à l’école afin de comprendre à quel point l’armée française était une grande armée quand elle a battu Abdelkader. C’était cela la grande mission civilisatrice. Le déni de la réalité de l’Histoire est grave. Aujourd’hui la psychanalyse nous a permis d’entrevoir les dégâts que peut causer le refoulement dans l’inconscient d’éléments qui dérangent dans le comportement d’individus et si cela se rapporte à une société, il en est de même. C’est ne folle énergie qui est dépensée pour empêcher la réalité simplement de vivre. Maintenant la question est de savoir quelle est l’Histoire que nous partageons et comment en faire le ferment d’un progrès et non pas d’une régression. L’enjeu est de cette nature et il est autant individuel, que social et sociétal.
En 2006, vous êtes promu à la tête de la grande halle de la Villette. Racontez-nous un peu comment vous accueilliez cette nomination ? Vous y attendiez-vous un peu ou pas du tout ?
Ce à quoi je ne m’attendais pas du tout, la stupéfaction si j’ose dire, c’est qu’on me sollicite pour présenter un projet. Le projet s’appelle Les Périphériques, un projet pour le parc de la Villette au moment où le législateur recherchait une personne pour présider cet établissement. Ce qui m’a étonné, c’est d’avoir été sollicité¡K ça s’appelle l’égalité des chances peut-être. A contrario, lorsqu’on n’est pas sollicité parce qu’on est noir par exemple. J’ai demandé au ministre Renaud Donnedieu de Vabres ce qui avait motivé le fait qu’il pense à moi éventuellement pour présenter un projet et plus tard pour le retenir. Il m’a répondu que parmi les dossiers qu’il avait retenus, il avait l’intuition que pour le site de La Villette, il fallait un profil singulier et que moi je suis un artiste. Je sais que ça a pesé extrêmement lourd dans la balance : le fait que je sois un artiste et que mon engagement politique humain et social pour la promotion de la diversité et de l’égalité des chances était absolument imbriqué dans mon parcours artistique. Je crois qu’il a eu raison car ma manière de penser le parc de la Villette, effectivement, se nourrissait de mon expérience d’homme, à l’époque de 51 ans : ce parcours d’homme, d’artiste, d’homme noir, d’homme en même temps ayant vécu, grandi en banlieue, vivant à Paris, ayant un parcours d’artiste singulier autant populaire avec des carrières télévisuelles, qu’une grande exigence aussi dans mes choix de directeur de compagnie.
Est-ce qu’il n’a pas été trop difficile au début de ne pas succomber à la tentation de faire sortir de l’ombre cette minorité dite visible, en ne proposant qu’une programmation axée majoritairement sur cette diversité ?
J’ai bien sûr réorienté la politique de programmation de l’établissement mais une chose qui est certaine, c’est qu’il y a dans les gènes de cet établissement une attention particulière à la diversité. D’abord diversité des formes, artistiques et culturelles : nous sommes un lieu pluridisciplinaire, où l’on retrouve aussi bien le cirque contemporain que les expositions, la danse hip-hop, les cultures urbaines. Cette diversité des formes qui est inhérente à l’identité même de ce lieu, invite au décloisonnement. Je me suis donc trouvé très à l’aise pour aller un pas plus loin. Lorsqu’en 2008 j’ai proposé que la thématique soit sur la folie, c’était déjà une manière de faire bouger les choses. En 2009, avec la saison Kréyol, c’était pour moi aussi une manière de parler de ces questions de diversités sociales, d’inviter les publics à poser un regard renouvelé sur eux-mêmes déjà et sur les cultures créoles, créolisées et ultra-marines, mais aussi de les découvrir. Un véritable voyage. Ce n’est donc pas de l’enfermement, c’est de l’ouverture. Et ici, nous ne nous excusons pas, nous ne culpabilisons pas d’éprouver la richesse et la diversité de la création et de la créativité de tous les êtres humains, quelles que soient leurs races, leurs cultures et voire leurs origines. Non seulement nous ne nous en excusons pas mais bien au contraire nous essayons de le promouvoir de manière volontariste, déterminée et irréductible (rires)
Recevez-vous des projets d’artistes de l’outre-mer, et comment se passent les échanges quand on sait, ô combien, les arts ont la vie difficile là-bas ?
J’ai des collaborateurs qui voyagent dans le monde entier¡K qui regardent tous les projets bien évidemment¡K Après quoi nous choisissons d’une part en fonction des thématiques mais également de toute l’offre que l’on reçoit qui n’est pas toujours de qualité égale ; c’est la dure réalité de ce métier. On regarde et on programme chaque fois qu’il y a quelque chose qui s’impose à nous. On les accueille. On ne s’interdit pas quand les choses sont bien, même si elles sont faites par des artistes venus de la diversité, on dira ça ainsi, on ne s’interdit pas de les programmer.
L’année 2011 a été dédiée aux outre-mer. Qu’avez-vous pensé de cette volonté ministérielle de mettre en avant ces territoires ? Stratégie politique ou volonté réelle de valoriser et faire connaître cette France lointaine, grandement présente dans l’Hexagone ?
Je pense que c’est une volonté réelle et non une stratégie. C’est une conscience politique. Si cette année de l’outre-mer n’avait pas eu lieu on aurait dit : « tiens, ça n’existe pas ». L’enjeu c’est l’après, c’est-à-dire 2012¡K 2013¡K 2016. Comment poursuivre le travail avec les lieux de programmation, les lieux de culture qui se sont mobilisés au cours de cette année de l’outre-mer ?
De même à la Villette on me dit vous refaites quand une « saison kréol » ? En gros, ça veut dire « qu’en est-ce qu’on refait le ghetto¡K ? » Quand est-ce qu’on recrée un moment spécial, une fenêtre qui donne bonne conscience. On se débarrasse de la question et on passe à autre chose ! Non, ce que nous essayons de faire, c’est qu’à l’intérieur de notre programmation si une compagnie venue de l’outre-mer a du sens, répond à ce que l’on recherche pour notre programmation, oui on la programme pour ce qu’elle est. On ne va quand même pas les excuser d’avoir du talent !
Aujourd’hui l’enjeu sera effectivement politique et si le politique ne le fait pas, hélas ! on va se retrouver dans trois ans en disant « alors que pensez-vous de la diversité culturelle et de la difficulté pour les artistes de se faire connaître ? » Le politique est là pour aider à corriger les dérives acquises par ceux qui ont le pouvoir et qui finalement se cooptent entre eux. Pour ouvrir ces portes, il y a nécessité de l’action politique. Donc oui, c’est une stratégie mais dans le sens noble du terme et c’est surtout une conscience. Nous sommes maintenant en 2012, la question que je pose n’est pas tant au monde politique qu’au monde de la culture : « l’année de l’outre-mer est terminée¡K comment est-ce qu’on continue ? » À chacun cette question-là est posée.
Vous êtes également à la tête de la Compagnie de la Comédie Noire, pourquoi la « Comédie Noire ? »
À l’époque en 2000, c’était avant que Marcel Bozonnet n’engage Bakary Sangaré, il n’y avait pas de Noir à la Comédie-Française et je trouvais ça vraiment insupportable¡K insupportable ! J’ai donc appelé ma compagnie « la Comédie Noire » par provocation et pour affirmer aussi une conscience. Premièrement, il n’y a pas de mot tabou, je ne l’aurais pas appelée la « comédie black » et deuxièmement, c’était l’occasion d’associer deux mots qu’on n’associe pas forcément. Le but de cette compagnie était, et est toujours, de promouvoir et de mettre en jeu une présence diverse.
Comment fonctionne cette compagnie ?
Cette compagnie est un outil. Elle travaille un peu moins depuis que je suis à la Villette.
Ce sont plutôt des projets pour lesquels on mobilise l’énergie de la compagnie, et donc de la structure, pour porter ses projets et leur permettre d’exister. Ce sont des gens de toutes les couleurs, de toutes les origines. Ce sont des gens de talent surtout, qui sont porteurs d’une conscience et de valeurs. Et avec tout cela on essaie de faire du théâtre (rires).
Depuis 2003, vous portez sur scène Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. Qu’est- ce qui a motivé votre choix ? Choix personnel ? Demande ? Concertation ?
C’est moi qui l’ai présenté et défendu. Tout projet doit être motivé et défendu avec les gens qui se font les avocats du diable parfois. Mais là je n’ai pas eu trop à lutter car, l’auteur s’imposait.
La nature même de l’écriture d’Aimé Césaire me touchait, j’avais quelque chose de singulier à raconter avec ce texte-là, avec cet auteur. La matière textuelle était pour moi une révélation, une explosion. Je crois que la dimension humaniste et l’appel à la réconciliation dans le réel, et non pas dans le fantasme, sont une chose qui me parlait absolument et que j’ai perçue à travers ce texte qui me paraissait important de porter au théâtre et de faire entendre.
Aimé Césaire et Cahier d’un retour au pays natal disent cela¡K « que c’est à partir de la réalité qu’on peut construire le beau et non pas à partir du fantasme, ni du mensonge ou du refoulé. » Ce texte étant un parcours initiatique de quelqu’un qui ose se confronter à sa réalité dans ce qu’il croit qu’elle a de plus dévalorisante, de plus dévalorisé à l’origine. En fait, c’est en confrontant le réel et la réalité qu’il se rend compte qu’il porte aussi à l’intérieur de cela les outils de sa rédemption, de sa transformation, de son élévation et que le beau aide à construire à partir de cela. Il le découvre en confrontant ce réel et que c’est cela qui peut l’enrichir au plus haut point et enrichir le monde au plus haut point.
Concernant l’hommage de la nation qui lui a été rendu en avril dernier¡K moment fort aussi pour vous on imagine ?
Oui¡K J’ai eu beaucoup de chance à travers l’uvre d’Aimé Césaire et l’homme Aimé Césaire. Il y a eu d’abord le 10 mai 2006, la première commémoration de l’esclavage et de ses abolitions. J’ai eu l’occasion de dire un extrait du Cahier dans les jardins du Luxembourg. Moment extrêmement important. Compliqué en tout cas, à haut risque, le risque que ce n’était pas gagné¡K d’être soit un moment de rien¡K un moment raté, soit un moment de dissension, d’ouvrir place à des polémiques vaines et de rater l’essentiel qui est que cette journée se devait d’être une journée de réconciliation ou en tout cas poser les bases d’une possible réconciliation entre les mémoires, entre l’histoire, entre les êtres.
Vous êtes optimiste¡K
Et je pense qu’à travers ce texte et l’honnêteté intellectuelle dont fait preuve Aimé Césaire au travers de cette uvre, on a réussi à poser les bases de quelque chose de fédérateur. Les bases de quelque chose de commun, de quelque chose de partagé. Ce fut un moment très fort à titre personnel de pouvoir y assister parce que ce sont des messages que l’on envoie au monde, à la nation, à nos compatriotes, à nos contemporains. S’arrêter un instant pour réfléchir un peu des choses qui nous paraissent essentielles. La pensée fait bouger les montagnes. Dans chaque acte posé, chaque événement réfléchi et les raisons pour lesquelles on le fait, la façon de le faire ne sont en aucun cas neutres mais aident à faire avancer les choses sans angélisme parce que la route reste longue et que chaque pas est un pas de plus.
La Villette, janvier 2012.///Article N° : 11677