Série documentaire de 3 x 52 minutes, Noirs de France vient après deux séries télévisées qui ont fait date en 2010 : les sept épisodes d’Afrique(s) d’Alain Ferrari (cf. [critique 9752]) qui balayait l’Histoire du Continent et de la relation africaine de la France, et les trois épisodes de Musulmans de France d’Emmanuel Blanchard, Karim Miské et Mohamed Joseph (cf. [critique 9212]) qui retraçait l’Histoire de l’immigration maghrébine en France. Ces séries sont importantes car elles opèrent un salutaire rappel historique pour sortir de l’ignorance et de l’invisibilité la diversité si souvent déniée ou mise de côté. Elles participent incontestablement à la réécriture et au rééquilibrage de notre récit national, et ce n’est pas rien.
Certes, ce sont des produits formatés pour une large écoute télévisuelle qui évacuent toute incertitude : de riches archives documentaires, un strict respect de la chronologie et un commentaire assuré alternant avec des morceaux d’interviews bien sentis de personnalités reconnues. Le spectateur n’est donc pas convoqué pour s’interroger mais pour adhérer à cet élargissement de son horizon, tant de connaissances que de compréhension de sa propre histoire socio-politique. Mais si ces séries ne sont pas le lieu du débat, Noirs de France est accompagnée d’une multitude d’événements venant compléter la démarche et réintroduisant le dialogue, notamment des tables-rondes et colloques autour de deux expositions marquantes : Exhibitions : l’invention du sauvage jusqu’au 3 juin 2012 au Musée du quai Branly et L’Histoire des Afro-Antillais en France, au cur de nos diversités qui évolue de ville en ville depuis décembre 2011.
Il faut voir ces expositions, participer à ces débats, découvrir ces images, écouter ces chercheurs, mais il faut aussi voir Noirs de France et profiter de la sortie dvd pour la revoir car, comme les autres séries, elle est extrêmement riche en contenus, en archives de qualité, et ouvre des pistes de réflexion nouvelles à chaque vision. Ces séries n’ont cependant pas seulement en commun leur densité éducative mais aussi un parti pris essentiel : partir de l’expression et du point de vue des personnes concernées. C’est sans doute là qu’outre le fait de pouvoir exister, se situe leur radicale nouveauté : notre société se met doucement mais sûrement à se regarder en face. C’est ainsi que le troisième volet de Noirs de France se termine sur une note optimiste.
Exhibitions multiplie les miroirs, parfois déformants, où le visiteur se regarde après avoir regardé l’altérité. Cette remarquable et indispensable exposition se termine par un montage multimédia de Vincent Elka, Qui est votre sauvage ? C’est un peu ce que nous propose Noirs de France : regarder notre Histoire commune en face, c’est nous regarder nous-mêmes dans nos réactions et nos prises de position, mais cette fois en connaissance de cause.
Et pourtant, c’est l’histoire d’une dégradation que nous conte cette série : ce dont nous sommes rarement conscients, c’est qu’après le temps des exhibitions des « sauvages », des intellectuels, hommes politiques et artistes noirs ont tenu le devant de la scène pour s’affirmer avec fierté, comme le montre le premier volet, Le Temps des pionniers (1889-1940). Et que durant Le Temps des migrations (1940-1974), deuxième volet, ce mouvement s’est confirmé et a gagné en importance. Ce n’est que durant Le Temps des passions (de 1975 à nos jours), troisième volet, que la xénophobie se développe à la faveur de la crise et que l’immigration devient un enjeu politique majeur. Le combat se déplace alors vers la mémoire (esclavage et colonisation), pour lutter contre la dénégation ambiante et les discriminations.
Parmi les 35 personnalités convoquées, Lilian Thuram rappelle que la plupart des Noirs rencontrés dans la rue sont des Français. Les rudes conditions de la migration massive des Antillais en Métropole, organisée par le Bumidom*, sont largement évoquées. L’évolution des enjeux politiques est clairement tracée et les archives font mouche, comme l’intervention enfin montrée sur la durée de Jacques Chirac lorsqu’il évoque « le bruit et l’odeur » des voisins de palier africains, forcément polygames et vivant aux crochets des allocations.
En revanche, le niveau artistique et culturel qui nous intéresse à Africultures est plus schématiquement couvert : avec Soprano, Joey Star et Kassav, c’est une fois de plus la musique qui domine, sans que les autres expressions artistiques ne soient réellement abordées. Pascal Légitimus et Jacques Martial ne représentent pas à eux seuls les arts du spectacle. Édouard Glissant, Maryse Condé sont absents. Des choix sont bien sûr nécessaires sur un temps réduit, mais si l’on veut corriger le récit national, il reste essentiel de ne pas réduire la culture noire : l’apport des grands intellectuels et des artistes doit être valorisé. Dans les arts visuels comme dans les arts du spectacle et les arts de la parole ou la mode, des Noirs ont leurs heures de gloire. C’est vrai pour les années quatre-vingt, mais c’était vrai aussi des années soixante/soixante-dix ou de l’entre-deux-guerres où l’on ne peut ramener leur présence dans le spectacle à Joséphine Baker ou Habib Benglia (lequel n’était pas algérien comme l’indique par erreur le commentaire).
Si leur succès sur les scènes artistiques fut un temps presque exclusivement parisien, l’évolution essentielle est qu’il est devenu progressivement national, non pas seulement par l’émergence de personnalités fortes et fortement médiatisées, mais aussi et surtout parce que ces personnalités ne se sont pas seulement revendiquées comme étant fières d’être des Noirs mais aussi parce qu’elles se sont affirmées en tant qu’artistes. Si Audrey Pulvar l’exprime clairement en tant que présentatrice de télévision, cette élévation porteuse d’avenir est peu affirmée dans le troisième volet, alors même qu’elle est déterminante.
Une histoire artistique des Noirs en France serait donc encore à faire, qui permette de dépasser la simple application de l’histoire socio-politique sur l’histoire artistique : le repli xénophobe des années quatre-vingt lié à la tension migratoire cohabite avec la prise en compte des auteurs noirs en littérature comme au théâtre, tandis que le festival de Cannes et la critique célébraient des films d’Afrique. Les raisons de cette contradiction sont complexes et la réalité ne se limitait pas à une invisibilité. On attendait des artistes noirs qu’ils portent un rêve d’ailleurs alors même que leur sujet était leur entre-deux culturel, bien plus ancrés dans la diversité de la société que les attentes auxquelles ils étaient et sont encore confrontés !
Il n’en demeure pas moins que les écrans de télévision restent aussi pâles que les bancs de l’Assemblée nationale et qu’un Obama français reste inimaginable. La force de Noirs de France est de marquer combien la lutte des Noirs pour leur reconnaissance en tant qu’êtres humains méritant l’égalité s’inscrit dans une continuité, qu’elle fait entièrement partie du récit national français, et qu’elle a encore de l’énergie à fournir pour arriver à des résultats tangibles. À voir et à revoir, tous à vos cassettes !
*Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer, organisme public chargé d’organiser les migrations vers la Métropole, créé en 1963 par Michel Debré et remplacé par [l’Agence nationale pour l’insertion et la promotion des travailleurs d’outre-mer] en 1982, à la suite de l’arrivée de la gauche au pouvoir.///Article N° : 10586