Rares sont les ouvrages en France qui analysent de manière à la fois habile et érudite le mode d’emploi de cette idée qui taraude l’Occident depuis plusieurs siècles. Mais plutôt qu’un mode emploi, c’est-à-dire un manuel d’utilisation, Rokhaya Diallo va au-delà, nonobstant ce titre un peu trompeur. En réalité, elle instruit le procès du racisme sans jamais manquer ni d’esprit ni de justesse.
Je suis dans l’Eurostar avec une collègue et de fil en aiguille notre conversation en vient à cet autre collègue, Congolais, qui vit à Bordeaux. « Il est maintenant marié, tu sais, il a pris une femme d’ici », me dit-elle. « Tiens ! », je repartis, avec surprise. « Tu veux dire qu’elle est blanche ? ». « Oui, elle est française », ajoute-t-elle. Pour elle, blanche, et pour moi, noir, il n’y avait pas de doute. Elle voulait dire que notre ami commun congolais avait épousé une Blanche, une Française. Car l’usage des mots « Française » et « Blanche », des termes usités de manière interchangeable dans le langage courant, conduit à cette aberration qu’un Blanc ne peut qu’être français et qu’un Français est forcément blanc. Quant aux Noirs et aux Arabes, ils sont placés sous une enseigne d’extranéité qui viole les principes de la République. Ma sur, par exemple, qui est mariée à un Français, ne l’identifie jamais comme un Français mais comme un Antillais. Serait-elle mariée à un Berrichon qu’elle l’identifierait tout bonnement comme un Français. De ces deux anecdotes, j’en tire qu’être Noir et Français, être Arabe et Française forment des couples identitaires incongrus qui pour entrer de plain-pied dans la République doivent se déparier, divorcer et s’oublier.
Sur la sellette de Racisme : mode d’emploi se tient une idée qui remonte au moment où l’Occident se lance à la conquête de peuples que Rudyard Kipling (l’auteur du Livre de la Jungle) essentialisait comme étant « mi-enfant, mi-démon ». Au fil de 19 chapitres succincts, Rokhaya Diallo verse les pièces à conviction au dossier du racisme, un dossier volumineux qui établit une image peu flatteuse de la société française, surtout lorsqu’elle la compare au monde anglo-saxon. Le grief principal, surtout venant de Français non-blancs, qui appartiennent donc au groupe des minorés, concerne un fait qui saute aux yeux : parce qu’être Noir français ou Français noir confine à l’oxymore, à l’illogisme, les Noirs doivent sans cesse justifier leur citoyenneté. La République les tient dans une camisole de force, la race, qui ressemble fort aux habits neufs de l’empereur, et les somme de sintégrer (même s’ils vivent dans la République depuis des siècles) tout en leur refusant, à cause de leur mélanine, ce que l’auteur américain W.E.B Dubois qualifiait de « salaire psychologique », salaire que reçoit tout Américain blanc en vertu de sa blanchité.
D’ailleurs Rokhaya Diallo s’assure bien que le lecteur comprend la supercherie qu’est le racisme. Dans un chapitre intitulé « Les races, ça existe ou pas ? », elle règle une bonne fois pour toutes son compte au mythe des origines. Qui précède l’autre ? L’uf ou la poule ? Le racisme ou les races ? Concept fumeux et sans fondement biologique, les races sont le produit du racisme. « C’est le racisme qui fait exister les races et non l’inverse », affirme Diallo. Mais faut-il encore expliquer comment la République qui a répudié toute notion de race continue à pratiquer le racisme. Qu’à cela ne tienne ! Diallo montre comment par un savant subterfuge, le racisme en République glisse de la race à la culture sans jamais perdre de sa superbe ; en somme, un racisme sans les races continue à sourdre de tous les recoins de l’Hexagone, saturant les consciences et les médias et ravalant les minorés dans un statut de « demi-citoyen ».
Si le racisme était un travers individuel, il suffirait peut-être de préconiser aux racistes des cures de désintoxication comme on en prescrit aux toxicomanes. Mais il est un fait de société, argue Diallo dans un chapitre intitulé « Racisme, qui es-tu ? », qui persiste grâce à un arsenal social qui accumule stéréotypes, préjugés, et discriminations en tous genres. A quoi attribuer cette persistance du racisme en France alors qu’on s’attendrait à ce qu’il s’estompe notamment au vu des statistiques indiquant une diminution constante de l’immigration en France ? Pour Rokhaya Diallo, la France est « effrayé[e]par sa métamorphose ». Elle refuse la trajectoire naturelle qui fait changer les sociétés, les transforme, et les amène à se réinventer sans cesse. La France, au contraire, s’agrippe à une identité anachronique, une série d’images d’Epinal, qui ne correspondent plus ni à son paysage démographique contemporain ni au zeitgeist de la mondialisation.
L’ouvrage de Rokhaya Diallo bat en brèche les discours incantatoires de ceux qui, à gauche comme à droite, attisent les démons de la haine tout en promouvant toutes ces pratiques qui banalisent l’intolérance au nom de la laïcité. Levant le voile sur le mythe de la laïcité, à la suite de Pierre Tevanian, elle montre dans le chapitre « Islamophobie ou arabophobie ? » comment la laïcité en France est devenue une forme d’intégrisme discriminatoire, tolérant, par exemple, la « catho-laïcité », mais brandissant le spectre de l’islam irrationnel et dangereux. En bonne érudite, elle attribue également cette laïcité islamophobe à une « reformulation polie et respectable d’une arabophobie ancienne et ancrée ».
Diallo n’est pas non plus tendre vis-à-vis des minorés eux-mêmes et la contribution essentielle de son ouvrage est de montrer comment à défaut d’intégrer la République, certains minorés intègrent son intolérance et finissent par nourrir une haine de soi, de son apparence, de ses cheveux, de son épiderme, etc. D’autres se taillent un costume sur mesure d’Oncle Tom et quand ils ou elles revendiquent un changement, c’est pour se hisser sur le pavois où trône l’élite des majoritaires et pouvoir toiser tous ces Noirs et tous ces Arabes de France qui galèrent et ne doivent en vouloir qu’à eux-mêmes de ne pas avoir su monter dans l’ascenseur de la République. L’ascenseur social n’est pas en panne, comme le déplorent les jeunes de banlieue. Il fonctionne bien, sauf que les Noirs et les Arabes préfèrent « glander » au bas des escaliers quand ils ne se livrent pas aux « tournantes » et à des trafics illicites dans les caves de leurs HLM. Diallo a raison d’indiquer que l’ascenseur ne s’arrête pas à tous les étages et que les minorés pour s’en sortir dans une France qui les a indexés doivent consentir un effort prométhéen.
Avant de proposer « comment sortir du racisme », si tant est que cela soit possible, Diallo balaye d’abord d’un revers de la main les solutions qui semblent aujourd’hui séduire la société. Faut-il promouvoir le « culte du métissage », se demande-t-elle ? Non, justement. Le métissage n’est pas la fin du racisme parce qu’il diluerait les « races », et cela, soit parce que comme aux Antilles il engendre une colorimétrie presque risible s’il n’était pas pernicieux ou soit parce que, l’exemple des Etats-Unis offre un cas classique, la société n’en continue pas moins à cliver les groupes en fonction de leurs « races » tout en répudiant nominalement le statut du « métis ». Le salut viendrait-il alors des wiggers (contraction de white et nigger pour qualifier le « négrophile ») ou de ceux que Memmi appelait le « colonisateur de bonne volonté » ? Fanon ne disait-il pas que « celui qui adore les nègres est aussi « malade » que celui qui les exècre » ? Serait-ce la « diversité », mantra politico-médiatique porté sur les fonts baptismaux aux lendemains des révoltes de 2005, qui nous délivrera de la tentation raciste, interroge-t-elle ? Nenni ! « Ériger la diversité en principe, c’est entretenir l’altérité », s’insurge Diallo. Tant que l’on ne nous montrera pas ce « mystérieux pays des Divers », d’où sont issues toutes ces personnes dont aujourd’hui la France se targue, il nous sera difficile de ne pas voir dans la « diversité » qu’un énième stratagème pour botter en touche le dossier épineux du racisme en République.
Comment donc mettre fin au racisme ? Diallo y consacre le dernier chapitre de son ouvrage en préconisant que les lois antiracistes soient assorties de sanctions rigoureuses et s’appliquent avec la même sévérité que les lois qui condamnent les propos et les pratiques antisémites. Eradiquer le racisme ressortit sans doute à l’idéalisme et aspirer à une France post-raciale peut paraître un tantinet chimérique. Mais commençons d’abord par une révolution de l’ordre sémantique où la carnation d’une personne ne détermine plus sa carrière et où « Français », « Antillais », « Arabe », « Noir », et « Blanc » ne servent plus à arc-bouter des maximes meurtrières et des opinions armées.
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