Razzia sur l’art nègre

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Alors que le Musée des Arts dit « premiers » s’installe définitivement quai Branly, on ne peut ignorer que deux statuettes nok y sont exposées, en provenance du Nigeria, issues d’un trafic illicite international. Aujourd’hui, le Nigeria, Far West africain et géant économique, est devenu l’Eldorado du pillage archéologique sur le continent. Enquête (gonzo-galala ?) sur un business aux ramifications désormais internationales.

Ile-Ife, Nigeria, capitale spirituelle et historique du royaume yoruba. J’accompagne le peintre Segu Adeku qui me guide le long des couloirs du musée particulièrement délabré du Palais de l’Ooni, chef spirituel yoruba. La plupart des vitrines poussiéreuses sont désespérément vides de tout objet d’art de quelque intérêt. Sur des étiquettes hâtivement recouvertes, on peut lire : « dérobé in 1989, 1994, 1998… » Segu Adeku commente placidement : « Les terres cuites et les bronzes dérobés sont sans aucun doute, à l’heure actuelle, dans la collection d’un riche Américain à Atlanta, dans le coffre-fort d’un yakusa japonais, ou quelque part en transit dans une zone franche de Lugano ou de Genève… Il n’y a pas que nos footballeurs et le bonny light (le pétrole, ndlr) que l’on pille au Nigeria… La razzia sur nos statuettes, masques, fétiches, gardiens de notre mémoire, va bon train. Et pour une pièce vendue, un site archéologique est détruit au bulldozer. » Et d’enchaîner illico : « Le pillage des arts, c’est comme l’esclavage : on nous vole notre identité. »
« La fièvre nok »
Ce propos amer, voici des années que les intellectuels nigérians le répètent. Dès 1986, l’artiste et le scribe Wole Soyinka poussait dans son discours de remerciement à l’Académie royale de Stockholm, qui venait de lui attribuer le prix Nobel de littérature, une diatribe extrêmement sévère contre l’ordre colonial, et en particulier le pillage des arts africains : « Ce passé doit s’adresser à son présent. » Pour illustrer son propos, l’écrivain nigérian faisait allusion aux expéditions comme celle de l’Allemand Léo Frobenius, célèbre anthropologue et historien de l’Art yoruba, qui razziaient et troquaient ces objets sacrés par centaines, à la fin du XIXe siècle dans le golfe du Bénin. Le siècle qui suivit n’a malheureusement pas arrêté cette hémorragie. Au contraire. Depuis la guerre du Biafra, en 1967, cette grande braderie s’est amplifiée sous les différentes dictatures militaires, jusqu’à la récente « democrazy » de l’ère Obasanjo. Et, aujourd’hui même, les fouilles sauvages des nécropoles dans la région du plateau de Jos, ainsi qu’à Katsina, et, au Nord, à Sokoto, s’effectuent toujours sous l’œil attentif et complice de l’armée nigériane. Car avec la République démocratique du Congo (RDC, ex-Zaïre), le Nigeria est l’un des États-cibles de cette nouvelle ruée vers l’art organisée par des collectionneurs occidentaux peu scrupuleux, et relayée par des trafiquants locaux, principalement haoussas.
Nok en stock
Bien que le filon des terres cuites nigérianes semble se tarir, celles du site d’Ife et, plus particulièrement, les statuaires nok – de cette civilisation remontant au IIe siècle avant J.-C. et dont on ne connaît quasiment rien, lointain ancêtre des Yorubas -, sont plus que jamais recherchées par les professionnels du marché interlope de l’art primitif. Pour les collectionneurs, les Nok sont en effet des objets mythiques pratiquement impossibles à dénicher sur le marché international de l’art : et quand bien même, elles peuvent se négocier à plusieurs centaines de milliers d’euros chez Sotheby’s ou Christie’s, qui, trop souvent d’ailleurs, se soucient comme d’une guigne de leur provenance frauduleuse. On peut aussi en dénicher chez de grands marchands de Paris, Bruxelles, Francfort ou New York. Bref, ce sont des valeurs refuges. Acheter un chef-d’œuvre nok est un placement peut-être aussi sûr que de jouer sur le marché du CAC 40.
La filière haoussa
Chez les Yorubas, tous ces objets sont magiques et affirment leur culture, leur histoire, leur passé. Ils sont, pour reprendre Aimé Césaire, « Chair de la chair du monde palpitant du mouvement du monde ». Séparer ces objets de leurs sources, c’est les rendre muets à tout jamais. Depuis l’indépendance, les lois nigérianes sont formelles : toute pièce archéologique extraite du sol est propriété de l’État et ses exportations strictement interdites. En dépit de ces dispositions, le Nigeria continue pourtant à se vider des témoignages de son passé. En décembre 1994, au musée d’Ile-Ife, une trentaine de pièces inestimables sont volées : des bronzes et, surtout, ces douze fameuses têtes d’Ife, d’un réalisme minutieux et unique en Afrique, datées du XVIè siècle. Connues internationalement, elles ont été exposées dans de nombreux musées prestigieux européens et américains, reproduites dans divers catalogues. Six mois plus tard, deux d’entre elles sont proposées à un antiquaire parisien, via une filière nigériane passant par le Togo. Elles seront finalement reprises par l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels (OCBC) avant d’être restituées à l’ambassadeur du Nigeria qui les reçues non sans quelque embarras.
Plus récemment, ce fut au tour du musée de Jos d’être visité. Puis celui d’Ibadan qui se retrouva mis à sac. Pour acquérir l’objet rare, une adresse est souvent citée par les spécialistes : la rue des Arts à Lomé, proche de l’hôtel du Golfe. Là, se trouvent des boutiques d’objets artisanaux et de faux fétiches vieillis prématurément dans la lagune, pour les touristes de passage. La plupart de ces galeries artisanales se dédoublent, derrière le kitch apparent, d’entrepôts achalandés en pièces rares à la provenance illicite. Leurs marchands, le plus souvent bambaras ou haoussas, font des aller-retour avec le Nigeria pour se livrer à leur trafic. « Il faut graisser la patte, à l’armée, aux douanes, aux notables et aux fonctionnaires des musées avant de pouvoir recevoir les objets dérobés… On appelle ça egunje, la nourriture, le manger. C’est l’équivalent du pourboire », confie El Hadj Ismaïla H…, qui possède une officine à New York et fait transiter ses containers de marchandise par le port de Lomé. Selon ce dernier, la valise diplomatique peut éventuellement prendre le relais.
Certificat d’authenticité
Les objets qu’il propose aujourd’hui sont sortis du Nigeria à une date récente et sans autorisation. Dans sa succursale encombrée, une figurine nok se négocie à partir de 30 000 euros. L’acheteur devra toutefois se méfier des faux et exiger le certificat de thermoluminescence. Du Togo, l’exportation des œuvres est parfaitement légale. El Hadj Ismaïla H… assure lui-même le conditionnement et l’expédition. Il délivre un reçu officiel et la douane un visa de sortie régulier, en bonne et due forme. C’est bien plus facile que pour un migrant sans papier qui tente de franchir les frontières de Shengen. L’œuvre d’art peut alors débarquer en Europe, aux États-Unis ou au Japon. Certains experts reconnus en art primitif affirment officieusement que beaucoup de musées et de fondations restent toujours peu regardant sur la provenance de certaines pièces pour constituer leurs collections. En juin 1997, le Conseil international des musées (ICOM) dévoilait dans l’édition de sa brochure Pillage d’Afrique que les réseaux de la contrebande de l’art primitif n’avaient rien à envier à ceux du trafic de drogue ou d’armes. Depuis, silence radio. Et ici, encore la mondialisation, la rapidité des échanges planétaires et l’importance des sommes en jeu ont multiplié les circuits illégaux. Selon Interpol, le marché de l’art volé serait ainsi la seconde source de criminalité internationale organisée après le trafic de drogue.
Le syndrome de « L’Oreille cassée »
En avril 2000, Jacques Chirac inaugurait les salles du Pavillon des Sessions au musée du Louvre, aux côtés du marchand d’art primitif Jacques Kerchache. L’entrée des « primitifs » au Louvre s’avère être un succès. Mais c’est aussitôt l’occasion d’une violente polémique, en raison de trois terres cuites nok qui y sont exposées. Elles avaient été achetées en Belgique en 1998 entre 77 000 et 350 000 euros. Des pièces extrêmement chères à cause de leur rareté. Légalement, elles appartiennent à l’État nigérian, qui en a officiellement interdit la sortie ; ce qui ne les empêche pas de circuler sur le marché interlope de l’art primitif. Finalement, un accord a été signé avec les autorités nigérianes le 7 avril 2000 par M. Stéphane Martin pour le quai Branly, et M. Ojo Maduekwe, ministre nigérian de la Culture et du Tourisme, en présence du président du Nigeria Olusegun Obasanjo. Mais le 15 novembre 2000, coup de tonnerre au siège de l’Unesco : Lord Renfrew, éminent archéologue et professeur à Cambridge, dénonce la France et son président, coupables d’avoir participé au pillage du tiers-monde en achetant des pièces archéologiques protégées. Un accord hypocrite survient : le Nigeria reste propriétaire des trois œuvres achetées par le quai Branly ; le musée français les garde en dépôt, en attendant, pour vingt-cinq ans renouvelables. C’est le syndrome de L’Oreille cassée quand Tintin, reporter increvable, ne sait plus ou donner de la tête avec la prolifération des fétiches… De sa jungle imaginaire. Feitiço…
Coup de bambou
Au Nigeria, comme un peu partout sur le continent africain, les pillages et les vols d’objets d’art sont ainsi devenus une pratique courante de l’économie informelle. On ne connaîtra sans doute jamais le coût de cette ponction ininterrompue, non seulement économique, mais culturelle et sociale. Il est à craindre qu’à cause de ces spoliations, souvent liées aux guerres et aux famines, des pans entiers de l’histoire de certaines civilisations africaines ne puissent jamais êtres appréciés et reconnus. « Il devient urgent et nécessaire de protéger le peu de biens culturels qui reste à l’Afrique, face au cynisme des marchands d’art et des collectionneurs », affirme avec conviction Segu Adeku, dirigeant nonchalamment ses pas hors du musée délabré d’Ile-Ife.

///Article N° : 6753

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