Dans le débat sur le retour des biens culturels, quelle que soit la façon de le présenter et les perspectives envisagées, la situation en Afrique est fondamentalement différente de celles des autres régions ou cultures du monde qui peuvent prétendre légitimement à ce retour (1).
Quand Amadou-Mahtar M’Bow, alors directeur-général de l’Unesco, invitait dans son appel de 1978 les musées et autres institutions « qui ont les collections les plus significatives à partager largement les biens qu’ils détiennent avec les pays qui les ont créés et n’en possèdent, quelquefois, même plus un seul exemplaire » ou à renvoyer des objets dans leur pays d’origine « pour que de jeunes générations ne grandissent pas sans avoir jamais eu la possibilité de voir de près une uvre ou une création artisanale de qualité fabriquée par leurs ancêtres », il faisait en même temps une description fidèle de la situation des pays africains au sud du Sahara. Mais dans le débat sur le retour des biens culturels, quelle que soit par ailleurs la façon de le présenter et les perspectives envisagées, la situation en Afrique est fondamentalement différente de celles des autres régions ou cultures du monde qui peuvent prétendre légitimement à ce retour. Par rapport aux résultats ou aux conséquences de la perte par l’Afrique de son patrimoine culturel, ce ne serait pas juste de penser ou de laisser penser que son cas est assimilable aux autres.
En effet, quand bien même les marbres du Parthénon ne retourneraient pas en Grèce, les jeunes grecs d’aujourd’hui ont la chance de disposer d’institutions muséales ou patrimoniales suffisamment riches en témoignages de la civilisation grecque, et qui tiennent une place importante dans leur éducation, alimentant leur imaginaire et leur réflexion sur le monde. Quant aux communautés amérindiennes ou aborigènes, aussi complexe ou difficile que soit leur situation, elles partagent une proximité géographique et politique dans le cadre d’États forts où leur droit au patrimoine a été reconnu et progressivement pris en charge. L’Australie, le Canada ou les États-Unis d’Amérique sont des nations organisées qui ont mis au point des dispositifs de réparation et de médiation vis-à-vis de ces communautés, certes à la suite de luttes menées par de puissants mouvements de droits civiques. De même, la situation d’un pays comme l’Égypte est différente de celle de la plupart des pays africains concernés ; si elle peut légitimement prétendre à posséder certaines pièces de son héritage culturel historique qui lui échappent, l’Égypte n’est pas en situation de manque, au regard de ce qui est resté sur place ; le Musée national du Caire présente 23 000 objets à ses visiteurs et en conserve plus de 250 000 dans ses réserves ; les services des antiquités égyptiennes sont maîtres de l’essentiel des collections de l’Égypte ancienne.
Que ceux qui ont du mal à appréhender ces données essayent d’imaginer que l’essentiel des collections des musées européens d’histoire et d’art témoignant des civilisations grecque, romaine, de la Renaissance, etc., jusqu’au début du siècle dernier, se trouve hors d’Europe, pour comprendre les manques et les traumatismes que cela représenterait pour les fondations historiques, philosophiques, technologiques des cultures européennes, et pour les héritiers de ce patrimoine. L’univers du virtuel, de l’Internet et du numérique suffirait-il à panser les plaies ouvertes ?
La dimension massive, quantitative et qualitative de la perte est la principale caractéristique de la situation de la plupart des pays d’Afrique subsaharienne. Chacun des grands musées européens, américains ou japonais d’art ou d’ethnographie africaine possède souvent plus d’objets d’origine africaine que l’ensemble des musées des pays sources réunis et ce, dans une proportion impressionnante. À titre d’exemple, le seul Musée royal des Tropiques de Tervuren (Belgique) détiendrait plus de 200 000 objets des cultures de la République démocratique du Congo alors que l’ensemble des inventaires nationaux de ce pays et des pays alentours réunis ne dépasserait pas 60 000 objets. À quelques rares exceptions près, les inventaires des musées nationaux africains ne dépassent guère 3 000 objets dont la majorité est de qualité et d’importance relative.
L’histoire de la colonisation de l’Afrique n’est pas étrangère à la situation qui vient d’être décrite ; elle est à l’origine d’une autre dimension de la spécificité africaine : le ressentiment encore vivace dans les « pays sources » africains, comme le prouvent.les polémiques récentes qu’a connu la France sur son passé colonial. Les « équations malhonnêtes » dont parle Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme sont-elles vraiment derrière nous? Du point de vue des pays anciennement colonisés, il est curieux que la question de la restitution des biens spoliés pendant la Seconde Guerre mondiale soit reconnue comme légitime et traitée par les conventions internationales, alors que celles des butins de guerres coloniales, ou des « expéditions punitives » ne peuvent être fondées sur des principes similaires. Une troisième dimension fondamentale du cas africain est la faiblesse des musées du continent ; c’est du reste l’un des deux arguments majeurs, les plus couramment évoqués pour trancher – provisoirement – cette question, l’autre, relativement récent dans ce débat, étant l’universalité du patrimoine culturel. Ce diagnostic de faiblesse étant partagé presque à l’unanimité, c’est autour des solutions pour en sortir qu’il faudrait construire les actions de solidarité. Mais il faut reconnaître ici un handicap de taille : les politiques et les décideurs africains accordent peu d’attention donc peu de ressources à ces questions. À vrai dire, ils ne les connaissent pas sérieusement et n’en prennent pas la juste mesure, peut-être aussi parce qu’il y a trop peu de compétences autour d’eux pour les éclairer.
Il convient de rendre un hommage particulier à certaines organisations internationales: à l’Unesco pour son travail à travers les conventions internationales de protection du patrimoine, à l’ICOM pour le creuset de réflexion qu’il représente, à l’ICCROM pour la consistance de ses engagements en Afrique à travers le programme PRÉMA et le soutien au CHDA et à l’École du Patrimoine africain. Malheureusement pour valoriser leurs actions, les organisations internationales surévaluent souvent leurs résultats alors qu’elles sont encore loin du compte. Si l’on convient que la formation professionnelle est la clé du renforcement des institutions patrimoniales en Afrique, il faut y travailler sérieusement. L’organisation de séminaires, ateliers ou autres conférences internationales ne peut remplacer de véritables cursus de spécialisation. Fournir des manuels de conservation à des personnes qui n’en ont pas la formation initiale ne fera pas d’elles des conservateurs compétents, capables d’assumer les responsabilités attendues d’eux dans la gestion du patrimoine du continent, pas plus que donner des manuels à des diplômés en biologie humaine ne les transformerait en chirurgiens. Il faut renforcer ou construire les capacités en Afrique pour atteindre la masse critique nécessaire à l’impulsion de dynamiques internes solides.
Et puis ces organisations membres ou proches du système des Nations unies devraient être plus attentives aux conséquences en Afrique des politiques macroéconomiques imposées par les institutions de Bretton Woods (Banque mondiale et FMI) et leurs satellites. Dans bon nombre de pays africains, la baisse inexorable des effectifs du secteur patrimonial est programmée depuis quelques années ; alors même que ces effectifs étaient insuffisants, ils ont baissé en moyenne de plus de 50 % depuis les années 1990. Un peu plus de discernement aurait permis d’éviter la situation difficile de la gestion du patrimoine sur le continent.
Les professionnels des musées comme les politiques éclairés des pays africains partageraient sans hésitation le concept d’universalité du patrimoine culturel, s’ils étaient sûrs qu’il était sans arrière-pensée et que ce n’était pas un nouvel habillage du droit des vainqueurs à la rapine, ou une formulation policée des idéologies persistantes de volonté impériale. Ils reprendraient à leur compte les propos d’Amadou-Mahtar M’Bow: « Ils savent que la destination de l’art est universelle ; ils sont conscients que cet art qui dit leur histoire, leur vérité, ne la dit pas qu’à eux, ni pour eux seulement ». Par ailleurs, si la proposition qui consiste à placer certains trésors des grands musées « sous responsabilité internationale, pour assurer et leur protection et leur circulation, dans tous les sens » paraît prématurée, relève-t-elle seulement du rêve comme semble contraint de le penser son auteur Hugues de Varine ? (2). Sans même s’en référer aux revendications parfois tonitruantes de mouvements militants, la situation n’est pas aussi figée qu’on le pense; dans le cadre des partenariats professionnels, sous l’impulsion parfois des responsables politiques du « Nord » les positions bougent. Il faudra bien reconnaître un jour le déni de justice et construire ensemble les modalités pour restituer plus largement aux peuples d’Afrique les « armes miraculeuses » de ce patrimoine dont ils ont besoin pour prendre conscience d’eux-mêmes et se projeter vers l’avenir.
1. L’opinion exprimée dans ces lignes est personnelle et n’engage que son auteur. Celui-ci reconnaît toutefois qu’il est redevable à l’École du Patrimoine africain – l’ÉPA -, pour les multiples opportunités de rencontres et d’échanges qu’elle lui offre du fait de sa position privilégiée d’observatoire de l’état des lieux du patrimoine en Afrique, y compris de l’état d’esprit des différents acteurs techniques ou politiques qui en ont la charge.
2. In Nouvelles de l’ICOM, vol 58, n° 3, 2005.///Article N° : 6752