Depuis 2005, la revue de l’Unesco, Museum International, mène une réflexion sur les nouvelles problématiques mondiales des musées et du patrimoine. Dans ce cadre, elle organise des débats publics au siège de l’Unesco à Paris. Le dernier s’est déroulé le 5 février 2007, avec pour thème « Mémoire et universalité : de nouveaux enjeux pour les musées ». Ce texte reprend le document de présentation de ce débat qui a réuni des professionnels venus des cinq continents (1).
Le thème du débat de 2007 est « Mémoire et universalité : De nouveaux enjeux pour les musées ». L’objectif est d’examiner comment, aujourd’hui, on peut concilier la mémoire des pays et des communautés contenue dans les objets et biens culturels et la mission assignée aux musées de diffusion universelle des cultures. Ce débat concerne à la fois la communauté professionnelle du patrimoine, les gouvernements et la communauté académique.
Depuis le premier symposium, à Londres en 1981, sur la question complexe et conflictuelle du retour des biens culturels qui réunissait des représentants des grands musées, l’Unesco, l’Icom (Conseil international des musées), la communauté académique ainsi que les professionnels du patrimoine, les termes de la discussion n’ont pas véritablement changé.
Les musées opposés aux retours d’objets avancent les arguments des conditions de sécurité et de préservation des objets, de l’accès donné à un public large, et de la protection juridique plus complète chez eux que dans les pays d’origine. Les pays dépossédés de leur patrimoine, dans les contextes d’occupation coloniale ou à cause du trafic illicite, réclament le retour des objets comme acte symbolique de compensation morale du passé, pour permettre la reconstitution de leur mémoire collective et construire leurs identités nationales et afin d’établir des collections nationales représentatives de leur patrimoine culturel.
Les comportements ont, cependant, considérablement évolué. Il est désormais accepté par tous que des considérations morales et éthiques doivent être prises en compte en complément des aspects légaux et politiques de la question du retour et de la restitution des objets culturels. À la différence de 1981, les groupes d’opinions sont aujourd’hui plus enclins à exprimer leurs idées publiquement, et les grands musées s’accordent à reconnaître que le débat est légitime.
La Convention de l’Unesco de 1970 a été ratifiée par des États qui sont des acteurs majeurs du marché de l’art (les États-Unis d’Amérique, le Royaume-Uni, la France, le Japon et récemment la Suisse) et UNIDROIT gagne l’adhésion d’un nombre croissant de pays. L’ICOM a élaboré un Code de déontologie pour la première fois en 1986 (sa dernière version date de 2004) et de nombreux musées ont, par la suite, mis en place des politiques éthiques d’acquisition. Ce mouvement se poursuit, en parallèle au renforcement de la conscience publique et à l’utilisation d’outils tels que les inventaires informatisés ou la « Liste rouge » de l’ICOM qui facilitent l’identification et la récupération d’objets volés et déplacés.
Les législations nationales sont mises à jour afin de faire face au trafic illicite et des accords bilatéraux s’établissent entre les gouvernements pour protéger le patrimoine culturel. Dans certains cas, une législation nationale spécifique a été établie pour permettre le rapatriement des restes humains (États-Unis, 1990, Royaume-Uni, 2004) et les objets funéraires ou sacrés (États-Unis). Dans ces mêmes pays où vivent d’importantes communautés autochtones, les politiques muséales intègrent les pratiques et croyances de ces communautés dans la gestion des collections ainsi que leurs points de vue et leurs interprétations. Le savoir sur la double dimension, matérielle et immatérielle, du patrimoine ne devrait cesser de s’étendre et les pratiques muséographiques d’évoluer du fait de la présence d’autochtones sur le terrain et dans les musées en tant que scientifiques (archéologues, ethnologues), et en tant qu’administrateurs dans les institutions en charge du patrimoine.
Des cas spectaculaires de retour et de restitution ont eu lieu récemment et constituent des exemples intéressants. C’est ainsi qu’entre 1971 et 1997, le Danemark a restitué à ses anciennes colonies du nord de l’Atlantique, l’Islande et le Groënland, respectivement, une importante collection de manuscrits médiévaux et 35 000 objets. Dans les deux cas, ces initiatives ont permis l’établissement de collections détenues en co-propriété et généré de fructueuses collaborations scientifiques. On ne peut cependant pas occulter le cas tragique du vol au Musée national de Kinshasa au Zaïre, à la suite du changement de la situation politique en 1997, d’une centaine d’objets ethnographiques qui avaient été restitués, vingt ans auparavant, par le Musée royal de Tervuren de Bruxelles.
Un véritable courant se fait jour en faveur de projets de coopération entre les musées sous forme de prêts à long terme, d’expositions conjointes et itinérantes, voire d’échanges. Des réseaux internationaux et multilatéraux de musées se constituent ; des collections sont numérisées et ainsi diffusées sur le Web de manière à les rendre accessibles à des publics plus larges.
Néanmoins, dans de trop nombreux pays encore, la protection et l’accès au patrimoine culturel sont considérés comme non prioritaires en raison de problèmes plus graves comme la pauvreté, l’absence d’éducation et de soins ou les conflits intra-nationaux. Les professionnels du patrimoine, les universitaires et les chercheurs ainsi que les gouvernements adressent donc leurs requêtes à l’Unesco et attendent d’elle qu’elle utilise sa capacité de mobilisation et de fédération pour renforcer et développer ces partenariats.
Le débat public du 5 février 2007 entend promouvoir cette action en permettant, au préalable, que s’expriment toutes les voix qui enrichissent et structurent la réflexion sur le sujet : celle de la communauté académique, des musées universels, de l’ICOM, et dans la grande communauté des musées, la voix des musées consacrés aux patrimoines des communautés autochtones et celle, incomparable, des pays sources.
La communauté académique :
« Ce qui repose derrière l’intérêt renouvelé pour la restitution des biens culturels au cours des dernières décennies n’est rien d’autre qu’une tentative de compensation du passé, rejoignant en fait des questions historiques en suspens, comme la colonisation européenne, la Seconde Guerre mondiale, la discrimination contre les peuples autochtones… Mais cet intérêt souligne aussi la mutation intervenue dans le statut social et le rôle économique des biens culturels au cours des siècles et révèle sans doute l’émergence d’un nouveau monde pour le futur. Les cas de restitution pour compenser le passé sont le résultat d’une crise grandissante des idéologies étatistes qui a changé l’attitude du public et des gouvernants envers le patrimoine culturel. Les projets conçus au bénéfice d’un lointain futur ont perdu de leur urgence devant les exigences du présent. Ceci a permis la mise en lumière de décisions et d’actions qui étaient entourées par le secret, comme par exemple l’exportation illicite du patrimoine culturel.
Dans chaque pays, certains objets représentent la mémoire collective et sont un des éléments constitutifs de l’identité collective. Les uvres d’art, qui furent un temps la préoccupation des dirigeants et des nantis, sont devenues des causes nationales. Les biens culturels, sont donc aujourd’hui la propriété de deux entités : celle de l’institution qui en reçoit la charge et, celle de tous les citoyens d’un État donné ou des habitants d’une région. Le public connaît donc parfaitement quelles uvres sont choisies comme véhicules spécifiques de leur mémoire collective. De cela découle le fait que les notions de « trésor national » et de « bien culturel » sont devenues aujourd’hui des expressions centrales des discours. Si l’identité collective de la nation a été considérée comme permanente et fixée une fois pour toutes, elle paraît désormais s’inscrire dans le cadre d’un projet d’autocréation collectif destiné à donner naissance à de nouvelles institutions et à de nouveaux types de vie sociale, pour le bien des générations futures. »
Source : Krzysztof Pomian, chercheur au CNRS et directeur scientifique du projet du Musée de l’Europe à Bruxelles.
« Il y a deux concepts de la culture à l’uvre dans le monde aujourd’hui. Le premier part du principe que ce qui est essentiel dans la culture humaine sont les caractéristiques qui font que nous sommes tous des humains et affirme que nous pouvons -ou plus exactement, sommes obligés- d’élaborer des liaisons de sens pour chacun de nous en tant qu’individus et en tant que groupes à travers nos différences. Le second est l’idée de la culture dans toutes ses formes et toutes ses périodes – matérielle et immatérielle, préhistorique, historique et contemporaine – comme le legs inaliénable d’une nation particulière dont les membres sont par conséquent les seuls propriétaires et interprètes légitimes. Ces deux concepts ont produit chacun leur type de musée. Le premier a donné naissance à des musées caractérisés par leur présence dans des centres cosmopolites dont l’influence, politique, culturelle et intellectuelle dépassait de loin les frontières des États-nations dont ces centres étaient les capitales ; et dont les collections documentaient ce qui est humain dans toute sa variété et sa diversité, pour le bénéfice du monde entier. Le second concept de la culture a produit des musées dont les collections avaient pour objectif l’écriture de l’histoire de la nation à travers l’Histoire pour le bénéfice de ses citoyens.
La question clef qui occupe aujourd’hui la communauté internationale est comment ces deux types différents de musée, l’encyclopédique et le national, peuvent travailler ensemble, d’une façon complémentaire et non conflictuelle, pour le bien de leurs publics, national et international.
Le monde fait, de multiples manières, l’expérience de la mondialisation comme une source de tension entre les pôles du local et du global. Les musées, par contraste, peuvent offrir un exemple concret d’une complémentarité de relations plutôt que d’une compétitivité.
L’humanité aussi a une mémoire, dans laquelle nous avons tous un legs. Partant de cette perspective, nous sommes tous fondés à revendiquer une part dans les cultures des autres et nous devons permettre aux autres de prendre une part dans la nôtre. Les musées sont des sites précieux ouverts aux demandes du public où nous avons la possibilité de poser des questions, parfois difficiles, pas seulement sur « notre » passé, mais aussi sur le passé des autres partant du principe, qu’en tant qu’humains, nous avons tous un intérêt légitime dans notre histoire commune ainsi qu’une responsabilité. Les conservateurs, quelle que soit leur formation, doivent maintenir un équilibre subtil entre leurs responsabilités particulières envers leur propre patrimoine et ceux des communautés d’origine, entre leur rôle désormais fondamental de médiateurs au travers des frontières culturelles que leur profession a tant contribué à construire. »
Source : Neil MacGregor, British Museum.
« Le couple de concepts de » mémoire » et » universalité » repose au cur de l’histoire des musées et est essentiel au travail de l’ICOM et de ses membres. Néanmoins, ensemble, ces concepts présentent des tensions internes pour les musées, depuis au moins deux siècles. Ces tensions peuvent être gérées par des moyens juridiques. Cependant, en raison de la complexité des changements historiques dans les États et les frontières politiques au cours du temps, certaines de ces tensions qui sous-tendent de nombreuses réclamations d’objets de patrimoine, continueront de requérir, de la part des musées, plus que des considérations purement légales ou administratives.
Sur le plan international, l’ICOM défend depuis longtemps que ces questions sont mieux résolues à travers la coopération professionnelle et l’autorégulation basée sur son Code de déontologie. Dans ce cadre, les musées sont tenus de travailler en étroite collaboration avec les communautés d’origine des collections ainsi que celles que ces collections servent. Afin de répondre aux besoins sociaux, légaux et politiques du XXIe siècle, l’ICOM considère que les musées qui détiennent du matériel qui contribue à l’information et à l’identité d’autres États » devraient promouvoir le partage des connaissances, de la documentation et des collections avec les musées et les organisations culturelles dans les pays et les communautés d’origine « . Le déplacement de l’approche des collections et de l’histoire basée sur la légalité vers une approche centrée sur la connaissance devrait trouver un fort écho au sein des musées et aider à renforcer » la possibilité de développer des partenariats avec les musées des pays ou des régions qui ont subi une perte significative de leur patrimoine « .
C’est là où l’engagement de l’ICOM pour des mécanismes de résolution des problèmes et pour la médiation est une direction importante à maintenir pour promouvoir des relations qui impliquent une plus grande éthique et responsabilité mutuelles ainsi que des interactions imaginatives à travers toutes les divisions du présent et du passé.
La dynamique centrale de formation d’expositions internationales (au moyen de prêts internationaux) requiert un engagement fondamental vers l’effort de coopération et le » partage » des ressources culturelles, la connaissance et l’expérience au-delà des divisions géopolitiques et des droits de propriété. L’acquis éthique de la reconnaissance des » cultures sources » et des » communautés de filiation « , ainsi que celle de » communauté constitutive » ou de » cultures propriétaires » qui structurent l’existence des musées, sont de nouvelles et importantes directions, aujourd’hui intégrées au Code de déontologie de l’ICOM; il faut continuer à les renforcer. Les musées encyclopédiques doivent jouer leur rôle de sponsors de nouveaux modes de travail interactif, de partage de savoir et d’expérience. Il existe de nombreuses positions imaginatives à explorer – la gestion partagée, l’autorité culturelle conjointe, autant de solutions qui ont été exploitées en relation avec les collections des populations autochtones dans les pays concernés ».
Source : Bernice Murphy, ICOM.
« Le National Museum of American Indian (NMAI) représente aujourd’hui le lieu, vivant et vital, de mémoire autochtone dans le centre politique monumental de l’Amérique. Cette vie et cette vitalité sont entièrement dues à la méthode interprétative et représentative utilisée par le Musée, qui considère les populations indiennes comme la première source d’autorité sur les cultures autochtones. Cette approche permet, en outre, de transcender les définitions historiques de la mission du musée et de créer quelque chose de plus ambitieux : un espace civique et social d’une importance publique et d’une envergure bien plus grande que le » musée » tel que nous le connaissons historiquement. Un de mes arguments concerne les méthodologies de représentation et d’interprétation des collections autochtones et les populations et communautés qui leur sont associées. L’approche qui place les voix autochtones à la source de production des discours n’est pas unique à notre musée, bien évidemment. Un certain nombre de musées présentant et interprétant les populations et les cultures autochtones des Amériques travaillent dans le même sens. Mais aucun, cependant, ne le fait à la même échelle. Il est important de souligner ici que le NMAI ne se préoccupe pas seulement du passé historique des Indiens d’Amérique. C’est bien plus une institution internationale des cultures vivantes, présentant les populations dont les terres patries s’étendent de la Terre de feu en Amérique du Sud au cercle arctique en Amérique du Nord. Mettre les voix autochtones en position de producteur des discours du musée nécessite la participation directe des populations qui vivent réellement ce patrimoine. Cette autorité scientifique d’inclusion a d’importantes conséquences. L’exposition, acte central de la présentation au musée, pourra paraître quelque peu différente. Encore plus significatif est le déplacement total de pouvoir et d’autorité que cette inclusion apporte avec elle. »
Source : Richard West, NMAI.
« Dans le débat sur le retour des biens culturels, quelle que soit par ailleurs la façon de le présenter et les perspectives envisagées, la situation des pays africains au sud du Sahara est fondamentalement différente de celles des autres régions ou cultures du monde qui peuvent prétendre légitimement à ce retour. La dimension massive quantitative et qualitative de la perte est une caractéristique principale de la situation de la plupart des pays d’Afrique subsaharienne. Chacun des grands musées européens, américains ou japonais d’art ou d’ethnographie africaine possède souvent plus d’objets d’origine africaine que l’ensemble des musées des pays sources réunis et ce, dans une proportion impressionnante.
L’histoire de la colonisation de l’Afrique n’est pas étrangère à la situation qui vient d’être décrite; elle est à l’origine d’une autre dimension de la spécificité africaine : le ressentiment encore vivace dans les » pays sources » africains. Les » équations malhonnêtes » dont parle Aimé Césaire dans son » Discours sur le colonialisme » sont-elles vraiment derrière nous ?
Une troisième dimension fondamentale du cas africain est la faiblesse des musées du continent ; c’est du reste, l’un des deux arguments majeurs les plus couramment évoqués pour trancher – provisoirement – cette question, l’autre, relativement récent dans ce débat, étant l’universalité du patrimoine culturel.
Ce diagnostic de faiblesse étant partagé presque à l’unanimité, c’est autour des solutions pour en sortir qu’il faudrait construire les actions de solidarité. Mais il faut reconnaître ici un handicap de taille : les politiques et les décideurs africains accordent peu d’attention, donc peu de ressources, à ces questions. À vrai dire, ils ne les connaissent pas sérieusement et n’en prennent pas la juste mesure, peut-être aussi parce qu’il y a trop peu de compétences autour d’eux pour les éclairer. Si l’on convient que la formation professionnelle est la clé du renforcement des institutions patrimoniales en Afrique, il faut y travailler sérieusement. Il faut renforcer ou construire les capacités en Afrique pour atteindre la masse critique nécessaire à l’impulsion de dynamiques internes solides.
Les professionnels des musées comme les politiques éclairés des pays africains partageraient sans hésitation le concept d’universalité du patrimoine culturel, s’ils étaient sûrs qu’il était sans arrière-pensée. La situation n’est d’ailleurs pas aussi figée qu’on le pense; dans le cadre des partenariats professionnels, sous l’impulsion parfois des responsables politiques du » Nord » les positions bougent.
Il faudra bien reconnaître un jour le déni de justice et construire ensemble les modalités pour restituer plus largement aux peuples d’Afrique les » armes miraculeuses » de ce patrimoine dont ils ont besoin pour prendre conscience d’eux-mêmes et se projeter vers l’avenir. »
Source : Alain Godonou, École du Patrimoine africain (ÉPA), Porto Novo, Bénin.
1. Nous remercions la revue Museum International pour son aimable autorisation de reproduction de ce texte dans notre revue.///Article N° : 6751