Rencontre musicale afro-nomade à Royaumont

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Baagal Safrea (1). Ainsi s’intitule la création du grand koraïste malien Ballaké Sissoko et du groupe mauritanien Diddal Jaalal. Initiée par la fondation de Royaumont, en France, ce projet ambitieux est l’occasion de découvrir l’un des groupes les plus prometteurs de la scène mauritanienne.

A l’origine, un concept simple : une même volonté de gratter l’horizon des musiques du monde pour provoquer des éclaircies dans des univers que d’aucuns prétendent figés à la base. Les complaintes afro-nomades orchestrées par Bâ Djibril des Diddal Jaalal d’un côté et la transe mandingue d’un quintet mené par Ballaké Sissoko de l’autre. Les premiers ont l’innocence et la fraîcheur des groupes inconnus sur le marché de la world music. Les seconds ont la chance d’être dirigé par l’un des plus grands maestros connus de la kora à vingt et une cordes, sur la place de Paris. Un homme dont le parcours se confond désormais avec un cheminement à géométrie variable. Situé entre le pays natal, sa base arrière française et les exigences d’une carrière internationale, de plus en plus saluée par les professionnels.
A dire vrai, on ne présente plus ce Sissoko-là. Celui qui entame une carrière avec ses dix doigts de futur génie à la harpe-luth sous la direction de son vieux père, un autre virtuose de la kora, le fameux Djelimady Sissoko. Celui qui avant de traverser brillamment l’ensemble Instrumental du Mali, crée le Mandé Tabolo, son propre groupe, non sans avoir accompagné au passage quelques-unes des meilleures voix de son pays. Ballaké Sissoko est également connu pour avoir joué avec Taj Mahal, Ross Daly ou encore Jean-Luc Einaudi. Il considère la kora comme un instrument-passerelle, un moyen d’atteindre l’Autre, son semblable. Ballaké est surtout connu du public de Royaumont pour avoir collaboré notamment sur Les trésors vivants se font la malle. Avec ceprojet, il s’est retrouvé aux côtés de Bijan Chemirani et Daryush Tala’i, deux Iraniens bien connus des en festivals et des maisons de disque pour avoir réinventé les traditions orales de leur pays, entre autres au zarb et au setar.
Mais si Ballaké Sissoko est une valeur sûre pour la dizaine de partenaires qui ont planché sur ce dialogue musical, institué entre Nouakchott et Bamako, grâce en partie à Frédéric Duval, de l’Abbaye de Royaumont en France, les Diddal Jaalal restent, eux, inconnus au bataillon des chroniques world dans les médias francophones. Quatre résidences, en Mauritanie, au Mali et en France, n’auront pas suffi à les faire connaître. Fondés en 1991, reconstitués en 1995, les Diddal Jaalal sont un groupe à prétention musicale et sociale. Alliant la liberté de ton à la diversité du patrimoine de cette région d’Afrique subsaharienne d’où ils sont issus, les Diddal Jaalal défendent des messages au caractère progressiste bien trempé dans une volonté d’alter monde. Leur principe premier consiste à mettre la musique au service du développement.  » The music is the Weapon of the Future «  proclamait un jour Fela depuis sa Kalakuta Republic. Tout dépend de la manière dont on en use ensuite. Humanisme, écologie, santé : les Diddal Jaalal se veulent à la pointe du discours sur des sujets que leurs compatriotes artistes négligent volontiers, afin de pouvoir mieux se vendre auprès d’un public habitué aux louanges du griot du coin.
Au-delà des frontières ethniques
Non-affiliés aux Wambaabe et aux Awloubes, les griots du cru, ces fils de Peuls sont les premiers à revendiquer la musique comme une profession à part entière dans leur entourage immédiat. Ce qui contrarie quelque peu les us et coutumes défendus par des gardiens du patrimoine au conservatisme mal éclairé dans leur pays. Originaires du sud-est de la Mauritanie, précisément de l’Assaba et du Guidimakha, ils développent un répertoire très ouvert, épousant toutes les tendances présentes sur le territoire national et ou à l’extérieur. Puisant leur force entre l’Atlantique et la Mer Rouge, ils se rapprochent des Soudanais, des Nigériens, des Ethiopiens et des Touaregs.  » La musique que nous jouons, affirme Bâ Djibril, le maître d’orchestre de la formation, est partagée par beaucoup de peuples de culture nomade, qui ont le même parcours de migration que nous dans l’histoire. C’est une musique qui dépasse les frontières ethniques,e faite par des peuples qui partagent un même parc d’instruments : les kerona, les gnagnerou, les vielles. On les trouve aussi chez d’autres peuples que chez les Peuls. Si nous n’avions pas de recul, nous aurions pu croire que cette musique était seulement peule. Quand j’ai contacté des étudiants de la région, des Erythréens par exemple, j’ai été surpris de voir à quel point leur musique ressemblait à la nôtre. Leurs sonorités étaient presque les mêmes que celles que j’entendais dans mon village. Même s’il est vrai que chacun de nos peuples a quelque chose qui le distingue dans sa manière d’interpréter ces traditions. « 
Le rapprochement avec le Mali, à l’occasion de Baagal-Safrea, cette création proposée par l’Abbaye de Royaumont, correspond donc en tous points à cette perspective d’une musique transculturelle, voire transrégionale. Un cousinage sur lequel Bâ Djibril insiste beaucoup.  » Il y a des liens entre nos peuples à travers cette musique. Les Soninkés peuvent dire que c’est leur musique. Les Peuls aussi. Parfois, c’est joué différemment. C’est pour cela que je n’ai pas pu dire de cette musique qu’elle est seulement peule, lorsqu’il s’est agi de définir notre style. Je me suis rendu compte de tous ces mélanges entre nos pays. C’est aussi pour ça que je préfère utiliser le terme d’afro-nomade pour la distinguer, parce que ça élargit le champ. Si je la labellise peule, qu’est-ce que les autres peuples vont dire ? «  Les mélodies et les rythmiques ne mentent jamais. Le lien dont il parle est profond, même s’il est vrai que les artistes de ces pays n’ont pas toujours les moyens d’accélérer les processus d’échange, faute de moyens et de dynamiques.  » Je crois que le mélange est fréquent dans cette région ouest-africaine « . Ainsi donne-t-il l’exemple au Mali des gens du Wassoulou, les Sangaré, les Sidibe ou les Diakhité, qui sont, pour lui, des Peuls bien qu’ils ne parlent pas la langue.  » La musique nous lie toujours. Et c’est l’essentiel  »
Gagner en expérience…
Une des raisons, sans doute, qui a poussé Ballaké Sissoko à jouer le jeu d’une telle rencontre est l’idée qu’il faut  »  développer ce travail entre Africains, et pas toujours passer par des musiciens européens « . Un clin d’œil qui rappelle que ce type d’initiative, souvent établi sur la seule base d’un rapport Nord-Sud, a parfois servi à redonner une aura à des artistes venus du Nord auprès de leur public de cœur. Paul Simon, Peter Gabriel ou Joe Zawinul ont parfois éclipsé, malgré eux, affirme-t-on ici ou là, leurs collaborateurs africains au box-office. Sur les projets de la fondation de Royaumont, la logique du dialogue semble respectée. Mieux ! Cette institution réputée pour la qualité de ses projets a eu la bonne idée de prolonger l’idée du dialogue Sud-Sud. Elle a permis à Sissoko, sans qui le projet n’aurait sans doute pas vu le jour tout de suite, d’apporter son expérience internationale, à travers le principe des résidences, aux complices de Bâ Djibril. Ces derniers sont moins aguerris et moins rompus aux questionnements liés à l’élargissement d’un public. Il s’agit, ici, de leur première sortie internationale. Autrement, ils en sont encore à négocier avec les parents de deux de leurs chanteuses, de jeunes adolescentes, pour qu’elles puissent faire carrière dans le monde de la musique. C’est ainsi que Ballaké Sissoko  » tend la main à ses voisins oubliés, confie Frédéric Duval de la fondation Royaumont., En grand frère de cœur, il entraîne avec tact Diddal Jaalal dans les régions où ils ne savaient pas qu’ils iraient, alliages de vielles et de voix, ritournelles et ostinatos sur lesquels la kora jaillit en fusées automatiques ou se fait grave et rêveuse « .
L’idée de l’Abbaye était de mettre des univers proches géographiquement en question. Confrontation rare qui s’appuie en partie sur la notoriété de Ballaké et de ses amis ; les Diddal Jaalal étant encore au commencement de la réinvention d’un patrimoine à ce jour. Il s’agissait de  » faire entendre dans une même conversation la langue pulaar et la langue bambara « , de  » faire resurgir la part commune de musique, provenant de l’époque où l’Afrique de l’Ouest n’était pas clivée par les frontières coloniales « , écrit Frédéric Duval. Il poursuit en expliquant qu’il s’agissait également de  »  créer ensemble une musique qui n’est ni malienne, ni mauritanienne, mais leur «  et de  » faire naître un personnage musical collectif, où chacun n’est ni le même, ni autre tout à fait « . Résultat ? Un univers tout en mouvement, au travers duquel chaque artiste mis en situation interroge ses propres repères, en essayant d’établir d’autres champs du possible. La création, certes, ne semble pas complètement aboutie en salle. Il y manque une certaine folie ou démesure. Les hésitations des débuts de collaboration sont encore là. Mais, cette volonté commune chez les artistes de repousser encore plus loin leurs limites existe bien. Et Bâ Djibril de conclure :  » il y a des changements profonds dans nos sociétés. Des gens qui étaient très différents finissent par se rendre compte qu’ils sont de la même famille. C’est ce qui nous arrive. D’ailleurs, lorsque Frédéric Duval m’a appelé pour ce dialogue entre nos musiques, je lui ai tout de suite dit :  » c’est drôle, vous faites se rencontrer des artistes africains entre eux chez vous, alors que nous, nous n’arrivons pas à le faire chez nous « . Une manière pour lui de rappeler que le chemin est encore long devant eux.

1. Après avoir été présentée en octobre et novembre dernier en France, cette création tournera à nouveau en 2007. Pour plus de renseignements, voir www.royaumont.com///Article N° : 5840

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