Rêver en temps de guerre : l’enfance intranquille de Ngũgĩ wa Thiong’o

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En publiant dans une traduction inédite, en ce début avril, le premier tome des mémoires de l’immense écrivain kényan, Ngũgĩ wa Thiong’o, la collection « Pulsations », dirigée par Jean-Pierre Orban chez les éditions Vents d’ailleurs, comble un vide et peut-être ouvre une voie. Régulièrement cité pour le Prix Nobel de littérature, l’œuvre et la pensée de celui qui est considéré comme le plus grand écrivain kényan, restent encore trop peu connues en France.

Même si les éditions Passage(s) contribuent déjà depuis quelques années à diffuser en français ses romans et ses essais, l’essentiel n’en a pas encore été traduit. Ce premier volume, intitulé avec limpidité Rêver en temps de guerre, constitue une très belle introduction pour le lecteur qui aurait encore à découvrir l’œuvre de Ngũgĩ. 

Le titre imaginé par l’auteur, traduction littérale de l’anglais, dit tout de suite la grande tension narrative de ce texte où chaque petite anecdote résonne d’un sens profond. Rêver même en temps de guerre et en dépit de la guerre, c’est de cela qu’il s’agit et, très tôt, ce rêve s’incarne pour l’enfant dans la littérature. Arrêtons-nous un instant sur la scène d’ouverture : le petit garçon se souvient d’un certain jour d’avril. Il a faim, il est fier d’être un écolier qui fait « toujours de son mieux » pour tenir la promesse sacrée faite à sa mère, mais comme tous les enfants, il arrive aussi des jours où il traîne sur le chemin du retour à la maison, manière comme une autre de tromper son estomac, il choisit même une route plus longue, un détour, le fameux chemin des écoliers. Rien que de très banal et ordinaire, pourtant, ce jour-là, ce détour le rend témoin d’une étrange scène. Un ouvrier noir a été surpris en possession de balles. Immédiatement considéré comme un rebelle, il risque la pendaison, mais étant parvenu à échapper à ses poursuivants, l’homme est en fuite et l’histoire alimente les plus fantasques récits. Aux yeux de l’enfant, l’aventure ressemble à un conte, mais la réalité rattrape soudain le garçon rentré chez lui dans les paroles de sa mère :

Wallace Mwangi, mon frère aîné, Good Wallace comme il était connu pour la plupart, avait échappé de peu à la mort cet après-midi. Prions pour qu’il soit en sécurité dans les montagnes. C’est cette guerre, dit-elle.

Cette scène liminaire dit tout : l’enfance de Ngũgĩ, prise entre, d’un côté, le garçonnet qui fait rouler des brouettes de son invention, souffre d’une maladie des yeux handicapante et montre très tôt une appétence marquée pour la lecture et les études et, de l’autre, celui qui découvre, comme des pans qui se déchirent devant lui, le monde des adultes, n’est pas une enfance paisible. 

Presque au moment de refermer le livre, l’adolescent qu’il est devenu entre-temps dévie encore une fois de son chemin. Nouveau pas de côté, nouveau raccourci et nouvelle expérience brutale de la vie. Arrêté avec son camarade de même classe d’âge, Kenneth, il subit, comme de nombreux autres à la même époque, un interrogatoire mené à la fois par des fonctionnaires blancs et des policiers noirs, toujours à la recherche de « rebelles ». S’il s’en sort encore une fois, cet événement est fondateur.

Ces deux scènes, par leur place et leur proximité, mises en regard l’une de l’autre, rompent de manière remarquable avec la démarche la plus courante du récit intime, qu’il soit autobiographie classique ou mémoires. En renonçant à la linéarité enfermante de la stricte chronologie et en isolant ces deux événements, le premier, qui le concerne de manière plus indirecte et le tire violemment de l’innocence que l’on prête si souvent à l’enfance, le second, qui le touche de beaucoup plus près et vient couronner à sa manière son initiation, Ngũgĩ wa Thiong’o place ses mémoires sous le signe d’une intranquillité, avec toute la complexité que le mot recèle. Il est remarquable qu’il n’oppose jamais les deux versants de l’initiation qu’il a reçue, la traditionnelle, circoncision et rite de passage, et la « moderne », apportée par l’école des blancs. Au contraire, il les relie dès l’origine dans un mouvement dynamique et clairvoyant, résumé en une conclusion explicite à l’issue du récit de sa circoncision :

Bien que je sois profondément marqué par tout le rituel qui m’y a conduit, j’en ressors encore plus profondément convaincu que, pour notre époque, l’éducation et la connaissance, et non une entaille dans la chair, sont la meilleure manière de rendre les hommes et les femmes maîtres de leur destin.

Intranquillité, parce que le temps de l’enfance et le temps de la guerre sont ceux où il lui faudra apprendre à décrypter le monde. Les maîtres sur son chemin sont nombreux. Instituteurs ou professeurs remarquables, aux larges bibliothèques, grands frères, hommes influents, parrains, lui qui fut chassé par son père et devint momentanément le secrétaire et l’oiseau de bon augure de son grand-père maternel, tous le font transiter d’un discours à l’autre, d’une vision du monde à une autre. Il apprend ainsi que tout écrit inscrit sur le tableau noir d’une salle de classe ou dans un journal de blancs connaît toujours une autre version, moins immédiatement déchiffrable :

Dans notre ancienne école, les enseignants nous parlaient des rois africains comme Chaka ou Cetshwayo. Ils nous parlaient aussi de la conquête des blancs et de l’implantation européenne en Afrique du Sud et au Kenya. Maintenant l’accent était mis sur les explorateurs comme Livingstone, Stanley, Rebmann ou Krapf. On nous rappelait en termes positifs l’installation des missions chrétiennes. On nous enseigna que les blancs avaient découvert le mont Kenya, ainsi que nombre de nos lacs, dont le lac Victoria. Dans mon ancienne école, le Kenya était un pays de l’homme noir. Dans la nouvelle, le Kenya, tout comme l’Afrique du Sud, était présenté comme une contrée à peine habitée avant l’arrivée des Européens. Les blancs s’étaient donc installés sur des terres vacantes. Et là où, comme à Tigoni, dans le comté de Limuru, ils s’étaient emparés des terres habitées, les Africains avaient été dédommagés. Il y avait aussi jadis des guerres tribales. Les blancs apportaient la paix, le progrès, la médecine.

Des propos qu’il faut réajuster, soupeser, passer au crible pour en comprendre les sous-entendus :

Tu sais, a-t-il fait, qu’après la Première Guerre mondiale, ce qu’il restait à Tigoni ou à Kanyawa des terres appartenant aux Africains a été confisqué pour y installer davantage d’Anglais, en vertu du programme d’aménagement des terres pour les militaires démobilisés ? Tu vois l’injustice ? Les soldats anglais partent à la guerre et on les récompense avec des terres prises aux Africains. Les Africains vont à la même guerre comme soldats ou membres des Carrier Corps et on les remercie en leur volant leurs terres.

Il était temps sans doute de publier ce premier volume, qu’il faut saluer comme une magnifique réussite en attendant les deux suivants. Le conteur Ngũgĩ Wa Thiong’o y relate chacune de ses épreuves et chacun de ses succès arrachés de haute lutte comme autant de rites de passage nouveaux et complémentaires. Sans emphase, il parvient souvent à toucher le lecteur aux larmes, tout comme, en levant le voile sur un épisode essentiel et cruel de l’histoire du Kenya, la brutalité de la colonisation britannique et la violente répression contre le mouvement de résistance mau-mau, il laisse déjà apparaître l’opposant à venir, celui qui persiste coûte que coûte à étudier et à déchiffrer le monde le plus objectivement possible en dépit de la trop rare lueur des braises. C’est que continuer à rêver en temps de guerre exige beaucoup d’agilité, tant du corps, souvent contraint de courir, de fuir et d’emprunter des chemins détournés, que de l’esprit, qui demeure, contrairement à ce que l’on pourrait penser, tout en rêvant, toujours en éveil. 

Annie Ferret

Ngũgĩ wa Thiong’o, Rêver en temps de guerre, Mémoires d’enfance,

traduction de Jean-Pierre Orban et Annaëlle Rochard, 

éditions Vents d’ailleurs, 2022

 

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