Saga Makeba / 1

Africultures n'a pas l'habitude de proposer des feuilletons, mais le décès brutal de "Mama Africa", le 10 novembre 2008, mérite mieux qu'une simple "nécrologie".

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Il invite à réfléchir sur le destin de cette géniale chanteuse, mais aussi à nous interroger, à travers l’histoire de ce personnage extraordinaire, sur le rôle des femmes africaines dans la création musicale. À suivre…

Le samedi 15 novembre 2008, l’ex-président Thabo Mbeki a organisé une cérémonie-concert en hommage à son amie intime et fidèle camarade de combat. Au même moment, les chaînes de tv sud-africaines diffusaient leurs feuilletons habituels. Il n’y avait donc pas plus de 1500 personnes dans l’immense stade de Johannesburg…
Une semaine plus tôt, il y en avait presque autant à Castel Volturno (village de l’Italie du Sud) pour le concert où Miriam Makeba épuisa les dernières forces de son cœur, avant de rendre son âme.
Ce paradoxe résume hélas le destin de celle qui fut « Mama Africa », adulée par tout le continent et célèbre dans le monde entier… sauf chez elle.
Nulle n’est donc prophétesse en Afrique ???
Au lendemain de sa mort, l’archevêque anglican Desmond Tutu écrivait dans le Times cette litote : « je ne suis pas sûr que l’Afrique du Sud lui ait témoigné la reconnaissance qu’elle méritait. »
De retour au pays natal après trente ans d’exil, à la demande de Mandela, Miriam a vite compris avec amertume que le régime raciste avait remporté sur elle, dans une certaine mesure, cette seule victoire : celle de l’oubli. Les bourreaux de Pretoria ne s’étaient pas contentés de la déchoir de sa nationalité. Pire vengeance, la censure interdisait que son nom fut évoqué dans les médias. Ses disques n’étaient pas seulement prohibés : si la police les découvrait lors d’une perquisition, elle les mettait aussitôt sous scellés car ils faisaient officiellement partie des pièces à conviction servant à la « justice » pour accuser leur possesseur de terrorisme. Ce « détail » prouve mieux que tout à quel point, en effet, cette pacifiste convaincue, qui n’a jamais porté d’autre arme qu’un micro, « terrorisait » les oppresseurs de son peuple.
Ils avaient bien raison. Leur pouvoir arrogant, autiste et armé de façon disproportionnée pour la répression ne craignait vraiment qu’une chose : le boycott international. Cette action de longue haleine a été, on le sait, décisive dans l’accélération vertigineuse de la chute du régime d’apartheid.
Or Miriam Makeba s’est engagée à fond pour soutenir cette stratégie décidée par l’African National Congress dès 1954. Elle a mis dans la balance son éloquence proverbiale (qui s’est en quelque sorte substituée à celle du prisonnier Nelson Mandela), sa liberté de parole et sa popularité mondiale. Longtemps avant celles de bien d’autres artistes comme Johnny Clegg, sa voix magnifique a non seulement incarné la lutte contre l’apartheid, mais aussi contribué à familiariser le grand public occidental avec les musiques africaines
N’en déplaise à ceux qui oublient aujourd’hui de lui rendre hommage dans son propre pays, tous ceux qui luttent contre le racisme et croient en l’avènement d’une fraternité universelle ont une dette immense envers Madame Miriam Makeba.
Cependant cette reconnaissance ne peut éclipser l’admiration que tout mélomane normalement constitué éprouve pour l’extraordinaire chanteuse et musicienne qu’était « la Makeba ».
« À treize ans, disait Lokua Kanza, j’ai vu Miriam Makeba sur scène, et c’est ce soir-là que j’ai décidé de devenir chanteur. »
On peut te croire, cher Pascal ! Nous avons tous été grièvement atteints par les concerts de Miriam. On pourrait dire d’elle ce que Jean Cocteau disait jadis de Maria Callas : « quoi ? cet oiseau chante et en même temps il parle comme un être humain ».
Le dernier concert de Miriam, pour moi, c’était à Abidjan, il y a une dizaine d’années lors de l’ouverture du MASA. Tant pis si les Sud-Africains en auront honte, mais les Abidjanais de toutes origines avaient accouru en masse pour écouter Miriam Makeba au Parc des Sports de Treichville.
C’était vraiment extraordinaire, car il y avait devant elle plus de vingt mille personnes venues de toute l’Afrique, qui reprenaient en chœur ses chansons.
Miriam Makeba était face à son public – pas celui, si ingrat, de son pays, mais son public panafricain, celui pour lequel elle a toujours chanté en priorité.
On a oublié depuis longtemps ce que fut le rêve – si réaliste pourtant – du panafricanisme.
Or Miriam Makeba l’a incarné d’une façon absolue.
Sûr qu’elle y croyait encore la semaine dernière…
Elle l’a chanté dans de nombreuses langues africaines – pas seulement celles de son pays – khosa, swazi, tswana, zulu, etc. – mais aussi en anglais, en espagnol, en français et en malinké…
Son surnom « Mama Africa » n’était pas usurpé.
Elle était LA chanteuse panafricaine, celle qui a osé et su représenter TOUT le continent, parce qu’elle avait décidé de jouer ce rôle jusqu’au bout, avec AMOUR, avec PASSION, mais aussi avec RUDESSE.
Elle a eu en face d’elle le RACISME dans sa plus féroce expression qu’était l’APARTHEID.
Elle a simplement RÉSISTÉ. Donc elle a CHANTÉ, sachant que le chant est la forme la plus efficace de résistance des « partisans ».
Parmi les dizaines de disques qu’elle a enregistrés, chacun peut avoir ses préférences. Mon favori s’intitule « En public à Paris et Conakry ». Ce cd fantastique a été publié par Sonodisc, label aujourd’hui disparu. Mais il doit être encore trouvable. C’est une somme ahurissante des chefs-d’œuvre enregistrés à l’époque où Miriam vivait en Guinée. On y entend tous ses « tubes », transfigurés par un orchestre dominé par une joyeuse bande de griots mandingues…
Cherchez ce cd, trouvez-le, vous ne serez pas déçus ! C’est celui que je réécoute en boucle en même temps que je commence à vous raconter la saga de Miriam Makeba.
L’histoire du jazz sud-africain remonte aux années 1920, aux origines du jazz nord-américain et à la fascination qu’éprouvèrent pour lui, très tôt, de nombreux musiciens noirs sud-africains. Si le jazz n’a été vraiment connu que bien plus tard (ou même pas du tout) dans le reste du continent, ici il est déjà familier du grand public dès le début des années 1930, et dix ans après des dizaines de groupes s’en inspirent avec une grande originalité. C’est le cas notamment des Manhattan Brothers, produits par la prestigieuse maison de disques Gallo, qui s’imposent dignement comme l’équivalent local des Mills Brothers et autres groupes vocaux afro-américains.
À vingt ans, Miriam devient la soliste-vedette des Manhattan Brothers. Elle ne les oubliera pas, car certaines de leurs chansons inspirées de la tradition (« Mbube », « Kilimandjaro »…) seront à jamais des fleurons de son répertoire. C’est ainsi que débute sa carrière de chanteuse, et qu’une jeune femme, d’une extrême beauté, devient la figure de proue de la musique moderne sud-africaine.
Mais elle n’a pas que la musique en tête…
Voici comment, vingt ans après, Miriam Makeba s’adressera au public, à Conakry, en français, avec un délicieux accent malinké :
« On vous remercie beaucoup, mesdames & messieurs, on vous souhaite la bienvenue. Dans le monde entier il y a les gens qui nous aiment et ceux qui nous aiment pas, et ceux qui me reprochent que je chante la politique, pourtant je ne chante jamais la politique. Je ne chante que la vérité. »
À cette époque, Miriam vient de se réfugier en Guinée, après avoir été expulsée des USA pour cause de complicité avec les « Black Panthers »…
Que ses compatriotes se rassurent : ils n’auront même pas à enterrer Madame Miriam Makeba. Comme elle l’avait depuis longtemps annoncé, selon ses dernières volontés, les cendres de « Mama Africa » seront dispersées dans l’Océan Indien :
« ma seule patrie, c’est le monde », disait-elle.
La nôtre aussi, ça tombe très bien.
À suivre.

///Article N° : 8185

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