Très différent de tous les précédents, issu d’une longue période de recherche musicale, de réflexion culturelle et spirituelle, cet album foisonnant d’émotions pures et d’idées fortes marque la renaissance d’un groupe déjà légendaire, que nous avons tous adoré lors des meilleures étapes de ses trente ans de parcours.
Voici sans doute le chef-d’uvre tant attendu de Touré Kunda !
Il est superflu de rappeler ici le rôle considérable des frères de la côte casamançaise dans la promotion des musiques africaines sur la scène occidentale. Dès la fin des années 1970, l’irruption de la « famille éléphant » dans ce magasin de porcelaine qu’était alors la world music naissante avait prouvé qu’un groupe africain moderniste, universaliste mais aussi bien ancré dans ses traditions ancestrales, pouvait enfin conquérir le cur de millions de mélomanes – pour la plupart des jeunes à l’oreille éduquée et parfois aussi un peu trop limitée par la domination sans partage de la pop et du rock. Juste retour des choses : après une relative éclipse sur la scène mondiale dans les années 1990, la fratrie a été relancée grâce au succès planétaire de la reprise par Carlos Santana de leur chanson « Guerilla Africa », retitrée « Africa Bamba », en 1999.
Chaque nouveau disque de Touré Kunda est attendu comme un événement. « Santhiaba » est le dix-septième, et le moins qu’on puisse dire est qu’il ne décevra pas après une longue attente : sa sortie avait été annoncée imminente lors d’une conférence de presse en janvier 2005 et c’est le premier depuis huit ans – si l’on excepte « Un bateau pour la Casamance » (2003), une cassette magnifique mais diffusée localement, enregistrée au bénéfice des familles des quelque deux-mille victimes du naufrage scandaleux du Joola, le ferryboat Dakar-Ziguinchor.
« Santhiaba » (que l’on pourrait traduire par le français « Villeneuve ») est le nom du quartier de Ziguinchor où ont grandi les frères Touré : un quartier modeste et multiculturel où se côtoient toutes les populations du Sénégal mais aussi des pays voisins de la Casamance : Gambie, Guinée-Bissau et Mali.
L’album s’ouvre par un grandiose chant griotique à la mémoire du poète-président Léopold Sedar Senghor, accompagné par son instrument préféré, la harpe kora, jouée ici avec une sobre élégance par Noumou Cissoko et Cheik Ouza Diallo.
Le délicieux « Bay pa mar », en créole portugais, est un hommage aux pécheurs souvent lusophones de Casamance, dans un style à la fois mélancolique et enjoué, synthèse réussie entre la morna cap-verdienne et le gumbe de Guinée-Bissau.
Plus loin dans l’album, « Izguichor » célèbre avec ferveur la sodade, la nostalgie créole, sur un beau duo piano / violoncelle.
Cette influence classique européenne, délibérément confrontée au langage des tambours, réapparaît dans « Ah Diatta », construit sur une citation de la « Marche turque » de Mozart
À Santhiaba, quand les Touré étaient adolescents, on écoutait beaucoup le groupe gambien Super-Eagles (alias Ifang Bondi), pionnier de la fusion afro-pop. Ils reprennent – comme avant eux Youssou N’Dour – leur joyeux hymne « Mandaly », rebaptisé ici (ne me demandez pas pourquoi !) « Amonafi ».
Quant à la musique afro-cubaine, qui a aussi fortement marqué leurs débuts dans l’Esperanza Jazz de Ziguinchor, elle est revisitée dans « Te Quiero », un « son » de belle facture, digne des « trovadores » de Santiago de Cuba.
Dans cette promenade sereine au fil de leurs souvenirs de jeunesse, Ismaïla et Sixu Touré ne pouvaient manquer de raviver à nouveau la mémoire de leur grand-frère Amadou Touré, qui fut aussi leur maître musical, et qui succomba à un infarctus en 1983, en plein concert à la Chapelle des Lombards. Ils le font avec une élégance suprême dans le style passionné des orchestres tradi-modernes mandingues (« Lely Djamyo »).
On retrouve cette ambiance aussi fervente que festive avec la réactualisation du splendide « Nianthio » de Lalo Keba Dramé, puis l’original et irrésistiblement dansant « Chérie Nam Nala ».
Cette réappropriation de leur identité mandingue, les Touré la doivent notamment aux deux jeunes guitaristes qui rivalisent de musicalité tout au long de cet album : Laye Kane et Hervé Samb. Tous les autres instrumentistes sont d’ailleurs jeunes et remarquables : impossible de les citer tous, mais retenez les noms du flûtiste Éric Gauthier (qui joue ici dans le style peul) et du batteur Jeff Ludovic, qui sait si bien tracer son chemin parmi le déluge des percussions africaines. On assiste depuis peu à l’émergence d’une nouvelle génération de musiciens européens qui se passionnent pour les musiques africaines et s’y retrouvent comme poissons dans l’eau.
Nul doute que les frères Touré y auront été pour beaucoup !
Établis à Montreuil (93) où ils viennent de lancer leur propre label « Full Force », les Touré ont une longue histoire avec la France, qui remonte aussi à leur enfance. C’est ce qui explique la plus grande surprise de cet album qui n’en manque pas : la reprise, totalement « décalée », voire « déjantée » d’une chanson que le comique exotique Henri Genès (assez vulgaire mais apprécié des Surréalistes) composa avec le génial accordéonniste Jo Privat pour l’orchestre « jazz » de Jack Hélian : « La Tantina de Burgos », rebaptisé ici « Tango de l’Africain ».
Il s’agissait dès l’origine d’un tango parodique. Comme d’autres chansons burlesques franchouillardes, celle-ci connut un franc succès en Afrique, à tel point que le génial orchestre de rumba de Brazzaville « Les Bantous de la Capitale », l’interpréta triomphalement lors du Festival des Arts Nègres de Dakar en 1966. Les Touré en font une incroyable « parodie de parodie », « sénégalisée » dans un curieux mélange d’espagnol et de français
Puis brusquement ils reviennent à des sujets plus sérieux
et là il faut bien dire que cela se gâte un peu. La transition est rude. Malgré une partie instrumentale toujours aussi remarquable, le discours banal et le ton grandiloquent d’ « Appels pressants » (déclinés en français, en espagnol puis en anglais) finissent par être assommants et ne sont certes pas à la hauteur des enjeux de l’écologie et des menaces qui pèsent sur la planète !
Il y a en Afrique (et notamment au Sénégal) pléthore d’écrivains et de poètes talentueux, voire géniaux. Hélas ils ne semblent pas s’intéresser à la chanson, ou celle-ci les ignore.
Dommage, car c’est à mon avis la seule fausse note de cet album magnifique, sûrement le meilleur de Touré Kunda depuis « Casamance au clair de lune » (1984).
Il faut d’ailleurs (comme le font les frères Touré) saluer le travail si subtil du maître d’uvre musical et co-réalisateur de « Santhiaba » : le bassiste Samba Laobé N’Diaye. Comme la plupart des arrangeurs-orchestrateurs (en Afrique et ailleurs) il fait partie de ces « hommes de l’ombre » trop souvent plongés dans l’obscurité par un star-system qui met toujours en avant les chanteurs au détriment des instrumentistes. Espérons que grâce au succès probable de ce cd, à l’instar de Cheikh Tidjane Seck (dont le nouvel album formidable va sortir bientôt) Samba Laobé N’Diaye ne tardera pas à voler de ses propres ailes.
En attendant, ne manquez surtout pas d’écouter « Santhiaba », et de (re)découvrir ainsi la magie intacte de Touré Kunda : l’un des rares groupes d’Afrique qui a su durer, depuis trente ans, sans rien perdre de sa créativité ni de son désir d’exister.
Santhiaba, de Touré Kunda (FullForce / Wagram)///Article N° : 7641