Où se joue notre humanité

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De purs hommes, troisième roman du jeune et talentueux auteur sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, est sorti chez les éditions Jimsaan/ Philippe Rey en mars dernier. Œuvre puissante et courageuse, elle s’annonce déjà comme une lecture incontournable de l’année 2018.

Les purs hommes qui donnent le titre au troisième roman de Mohamed Mbougar Sarr « ce sont les seuls  dans ce pays à qui on refuse une tombe. Les seuls à qui on refuse à la fois la mort et la vie ». Il s’agit des homosexuels, appelés au Sénégal, en wolof, les góor-jigéen, c’est-à-dire les « hommes-femmes ». Thème central du roman, l’homosexualité est aujourd’hui au Sénégal une thématique sulfureuse, un risque littéraire, que l’auteur brave de façon sublime, avec un pari amplement réussi.

Tout commence au moment où Ndéné Gueye, jeune professeur d’université en littérature, découvre une vidéo qui circule sur le net. Cette séquence d’images montre un groupe d’hommes déterrant un cadavre : un homme jugé góor-jigéen, qui n’aurait alors pas le droit d’être enterré dans un cimetière religieux au même titre que les autres citoyens. Le geste de ces personnes est aussitôt revendiqué comme utile à « préserver leur culture » de cette orientation sexuelle considérée déviante.

Tout le roman déploie les façons dont la société sénégalaise, épaulée par la religion, sinon guidée par elle, peut ne pas protéger ses citoyens et au contraire, encourager leur stigmatisation, discrimination, exclusion et même leur meurtre. La brutalité populaire est mise sous les projecteurs. L’auteur nous parle ainsi de la puissance de la rumeur publique : « Qu’est-ce au juste qu’une rumeur? L’illusion d’un secret collectif. Elle est une toilette publique que tout le monde utilise, mais dont chacun croit être le seul à connaître l’emplacement. Il n’y a aucun secret au cœur de la rumeur; il n’y a que des hommes qui seraient malheureux s’ils pensaient pas en détenir un, ou détenir une vérité rare dont ils auraient le privilège ». Mais il n’y a pas que dans l’obscurité et l’anonymat que la rumeur, en l’occurrence sur les orientations sexuelles des uns et des autres, se nourrit. L’autorisation à cette impunité qui permet de façonner la réputation des gens sur un rien, est validée et permise par les plus hautes sphères de la société. Ainsi, des circulaires universitaires interdisent l’enseignement de certains auteurs, dont Verlaine, qui entretenait ouvertement une relation avec un homme. Dès lors, Ndéné Gueye, que cette décision insupporte, est licencié pour ne pas s’être conformé aux dispositions du ministère de l’enseignement. Pourtant, lui-même met du temps à se positionner face aux actes meurtriers de la société à laquelle il appartient, baigné qu’il est aussi dans des discours homophobes. C’est avec Angela, activiste auprès de Human Rights Watch, et avec sa copine Rama, qu’il chemine pour remettre véritablement en question la discrimination de son environnement, et qu’il déconstruit l’idée selon laquelle l’homosexualité serait une mœurs importée par l’Occident, alors qu’elle a toujours existé en Afrique.

Ndéné, très vite considéré gay suite à son intérêt pour les cas d’homophobie de Dakar, est empressé par son entourage à nier cette assignation, et se questionne alors : « Mon humanité se jouait-elle là, dans la preuve que je devais apporter de mon non-être homosexuel ? ». Se donnant une réponse lui-même, il replace dans le champ de l’égalité des droits, ces hommes et ces femmes à qui cette place a été ôtée: « C’est parce qu’ils sont aussi seuls, aussi fragiles, aussi dérisoires que tous les hommes devant la fatalité de la violence humaine qu’ils sont des hommes comme les autres. Ce sont de purs hommes parce que à n’importe quel moment la bêtise humaine peut les tuer ».

Une parole possible

Cette troisième œuvre de Mbougar Sarr est un écrit courageux et lucide. Et un beau roman. A travers une écriture pleine de sensualité, l’auteur nous raconte comment les pulsations de la chair, alliées à la poésie, défient la violence. Il nous parle des armes naissantes d’une humanité qui commence tout juste à s’assumer. De purs hommes est co-édité par une maison d’édition sénégalaise. Il pourrait y avoir donc ceux qui le salueraient comme un manifeste pro-Occident et ceux qui le critiqueraient pour la même raison. Ceux qui, en s’accrochant au particularisme culturel, essaieraient de dire qu’il n’est pas « africain » dans son sujet, et encore, ceux qui affirmeraient qu’il est élitiste, car au lieu de parler de la famine ou de l’exploitation, il traite une thématique considérée secondaire. De plus, l’auteur pourrait être soupçonné d’être homosexuel par un certain milieu conservateur. Mais l’anticipation de tout cela sillonne les pages du roman, où on écoute une polyphonie de voix, de conversations passionnantes qui nous « enseignent » où se nichent les différentes formes d’homophobie. Et ce, avec un ton vif et direct, qui interpelle directement le lecteur. La pédagogie de Mohamed Mbougar Sarr, sa volonté de communiquer, même en conduisant le lecteur par la main si nécessaire, est un acte de grand amour de l’auteur pour son pays. Si à un moment, l’empathie avec les personnes qui condamnent l’homosexualité disparaît chez Ndéné : « de toute façon, nous ne pouvons pas nous comprendre. Nous  en étions arrivés au point où la parole était réclamée alors même qu’elle était impossible », ce n’est pas le cas de Sarr, qui risque tout pour la faire entendre, cette parole.

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