S’engager pour qui ne peut plus

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Grand plongeon dans l’actualité pour les poétesses Tanella Boni et Ananda Devi. L’une ivoirienne, l’autre mauricienne, elles touchent les cordes sensibles de notre époque avec leurs respectifs recueils Là où il fait si clair en moi et Ceux du large, publiés aux Éditions Bruno Doucey.

Une écriture symbolique et apocalyptique pour Ananda Devi, une plume mélodieuse et terrestre pour Tanella Boni. Toutes deux portant haut le flambeau de la dignité humaine, elles tracent le parcours des migrants avec une attention sincère, époustouflées par leur obstination : « Ils franchiront les murs et les nausées / ils boiront la patiente / ils mangeront les sanglots / mais ils iront encore / flancs dresses / s’offrant au sort » écrit Ananda Devi. Ce sont ceux que Tanella Boni appelle « les éphémères », ces gens dont la « peau en lambeaux » est exposée aux périls les plus innommables, mais aussi au « silence indéchiffrable » qui les attend quand leurs rêves échouent sur les plages occidentales.
Car s’il y en a qui ne sont pas morts par l’eau malgré les « milliers d’anonymes engloutis par la mer », c’est tout de même avec elle qu’ils ont entretenu le rapport le plus étroit : « Je suis arrivé ! Je suis arrivé ! / s’écrie-t il, la bouche pleine de sable / Oubliés les jours sans eau / et la terreur de l’eau » lance Ananda Devi. Les détails terribles des corps ne nous sont pas épargnés : lèvres fendues, langues poisseuses, plaies pleines de sel. Mais il n’y a pas que le voyage par la mer, il y a aussi celui par le désert et par l’air, comme témoigne l’histoire de ce jeune migrant clandestin qui, proche de ces 15 ans, a voulu se cacher dans le train d’atterrissage d’un avion, « frigorifié et mort après une heure de vol, il gît endormi dans la campagne bleue ». Image d’une mort intégrée dans la nature au début de la vie, celle d’Ananda Devi. Et il y a aussi le petit Aylan, syrien de 3 ans emporté noyé sur une plage turque, dont nous parle Tanella Boni.

La disparition de l’enfance, et de la jeunesse : voilà ce que dénoncent, avec leurs recueils, les deux poétesses. Elles nous parlent également de la lumière sinistre des idéaux contemporains : quand les fondamentalistes et les victimes fusionnent en un seul visage, nous dit Ananda Devi, celui de Samra, fille autrichienne d’origine serbe partie en Syrie, « petite reine » qui par bêtise « s’en est allée, triomphale, / droit dans le piège tendu ». Se dressant contre les actes de terrorisme, la poétesse mauricienne incarne en versets le discours d’Achille Mbembe sur les monothéismes comme sources de fermeture, d’exclusion, et d’esprit de conquête. Tanella Boni parle de « ceux qui ont peur des femmes nues », auteurs du massacre à Grand Bassam, en Côte d’Ivoire qui « ignorent le nom de Dieu / et Dieu serait incapable d’avouer de quels mécènes assoiffés de sang / ils chantent les louanges ». Même si l’art aussi semble étouffé par la guerre, même si le pianiste décrit par Ananda Devi n’arrive plus à jouer de son piano, ni à entendre une autre musique que celle grotesque « des chairs dynamitées », il faut arriver à se recentrer sur soi avant que le monde extérieur ne nous noie sans qu’on puisse faire le voyage intérieur, d’une rive à l’autre, où se passe « la pire épreuve de l’altérité ». Ne jamais oublier, dans la mesure du possible, sa propre mélodie et singularité, et quand on est artiste de la représenter et de s’engager, comme elles le font, pour qui ne peut plus.

Coup de coeur :

Un printemps des poètes aux 120 nuances d’Afrique : Cette anthologie sort, aux éditions Bruno Doucey, à l’occasion du 19e Printemps des poètes avec le défi de représenter toutes les paroles d’Afriques, avec une attention spéciale aux lieux insulaires. Voyager à travers des poèmes qui s’ancrent dans la mer, dans le foisonnement des mots qui rebondissent du Sahel aux Antilles, d’Ethiopie à Mayotte. Voilà la volonté d’une anthologie qui n’est pas seulement un voyage dans l’espace, mais aussi un intrigant parcours dans le temps.

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