Nassuf Djailani est né à Mayotte. Touche-à-tout jongleur de mots, voguant d’un genre à l’autre, journaliste, romancier, dramaturge, éditeur, mais poète avant tout, comme il le dit lui-même, il fait paraître, en ce mois de novembre, Daïra pour la mer, aux si belles éditions de poésie Bruno Doucey, comme une bouteille lancée, d’une rive toute proche, au loin de l’océan.
À Mayotte, le daïra est un chant de prière essentiellement réservé aux hommes et accompagné de danses. Il donne lieu à des tournées, d’un village à l’autre, chant qui se propage, construit et resserre les liens, soudé ici en une galerie de portraits d’humilité : passants, enfants qui pleurent, personnages que l’on s’est habitué aujourd’hui à rencontrer également dans la poésie, mais qui auraient leur place tout aussi bien dans un univers picaresque, surtout, peut-être, ce duo du mendiant assis par terre et d’un « papy poète », non mais, de qui se moque-t-on ? papy qui écrit sur un homme couché dans la rue ? un homme qui pue et qui finira immolé par le feu ?
L’enfance est un naufrage sur une plage du sud
aux corps gonflés d’eau, des voix vocifèrent des jurons sans sépultures
nourris-toi de ça, papy
et pour sûr le poème se réveillera d’un sommeil de mille ans
(…)
Tu notes encore, papy ?
faudrait peut-être qu’on nous arrache de cette peau d’asphalte
t’as vu la gamelle des chiens ?
tu entends ce plaisir bruyant quand ils se bâfrent ?
je veux connaître ça un jour
On ne soulignera peut-être pas assez une autre particularité essentielle du daïra : c’est un chant d’unisson. On s’y assoit les genoux en contact, chassant le moindre espace vide, on s’y lève en se tenant par la main, on met sa voix littéralement dans la voix de l’autre, on se suit et on se confond, on fait cercle et communauté. Dans ce long poème constitué de différents mouvements, d’élégies et de dits de tendresse, on entend la violence et la tragédie de cette peau qui gratte, de ce ciel qui rage des pleurs remontés du fond des âges, et pourtant, les deux sentiments qui habitent le lecteur et qui persistent après avoir refermé le recueil, sont l’amour et l’espoir. On oscille donc entre des émotions tout à fait contraires, comme un baume posé sur la brûlure, les deux appliqués pourtant par la même main. Est-ce jeu pervers et gratuit ? Encore une fois, de qui se moque-t-on ? Vouloir nous bercer avec une poésie qui réveille ? C’est bien cela ?
Il est pourtant une puissance d’évocation qui sait dire simplement et toucher par sa profondeur, et ces pages ont très exactement ce pouvoir incantatoire. De la langue de Nassuf Djailani, on a envie de dire qu’elle rapproche, on parle d’abord pour parler, pour être ensemble, pour ne jamais s’arrêter d’être ensemble.
Il y a des mots
anodins
qui n’ont l’air de rien
il les jette
comme ça
comme si de rien n’était
si ce n’est pour goûter à
leur morsure
sur les êtres
sur les arbres
comme des haches
bien limées
cherche-t-il à entendre leur fracas
sur l’asphalte ?
sous la mer
leur froissement
asphyxie
les tortues marines
les prennent
pour une invitation
Qui se précipite sur le festin
s’étouffe
les mots mentent à midi
quand il n’y a plus rien à boire
À manger ?
Quel mot creux
En temps de disette
Les mots, la syntaxe y ont cette limpidité qui parfois se brise sur un sens plus obscur et l’on s’arrête, on suspend sa lecture à la recherche d’un autre chemin, d’une signification qui échappe encore et à la poursuite de laquelle on se lance, porté par le rythme répétitif de la litanie ou de l’Histoire en marche, comme dans l’ « Oraison pour Boinali Souprit ». Rattrapé également par la musique de l’amoureux, qui finit par tout dominer ou que l’on a envie tout bonnement d’entendre plus fort que les autres :
hâte dit la chanson
je me hâte
et me languis
m’enthousiasme
me chauffe et me réchauffe
comme un fer rouge
au feu de ton corps
viens à moi
je rugis
enfonce tes ongles
que je me sente vivre
en toi que je visite
avec douceur
avec rage
pour notre étreinte éruptive
C’est ainsi que l’on peut, à certaines pages, à certains vers, de la mort à l’amour, de l’oraison à la complainte, de la douleur à la jouissance, avoir l’impression de partir de droite et de gauche, de se perdre et de se demander où est le nœud qui tisse entre eux des textes si différents, pourtant on le sent d’instinct, le lien, il est tramé de vie, du simple cheminement du quotidien, peut-être parce que Nassuf Djailani est cet homme simple, sans prétention ni faux semblant, ancré dans le (grand) monde et qui nous invite à l’escorter dans son (petit) monde intime, et c’est merveilleux.
Annie Ferret, novembre 2022
Nassuf Djailani, Daïra pour la mer, éditions Bruno Doucey, 2022