Ballaké Sissoko et Vincent Ségal scellent une vieille amitié avec Musique de nuit, album paru chez No format. Un dialogue à corde forgé dans un Bamako intime. A Ntomikorobougou.
Kora et violoncelle. Des années depuis que cet alliage surprenant – au premier abord – fait son petit effet dans le monde. Musique de nuit en est le dernier fragment, saisi au vol. Sissoko et Ségal, le Mali et la France, de Bamako et de Reims. Une poésie de la fusion. Deux univers classiques qui remontent le temps. La sonorité mandingue et la gamme européenne. Des sensibilités si distantes en apparence, et pourtant si proches. Car la grâce et l’harmonie (contrairement aux hommes) se rient des visas et des frontières. Tels des funambules sur le fil, les deux musiciens conjuguent ensemble depuis une rencontre improbable, lors d’un festival en 2009 à Amiens. Coup de cur inédit entre deux rives : le fleuve Niger et la Champagne. Comme une évidence, c’est à Bamako que ce dialogue à quatre mains prend corps la première fois. Au studio Moffou de Salif Keita. Le résultat, Chamber music, fait carton plein. Du Guardian au Monde, on en parle. Un succès critique et public. 50.000 exemplaires vendus. Un chiffre inespéré pour de la world ! Dès lors, ils enchaînent les tournées à travers le monde. Plus de 200 scènes faisant vibrer leurs cordes de Pékin à Londres, de Jérusalem, à Carthagène et Chicago.
Avant d’envoûter le chaland, les deux surdoués avaient chacun une carrière bien remplie. Ballaké est issu d’une grande lignée griotique. Son père Djélimady Sissoko, originaire de Gambie, ancienne province du Mandé, contribue à la naissance de l’Ensemble instrumental du Mali, dirigé par Kélétigui Diabaté. On y retrouve aussi Sidiki, le père de Toumani Diabaté, avec lequel Ballaké garde des liens musicaux et familiaux. En 1970, les deux pères enregistrent Cordes anciennes, un classique de la kora, réédité par Buda Musique en 2000. Malgré cet héritage, on a bien failli ne pas connaître de Ballaké korafola. A l’époque, Djélimady rêve en effet d’une autre destinée pour son aîné sur trente enfants. Il ne souhaite pas qu’il devienne griot, djéli. « Il préférait que je sois avocat ou fonctionnaire » se souvient Ballaké. C’est donc en autodidacte que Ballaké se forme à l’art de la kora. « J’ai appris à jouer en cachette pendant que mon père partait aux répétitions. J’avais dérobé la clef de sa chambre, où il planquait ses kora
» A la mort du père en 1981, Ballaké, qui n’a que 13 ans, prend la relève et intègre à son tour le prestigieux Ensemble instrumental du Mali. La suite est plus connue, avec le succès, jusqu’à l’enregistrement de Nouvelles cordes anciennes (Hannibal Ryko-Harmonia Mundi) en 1999. Un hommage rendu à leurs deux pères, avec Toumani, l’ami de toujours. Sur l’album Déli (Indigo bleu-2000), il invite au sokou, sorte de vielle traditionnelle, Tanga Diawara, partenaire musical de son père pendant trente ans. Pour boucler la boucle sans doute…
Le miroir inversé de Ballaké, Vincent Ségal, a à peu près le même âge que lui. Né en 1967, il a juste un an de plus. Mais si Ballaké est rendu autodidacte, Vincent Ségal reste un vrai « rat de Conservatoire ». Celui de Reims. Puis celui de Lyon, où il obtient un premier prix. Il en intègre même l’Opéra. Formé aux dogmes de la musique classique, Vincent Ségal vise l’émancipation par l’hybridation. C’est aux États-Unis qu’il s’ouvre aux musiques noires en 1986, au hip hop en travaillant avec Eric Bobo de Cypress Hill et au funk en collaborant avec Chuck Brown et les P Funk All Stars. On le retrouve aussi au confluent des musiques brésiliennes, avec Nana Vasconcelos et Carlinhos Brown, de la morna cap-verdienne, avec Césaria Evora, de la chanson, avec M ou Dick Annegarn, du jazz avec Glenn Ferris… Mais c’est pour son autre duo, Bumcello, formé avec le batteur percussionniste Cyril Atef en 1996, qu’il livre son projet le plus connu et le plus abouti. Une musique singulière, viscéralement métissée. Il lui manque néanmoins une corde à son archet. La richesse du continent africain que Ballaké lui apporte sur un plateau en 2009. Le reste appartient à l’Histoire, on le sait.
Musique de nuit, leur dernier opus, est une ode à l’épure. Épure musicale et acoustique. Épure dans le processus même de l’enregistrement. Essence d’une rencontre. Minimum de prises. Des sessions captées live. Avec une face A, nocturne, un samedi soir, après minuit, sur le toit de la maison de Ballaké à Ntomikorobougou, « la cité des sportifs », située à la périphérie de Bamako. Entre les motos Jakarta pétaradant et les bêlements des quatre pattes, la clameur urbaine se mêle au jeu des deux instrumentistes. L’autre face (B), diurne, intimiste, se passe au mythique studio Bogolan, où sont passés Bjork, Keziah Jones, Ali Farka Touré ou encore Dee Dee Bridgewater. Le temps d’enregistrer la diva Babani Koné, une complice de longue date chez Ballaké, sur « Diabaro », un chant de bénédiction. Ancestral. « Passa quatro », autre titre, est un clin d’oeil à un village du Minas Gerais, au Brésil, que Vincent a traversé, lors d’une de ses nombreuses tournées. Sur « Super étoile », ils renvoient au sabar et à l’orchestre de Youssou N’Dour dans les années 90.
Ballaké et Ségal. Deux compères. Deux ermites jouant des heures durant, dans la maison de Ntomikorobougou. On les imagine s’interrompant pour le rituel du thé ou pour un appel. Vincent Ségal décrit le fief de Ballaké: « Une rue de terre latérite, des musiciens prodigieux, des artisans valeureux, des vies souvent difficiles, beaucoup d’élégance et de discrétion. Nous avions toujours eu l’idée d’enregistrer ainsi, que le quartier soit notre nid. C’était comme si Ntomikorobougou écoutait la kora et le violoncelle pour enfin pouvoir s’endormir comme un enfant. » Un lieu rêvé pour qui souhaite créer. Mais la réalité étant aussi ce cauchemar, Ballaké et Vincent enregistrent cet opus quelques jours après les tueries du 7 janvier à Paris. Dans un Mali encore instable. A fleur de peau. Cela donne un titre comme « Balazando », un hymne aux sonorités engageantes. Sur le nord Mali désertique. Une région, qui, de Tombouctou à Kidal, en passant par Gao, paye un lourd tribut, suite à la guerre civile depuis le 17 janvier 2012. Le temps de quelques notes égrenées, les deux musiciens ont l’illusion de s’opposer contre les barbaries de ce siècle: « La musique est une cure, elle nous protège de la fureur du monde. » Espérons-le!
Le 11 décembre 2015 à la Scène Nationale d’Evry le duo sera au festival Africolor dans le cadre d’une carte Blanche à Ballaké
Le site de No Format: http://www.noformat.net////Article N° : 13281