Stylisme africain : réseaux globaux, styles locaux (1)

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Textiles, bijoux, coiffures… et leurs combinaisons apparemment infinies : les pratiques vestimentaires en Afrique sont parmi les plus spectaculaires au monde. On y trouve les boubous brodés et les complexes bandes tissées d’Afrique de l’Ouest, les couvertures richement brodées de perles des pays du sud et les kangas aux vibrants motifs de l’est, qui sont parmi les plus fameux ornements africains. Dans l’imaginaire populaire, aussi bien en Afrique qu’ailleurs, ces vêtements symbolisent la culture africaine. En fait, ils sont tous le résultat d’interactions planétaires et de changements historiques. En résumé, ils participent des circuits de la mode. Les boubous ont migré du nord vers le sud de l’Afrique, avec l’influence religieuse, politique et économique musulmane. Au dix-septième siècle, les tisserands de Kente* détissaient les soies italiennes pour les intégrer dans de nouvelles étoffes ; au début du seizième siècle, les commerçants portugais, anglais et hollandais trouvèrent dans les pays d’Afrique du sud une clientèle extrêmement fine et connaisseuse pour leurs perles et leurs couvertures ; les kangas** sont le fruit d’échanges centenaires par-delà l’océan indien. Comme toute mode donc, ces tenues sont le résultat d’influences mouvantes, de goûts fluctuants et de nouveaux marchés. Une observation attentive du vêtement et de son contexte donne donc une idée des identités locales et des tendances mondiales, de l’innovation et de la tradition, de la transformation des styles et de l’évolution des mentalités.
Cette culture de la mode, si riche en Afrique, se perpétue aujourd’hui dans un large éventail de marchés et de formes. L’Afrique est le foyer de nombreux designers actuels, dont certains font partie des réseaux internationaux de la mode alors que d’autres travaillent principalement sur les marchés locaux. Tous puisent leur inspiration dans des influences très diverses pour répondre à la demande de leurs marchés, certains travaillant dans des styles typiquement locaux et d’autres à partir des tendances de la mode internationale. La mode africaine contemporaine fait l’objet d’une attention grandissante aussi bien au niveau universitaire que commercial ; comme l’art africain contemporain, la production de mode du continent est à la fois très populaire et à la pointe de la recherche la plus érudite.
Une littérature émergente a commencé à aborder le sujet du travail des stylistes de la haute couture africaine, avec van der Plas et Willemsen (1998), Revue Noire (1997), Mendy-Ongoundou (2002), Mustafa (2002), (L’Afrique C’est Chic), et Rovine (2004). D’autres études récentes ont exploré les marchés locaux dévolus à la conception de vêtements en Afrique, révélant à quel point ces pratiques reflètent l’évolution de la création à travers le temps. Cette analyse des usages locaux en matière de création a été illustrée par Rabine (2002), Bastian (1996), Gondola (1999), Hansen (2000), Picton (1995), Renne (1995), Rovine (2001) ainsi que par Perani et Wolf (1999). Tous démontrent la complexité de la production de mode locale, beaucoup en explorant les différentes forces à l’œuvre aux niveaux esthétique, économique, social et politique dans la production et la commercialisation de styles en pleine évolution
Les différentes expressions du style africain sur les marchés mondiaux de la mode reflètent des rapports variés aux cultures et aux réalités africaines, parce que la mode africaine est présente aussi bien dans le champ international de la Haute Couture, dominé par l’occident, que dans les économies locales de la mode, où les designers peuvent puiser dans les styles internationaux tout en gardant les spécificités locales. La mode est difficile à définir dans un contexte mondial, car elle est généralement associée à un marché particulier qui s’est développé au milieu du dix-neuvième siècle à Paris autour des vêtements modernes, occidentaux et elle reste focalisée sur cette ville, ainsi que sur Milan et sur New-York. L’Afrique, comme d’autres places non occidentales, a longtemps été absente de ce concept-là, sinon comme source occasionnelle d’inspiration pour les designers occidentaux. Comme le déclare Neissen, cette conception de la mode aurait dû être revue depuis longtemps : « Il existe toujours un fossé profond entre les études faites sur les pratiques occidentales de la mode / vêtement et le phénomène universel de l’habit / parure. Par conséquent, des évènements mondiaux qui seraient d’une importance primordiale pour une théorie de la mode sont soit occultés soit soustraits à notre attention. » (Neissen 2003b : 250)
La conception du temps est centrale dans ce clivage entre les pratiques occidentales et non-occidentales, symbolisée par le débat beaucoup trop répandu du « présent ethnographique » des habits non-occidentaux opposé au « futur perpétuel » associé à la course continuelle vers la saison suivante en vigueur dans la mode occidentale. Pour ne citer qu’un exemple récent de cette tendance, un journaliste du New York Times notait assez légèrement l’absence de changement dans les habitudes vestimentaires d’une communauté rurale du Kenya, où des découvreurs d’une agence de mannequins anglais cherchaient des candidats potentiels. » Les jeunes filles Orma grandissent avec des tongs au pied, pas avec des talons. Leur mode est la même quelle que soit la saison : des robes colorées qui tourbillonnent dans la brise et protègent littéralement chaque centimètre de peau ». (Lacey 2003 : 2)
À déclarer que leurs vêtements sont toujours les mêmes, le journaliste exclut implicitement les parures Orma de l’univers de la mode. Pourtant, Joanne Eicher, dont les recherches sur les pratiques vestimentaires africaines ont été à l’avant-garde des études non-occidentales sur la mode, remarque : « après tout, la mode c’est le changement, et le changement existe dans toutes les cultures parce que l’être humain est créatif et flexible » (Eicher 2001 : 17). Reconnaître les histoires et les réseaux d’où le changement émerge, c’est la clé de toute analyse de la mode,
Que le vêtement africain ait évolué au fil du temps, c’est tout à fait évident. L’influence occidentale sur les vêtements africains a été bien documentée et souvent définie comme une « perte » de la culture africaine face à la toute-puissance de l’occidentalisation ou de la mondialisation (ces deux termes étant souvent utilisés de façon interchangeable). On trouve un exemple très net de cette rhétorique de la perte dans le livre extrêmement populaire et abondamment illustré d’Angela Fisher « Fastueuse Afrique ». Au fil de ses nombreux voyages en Afrique, elle note la disparition de « certains styles de bijoux et de vêtements de premier plan » et elle estime que les groupes « dont le tissu culturel et moral est suffisamment fort » sont capables de résister à la mutation des vêtements du traditionnel à l’occidental (Fisher 1984 : 9-10). Alors que le mouvement de colonisation et de conversion des Africains les a certainement incités voire forcés à adopter les vêtements occidentaux, il est probable que la présence de styles occidentaux en Afrique aujourd’hui est souvent signe d’une adaptation créative plutôt que d’une capitulation.
En explorant les mutations des formes de vêtements entre les cultures africaines et occidentales – par des échanges dans les deux directions – les études sur la mode africaine démontrent l’inadéquation du « changement en tant que perte ». La plupart des styles de vêtement qui sont produits dans les centres urbains mondialisés de l’Afrique proviennent de différentes sources, qui enrichissent plus qu’elles n’appauvrissent les styles africains distincts. Comme partout, les designers et les consommateurs africains créent des formes et des styles à partir d’influences extérieures à leur environnement immédiat et ils se les approprient. Comme le remarquait Hendrickson, les identités associées à la tenue peuvent changer lorsque les vêtements et les styles voyagent : « lorsque nous voyons les Africains utiliser nos produits pour créer leur identité – et vice versa – cela nous apprend que la signification du corps ou du produit n’est pas implicite mais qu’elle est en fait symboliquement créée et débattue, à la fois par les producteurs et les consommateurs. »
Mode africaine / l’Afrique à la mode
L’examen du rôle de l’Afrique dans la production de mode est particulièrement d’actualité. En effet, avec le nouveau millénaire le continent a pris une place prépondérante dans les domaines de la création et de la commercialisation de la mode. Suzy Menkes – sans conteste la journaliste de mode la plus lue – a publié récemment un article dans le New York Times Style Magazine intitulé « Prochain arrêt, l’Afrique. » Elle y prédit que les marchés mondiaux de la mode sont sur le point de créer « une mode première : un mouvement populaire qui comprend la beauté et la force de l’Afrique subsaharienne » (Menkes 2005 : 60). Au cours des cinq dernières années, on a vu apparaître des références à l’Afrique dans des collections haute-couture sur les podiums les plus prestigieux d’Europe et d’Amérique du Nord. L’Afrique semble être la muse du jour pour un large panel de designers, dont Jean-Paul Gaultier, Donna Karan, Kenzo, et Dolce & Gabbana.
Alors que la réputation de l’Afrique dans les milieux internationaux de la mode s’est accrue depuis qu’elle apparaît comme une source d’inspiration pour les créateurs occidentaux, la presse internationale de mode ne fait pas grand cas des nombreux designers africains impliqués dans des transformations innovantes du style africain. Leur travail découle d’une longue histoire de la mode en Afrique, un continent dont les styles d’habillement donnent une idée aussi bien des cultures anciennes que des tendances mondiales les plus récentes. Aujourd’hui beaucoup de designers africains créent des vêtements qui font référence à ou qui empruntent aux habitudes vestimentaires locales, mélangeant souvent ces formes avec les influences internationales. Leurs débouchés sont nombreux, depuis les défilés saisonniers de la haute couture internationale jusqu’aux marchés locaux, où les vêtements reflètent la transformation rapide des styles locaux.
Mode : de l’indigène partout
Dans son rapport 2004 sur l’analyse anthropologique courante de l’habillement, Karen Hansen notait que de récentes bourses d’études dans diverses académies « démontrent que la mode n’est plus la propriété exclusive de l’Ouest » (Hansen 2004 : 370). L’intérêt pour la mode non-occidentale dans les sphères universitaires s’est surtout porté sur l’Asie, qui a été une source d’inspiration « exotique » pour les occidentaux (davantage que l’Afrique) et aussi un vivier de designers stylistes de renommée internationale (à la différence de l’Afrique). Comme le note Lisa Skov, le Japon en particulier a été le premier acteur non-occidental dans le cercle très fermé de la haute couture. »Dans les années 80, pour la première fois des stylistes non-occidentaux sont arrivés à influencer la tendance en matière de mode, quand Issey Miyake, Yohji Yamamoto, et Rei Kawakubo, avec une série d’autres designers japonais, se sont affirmés comme les innovateurs principaux de la mode dans le monde » (Skov 2003 : 216)
Deux publications récentes offrent un riche aperçu des croisements entre les courants traditionnel et contemporain dans les milieux de la mode en Asie, constituant un précédent important pour l’analyse de la mode africaine. China Chic : East Meets West (Steele and Major 1999) se focalise sur les multiples dimensions de la mode chinoise – styles historiques, absorption de nouvelles influences, résurgence de styles historiques et internationalisation de ces styles. Re-Orienting Fashion : The Globalization of Asian Dress (Niessen, Leshkowich, Jones, eds. 2003) explore le vêtement contemporain asiatique comme symbole d’une identité locale, de la communauté diasporique et de l’élégance internationale. Alors que pour l’industrie internationale de la mode dominée par l’occident, les systèmes de la mode africaine et asiatique n’ont en commun que leur mutuelle « altérité », l’étude de la création vestimentaire dans ces deux domaines démontre brillamment que la mode n’est pas « indigène » uniquement par rapport aux cultures occidentales.

1. Adapté de l’introduction à un numéro spécial (à paraître) de Fashion Theory sur la création de mode africaine.
Les Recherches de Victoria L Rovine sur la mode africaine ont reçu l’appui de : the Rockefeller Foundation’s Bellagio Study Center, the Getty Foundation’s Curatorial Research Grant program, the University of Iowa (Arts and Humanities Initiative and International Programs), the University of Florida’s Transnational and Global Studies Center, and the National Endowment for the Arts.

NDLT
* Le tissu de Kente est fait par les tisserands ghanéens consommés, et les centres de tissage importants à Kumasi et autour abondent en tisserands qui lancent ici et là leurs navettes en fabriquant de longues bandes de Kente. Ces bandes peuvent être alors cousues ensemble pour former de grandes pièces qui sont portées par quelques Ghanéens (les chefs surtout) et achetées par les touristes à Accra et à Kumasi. Les couleurs et les modèles du Kente sont soigneusement choisis par le tisserand et celui qui le portera. Chaque symbole tissé dans le tissu a un sens spécial dans la culture ghanéenne.
** Les kangas sont des pièces de tissu très utilisées en Afrique. L’histoire du kanga remonte à la seconde moitié du 18e siècle, période du commerce des esclaves. Avec l’affranchissement, les deux tissus originaux, le « kaniki » et le « merikani », simples pièces d’étoffes portées par les esclaves, évoluent en intégrant d’abord le dessin, puis la couleur et enfin les messages, dont les plus audacieux sont d’abord le mode silencieux de communication de la femme swahili.
Traduit de l’anglais par Marie Emmanuelle Chassaing///Article N° : 4551

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