Considérée comme l’un des maillons les plus essentiels à la chaîne musicale africaine, la percussion est aujourd’hui devenue un enjeu à la fois commercial et intellectuel. Le monde s’est mis au rythme des djembefola,* en oubliant d’honorer à leur juste valeur les cultures dont est issu cette tradition instrumentale. A Paris, New York ou à Londres s’organise un tourisme de la percussion, où se mêle de plus en plus exotisme et passion. La Guinée, patrie légendaire du djembé, tente aujourd’hui de trouver des solutions face aux multiples problèmes posés par ce phénomène.
Un centre international des percussions va y voir le jour, à la suite du festival qui a réuni à Conakry la crème de la percussion mondiale. Un événement heureux, lorsqu’on sait que cet instrument a longtemps été boudé par le milieu universitaire et académique africain dans son ensemble. Un des principaux animateurs de ce projet, François Kokeleare, percussionniste français et consultant en la matière, nous parle de ce que représente cette tradition pour les guinéens, de l’influence étrangère qui pèse sur elle et de la formation organisée, devenue nécessaire.
C’est tout un marché. Aujourd’hui, on dit en Guinée que si tu veux que ton fils sauve sa famille, il vaut mieux lui apprendre à jouer le djembé que de lui faire faire des études de médecine. Alors c’est un peu terrible. Mais ça correspond à une certaine réalité. Il y a toute une réalité qui fait qu’ aujourd’hui, quand vous êtes un djembefola, que vous êtes un jeune batteur de quartier, que vous êtes bons, vous avez du travail. Vous avez du travail
déjà dans ce qu’on appelle les cérémonies populaires. A Conakry, on appelle ça les sabar. Pendant toute la saison sèche par exemple, on joue les tambours dans plein de circonstances de la vie sociale : les mariages, les décès, les baptêmes et toutes les fêtes de réjouissances. Dans le domaine religieux et rituel, c’est un autre problème. Il y a également le marché de la vente des tambours, qui est source de revenus – même s’il est vrai que ça commence à poser quelques problèmes, à cause de la déforestation.
Evidemment, c’est l’autre grand problème aujourd’hui en Guinée. Il y a une telle demande de djembefola dans le monde qu’un enfant de 17/18 huit ans qui n’a pas fini sa formation va tout de suite être sollicité par des étrangers pour venir jouer en Europe, aux Etats-Unis ou ailleurs. Il est beaucoup trop tôt désolidarisé de son environnement culturel. C’est aussi ce que va tenter de pallier le centre de percussions. Pendant les 26 années marxistes, les artistes n’avaient pas le droit de sortir de Guinée en dehors du cadre officiel. Durant ces années, ils ont travaillé ensemble, dans des conditions rigoureuses. De plus, le statut d’artiste national faisait qu’on était extrêmement privilégié. C’est vrai des plus grands djembefola guinéens comme Mamadou Keïta ou bien ceux des ‘Percussions de Guinée’, qui ont en moyenne aujourd’hui entre -disons- 40 et 50 ans et sont des gens extrêmement professionnels, formés à la dure. Mais à partir de 84, à la mort de Sékou Touré, à partir de l’émergence du libéralisme, cette structure a été cassée. Les grands percussionnistes sont partis à l’étranger. Les jeunes n’ont plus cette formation rigoureuse, n’ont plus accès au répertoire. Ils connaissent une ou deux variantes d’un rythme et c’est tout ! Alors que les anciens en connaissent des dizaines et des dizaines. Et la demande en bons djembefola à l’étranger est tellement énorme qu’il est très difficile de trouver un bon professionnel aujourd’hui en Guinée.
L’autre marché qui se développe est sous la forme d’un tourisme culturel. Les grands djembefola ont des demandes de plus en plus pressantes de leurs élèves européens ou étrangers pour venir en Guinée étudier dans le terroir. Ils ont acheté des maisons, des villas, des propriétés et ils accueillent de A à Z les étrangers, en leur proposant un peu de tourisme culturel, découverte du pays, et évidemment un stage de percussions. C’est un phénomène qui prend de l’ampleur. Donc on imagine bien qu’un djembefola, lorsqu’il fait fortune en Europe, c’est toute la famille africaine qui va en profiter, depuis la capitale jusqu’au village. En même temps là aussi, on en est au début et il faut aussi être extrêmement vigilant, parce que
ce qui est très dangereux en Afrique, c’est de tuer la poule aux ufs d’or. On revient donc à ce fameux grand problème qui fait que les jeunes batteurs partent trop tôt, en espérant connaître la même destinée que leurs aînés. On a tenté à un moment donné, il y a quelques années – dans les années 93 et 95 – de faire un ensemble qui s’appelait « les Percussions de Guinée Junior », qui étaient un petit peu sous l’égide de l’ensemble national des percussions de Guinée. En fait, on a été assez peu suivi, parce que les bailleurs de fond à l’époque ne s’intéressaient pas tellement à la percussion. Et on a formé une quinzaine de jeunes batteurs. Sur la quinzaine de jeunes, sept ont atteint le niveau international. Mais les sept sont quasiment tous partis. Ils ne sont plus en Guinée.
On est en train d’y réfléchir. Comment ne pas casser l’apprentissage traditionnel, qui fonctionne par mimétisme, tout en la renforçant ? La percussion s’apprend avant tout sur le terrain. L’apprenti se met au service d’un maître. Il va l’accompagner, il va commencer par porter ses tambours. Ensuite, il va changer d’épaule l’instrument. Et quand il aura su faire ça, il va accompagner son maître, il aura le droit de faire un seul accompagnement sur le tambour pendant des nuits entières. Et les meilleurs deviendront de bons accompagnateurs et les plus forts deviendront des solistes. Cela se passe sur plusieurs années… 10, 15 ou 20 ans. Donc ce n’est pas en mettant des jeunes pendant trois ans dans un cadre presque scolaire qu’on va en faire de bons professionnels. Ce n’est pas aussi simple que ça. Par contre, on s’aperçoit que les jeunes Guinéens qui partent trop tôt à l’étranger sont pour la plupart analphabètes. Donc ils sont extrêmement fragiles quand ils arrivent dans le monde occidental, par rapport à des choses comme la drogue, l’alcool ou la délinquance. On s’aperçoit que sur dix qui viennent en Europe, il n’y en a qu’un ou deux qui arrivent à se stabiliser et à faire carrière. Les autres sont dans la galère. Et très souvent, ça se termine mal. Evidemment, je crois qu’on n’empêchera jamais les Européens d’aller faire leur marché en Afrique et de prendre des musiciens, de les amener en Europe dans des conditions souvent invraisemblables. Mais par contre, c’est vrai qu’on peut aider ces jeunes, en leur donnant une formation plus rigoureuse, apprendre à lire et à écrire à ceux qui sont analphabètes, donner aussi des indications par rapport à ce que représente le métier de musicien ailleurs dans le monde. C’est un des aspects qui donne toute son importance à ce projet de centre de la percussion.
*Djembefola : joueur de djembe en langue malinka. ///Article N° : 1427