De facture pesante et académique, le film de Nate Parker est loin de détrôner les dérives racistes du célèbre film dont il adopte le nom pour les exorciser. Il ne renouvelle pas non plus la représentation de l’esclavage, mais offre quelques scènes fortes.
La Naissance d’une nation était jusqu’à présent un film de 1915 que tous les étudiants en cinéma visionnaient au cours de leurs études. D.W. Griffith est considéré comme l’inventeur du montage parallèle et/ou alterné et comme un pionnier du langage cinématographique. Son film, exemplaire d’un point de vue formel, relate l’histoire de la guerre de Sécession et, suite à la défaite du Sud, de la naissance non pas d’une nation unie comme la rêve Abraham Lincoln, mais du Ku Klux Klan qui se lève contre la prise de pouvoir des Noirs après l’abolition de l’esclavage. Les Noirs y sont présentés comme des arrivistes, à l’affût de femmes blanches, incapables de se gouverner. Ce sont de grands enfants fainéants, dangereux et effrayants. Enorme succès critique et public à l’époque, le film fit l’objet de nombreuses manifestations pour le faire bannir, sans succès. Aujourd’hui, on le trouve dans les bacs à DVD bon marché et on peut aisément en admirer la construction implacable au profit d’une idéologie néfaste. Reprendre ce titre, c’est proposer une autre histoire des origines de la suprématie blanche, qui n’est plus un mouvement noble de conquête d’une civilisation supérieure, mais un système d’oppression d’une partie de l’humanité sur une autre.
Nat Turner est un personnage polémique, fascinant, dont les confessions furent consignées à la veille de sa mise à mort. Très religieux depuis l’enfance, il savait lire et écrire, contrairement aux personnes de sa condition, et était devenu pasteur au service des maîtres pour apaiser les esclaves des plantations alentours, ce qui lui donnait une précieuse connaissance de son environnement, tout à fait exceptionnelle pour un esclave. En août 1831, il mena une rébellion meurtrière où furent assassinés plus de 60 planteurs esclavagistes, avec femmes et enfants. Il était considéré par lui-même et par ses disciples comme un prophète, dont les premières visions s’étaient manifestées dès l’enfance.
Le réalisateur Nate Parker, dont le nom rappelle étonnamment celui du personnage historique qu’il incarne, a quelque chose du meneur d’hommes dont il relate l’entreprise puisqu’il ne se contente pas de jouer le rôle principal mais a également écrit, produit et réalisé le film. Son personnage Nat Turner est hautement polémique, considéré comme un illuminé sanguinaire par les uns, et par les autres comme l’incarnation de la rébellion des esclaves trop souvent présentés comme dociles, si ce n’est satisfaits de leur condition. Or Nate Parker a également été au centre d’une polémique puisqu’il fut en 1999 mis en examen pour le viol d’une camarade d’université. Il fut relaxé, contrairement à son ami et co-scénariste Jean McGianni Celestin, qui gagnera son procès en appel. La jeune femme s’est suicidée en 2012… Que penser dès lors des terribles scènes de viol de la femme de Nat Turner par des chasseurs d’esclaves, étape importante de sa détermination à se venger ? Si la mise en image de l’esclavage est désormais acquise (12 films depuis 2013 et 12 Years a Slave, et, on l’espère, d’autres à venir), les femmes attendent toujours de participer à l’action principale. Contusionnée, la femme de Nat Turner refuse de dévoiler le nom de son agresseur mais exprime son approbation, son soutien et son admiration pour son mari : « Je suis fière de toi », dit-elle, secondée de sa belle-mère, autre soutien infaillible. Les femmes du film ne participent pas aux exactions, contrairement à ce que l’on sait de la rébellion (cf. le travail en cours de Vanessa Holden sur la question, relaté dans un article de [Time]). Parmi les condamnés à mort se trouvait une femme qui avait tenu sa maîtresse pendant qu’on tentait de l’achever.
Dans le sillon des films sur l’esclavage, The Birth of a Nation de Nate Parker dresse le portrait d’une société où les maîtres sont rongés par le mal qu’ils entretiennent pendant que les esclaves sont accablés par le travail et les punitions. L’alcoolisme de Samuel Turner, ancien camarade de jeu de Nat, est présenté comme inévitable, de même que sa violence et son injustice malgré sa bonne volonté, dans un système qui lui dicte des comportements odieux. Les scènes de maltraitance des esclaves, fouet, gavage, assimilation à des bestiaux, etc. préparent à la boucherie finale dont l’issue inévitable n’enlève rien au désir de voir la révolte s’accomplir. Le film repose ainsi sur une représentation glorieuse de la violence et de la vengeance qui, à l’heure du mouvement Black Lives Matter et du terrorisme international, laisse un sentiment d’impuissance nihiliste.
Face à la violence vers laquelle le film chemine inexorablement, une scène magistrale exprime la résistance à l’oppression la plus implacable : lorsque Nat Turner fait face à une assemblée d’esclaves surmenés et affamés, à qui il prêche la soumission sous les ordres des maîtres qui se trouvent derrière lui, son visage et ses larmes contredisent ses paroles. Le montage alterné entre son visage, flanqué des maîtres incrédules à l’arrière plan, et les esclaves qui l’écoutent sans laisser rien paraître pour ne pas attirer l’attention des maîtres, redéfinit le principe de la signification par juxtaposition puisqu’on lit sur les visages des esclaves tout ce qu’ils ne peuvent exprimer. Le masque sur la peau noire n’a jamais été aussi visible que dans cette absence de réaction face à la contradiction incarnée : le prophète dit en présence des maîtres le contraire de ce que son visage exprime ; les visages qui l’écoutent disent le contraire de ce qu’ils ressentent afin de ne rien dévoiler. Le triangle maître / prêcheur / auditoire est doublé d’un autre triangle aux échos bibliques : le futur martyr est entouré des deux brigands ; eux aussi seront sacrifiés.
///Article N° : 13910