À qui profite l’exposition d’une danse ?

D’un écart douloureux entre les intentions, les œuvres et les textes qui les entourent, Biennale de Berlin 2022.

Print Friendly, PDF & Email

Ce n’est rien.
Juste une blessure de plus dans une longue série qui n’en finit pas de se répéter.
Au départ, juste un cartel qui présente un film sur un mur, dans une exposition d’art contemporain.
Un cartel qui donne les indications sur une œuvre à la Biennale de Berlin, sous le commissariat de l’artiste Kader Attia :

“Clément Cogitore. Lives and works in Paris, FR, and Berlin, DE.
Les Indes Galantes (das galente Indien, The Amorous Indies), 2017.
HD-Video, Farbe, Ton HD video, color, sound, 5’26.
Courtesy Clément Cogitore ; Chantal Crousel Consulting ; Galerie Reinhard Hauff Stuttgart.
Mit Unterstüntzung von, With the support of ministère de la Culture, France ; ADAGP ; Institut français”.

À le lire, nous sommes comme interdit·es[1]. Un espace est resté blanc, entre ces indications et les quelques lignes de présentation écrites par un spécialiste, Huey Copeland. Dans un silence épais, des noms crient d’abord par leur absence. Les noms silenciés des trois artistes, Bintou Dembélé, Brahim Rachiki, Igor Carouge Grinchka, qui ont orchestré et su chorégraphier la puissance des danses ici filmées des vingt protagonistes, krumpeurs et krumpeuses[2], et des quarante figurant·es, dans cet extrait de l’opéra-ballet de Rameau. Investissant le plateau vide de l’opéra Bastille pour les besoins du film, tourné un 22 janvier 2017, elles et ils ont fait plus que contribuer au succès phénoménal du film sur le site internet, 3e scène de l’Opéra de Paris.

Même une danse pense

Producteur·ices de leurs gestes savants, ils et elles ont aussi construit une puissance collective flamboyante, préservant l’équilibre entre le singulier et le collectif. Ils et elles ont donné à entendre l’opéra à travers les rythmes de leurs frappes, les ponctuations incantatoires de leurs voix, autant que par les récits de leurs visages et leurs mains habitées de forces invisibles. Ils et elles ont aussi opéré une autre subversion restée cachée : en ne dansant pas, comme on pourrait le croire dans ce film, sur la musique de Rameau, mais sur une bande-son retravaillée par leurs soins – en poussant notamment les basses – qui servit d’appui à leurs danses. Ainsi chargé·es, ces artistes ont investi Rameau pour en délivrer un tout autre sens. Leur pouvoir d’agir musical et gestuel a retourné la violence du stigmate de cette danse intitulée “Les sauvages”, re-signifiant le texte comme la musique de l’opéra-ballet. In fine, c’est cette puissance que Clément Cogitore a su capter dans son film, au plus près des corps, dans le cercle qui n’est pas ici un battle. Dans le groove de la matrice du cypher et la montée de la hype qui convoque tous les corps comme les esprits, les membres des divers groupes se rencontrent, se reconnaissent, s’entre-dansent, signent et re-signent leurs gestes, pour se renforcer à travers le partage, exorciser et transformer la violence.

Opéra Les Indes galantes © Little Shao

A lire aussi : « Dérégler nos habitus » : Les Indes Galantes à l’Opéra de Paris

La capture des savoirs en mouvement

Mais voilà, le mode d’exposition et le discours autorisé qui l’accompagnent, sont venus capturer et faire disparaître les sujets qui dansent. Sur le cartel (avant correction) et dans le catalogue (qu’on imagine pourtant vérifié, basé sur les informations transmises par les artistes), aucun nom des danseur·euses et chorégraphes de cette scène. Leurs noms avaient-ils moins d’importance que celui du matériau de l’objet exposé ? Que celui de la consultante, quant à elle bien mentionnée ? Moins d’importance que le nom de la galerie de l’artiste, que le nom des soutiens financiers ? Bien présents au générique du film, sont-ils indésirables dans l’exposition et dans son catalogue (l’objet-trace qui en conservera la mémoire) ? Fidèle à la grande tradition de la peinture occidentale depuis le XVIIe siècle, les sujets-modèles qui dansent demeurent non-identifié·es. L’histoire est courante.

Les danses issues de l’inventivité de la rue et des périphéries, retravaillées pour le plateau restent ainsi des danses de corps sans noms, d’une « douzaine de danseur·euses » avec pour seuls marqueurs le fait d’être « de genres et de races variés ». Dixit le texte de Huey Copeland qui accompagne la notice :

« Dans les Indes galantes, une douzaine de danseur·euses de races et de genres variés se battent les un·es avec les autres sur une scène peu éclairée sur un air de Jean Philippe Rameau. Son opéra de 1735 donne à cette pièce, son titre et mène pour la première fois des performeur·es afrodescendant·es sur une scène nationale française. »

Spécialiste de l’histoire afro-atlantique et des représentations de la race dans l’art européen, Copeland note aussi, dans le catalogue, que le travail de Cogitore « cherche à explorer et à subtilement défaire les fantasmes français de la nature et du primitif forgés par la traite coloniale. » Mais n’est-ce pas précisément ce même fantasme qui est rejoué quand sont oublié·es les danseur·euses qui prêtent leurs gestes à cette remise en cause de la représentation moderne/coloniale des corps noirs ?

À qui profite alors l’exposition ?

Et comment analyse-t-on le travail des artistes, notamment de leurs danses et leurs singulières opérations esthétiques et politiques ? N’exigent-elles pas un regard attentif au même titre que les autres œuvres artistiques ?

Réfléchir la mémoire

Le fait est d’autant plus cruel qu’il prend place dans une manifestation placée sous le signe de la décolonialité, dirigée par un artiste qui a su, dans son film Réfléchir la mémoire notamment, penser la complexité et traduire plastiquement la douleur d’un membre fantôme à l’échelle d’une communauté. D’un artiste dont l’œuvre et l’engagement sont depuis longtemps sous le signe de la réparation et qui sait la puissance mortifère du déni.

Aussi la question ne saurait se réduire à un problème d’egos, à la question d’une reconnaissance personnelle, comme au problème de la « représentation ». Décoloniser les regards, c’est aussi être attentives à la manière dont la décolonisation devient friendly, redire qu’elle ne saurait masquer les inégalités qui demeurent dans et par-delà le champ de l’art.

Renommer, historier

La renommée comme la reconnaissance est, on le sait, une des conditions de la vie ou de la survie des artistes contemporain·es. Mais elle ne suffit pas pour nombres d’artistes racisé·es. Suite au succès du court-métrage des Indes galantes, Clément Cogitore a été invité  à mettre en scène les 3h40 de l’opéra-ballet de Rameau pour les 350 ans de l’Opéra de Paris. Peu familier du travail chorégraphique, comme des street dances ou de celles issues de la culture du clubbing, il a proposé à Bintou Dembélé de composer l’ensemble de la chorégraphie. Le spectacle a été largement salué dans tous les médias, notamment pour la puissance de ses danses. Sans doute la scène K.R.U.M.P. a largement bénéficié de l’expérience des Indes galantes, permettant à certain·es de vivre de leur pratique et de sa transmission en France. Et pourtant, même si elle a été saluée par le prix de la SACD cette année, Bintou Dembélé demeure encore à ce jour une artiste qui ne bénéficie que d’une aide au projet, soit le minimum accordé en France aux artistes du spectacle vivant.

Dans le catalogue de la Biennale, Huey Copeland compare le film des Indes galantes et sa danse des « sauvages » avec un autre travail de Cogitore à partir d’images de Lascaux. Une bien étrange juxtaposition entre les corps « de races et de genres variés » et la vie préhistorique, qui rappelle comment le discours colonial n’aura eu de cesse, jusqu’à aujourd’hui, de croire qu’une certaine humanité n’était « pas suffisamment entrée dans l’histoire »[3].

Est-ce la condition d’une histoire de l’art qui entend travailler à sa décolonisation ? ou juste sa façade arty ? Fanon écrivait dans Les Damnés de la terre : « le colon fait l’histoire. Sa vie est une épopée, une odyssée. Il est le commencement absolu ». En va-t-il de même ici ? L’histoire n’est-elle que la Geste, l’épopée imaginée par un Artiste exposé par deux œuvres mises en regard, valorisées par un commentaire savant, l’ensemble participant au-delà des intentions, à ce qui prétend être déconstruit ?

Le système artistique, autant que le travail critique académiquement autorisé, reconduit l’extraction prédatrice des forces esthétiques parmi les plus vives aujourd’hui, considérées comme une matière première à découvrir, déterrer, exploiter. Le cartel et le catalogue (sans/avec noms) ne sont que le symptôme de cette prise comme du déni du travail de la danse, toujours le plus bas des arts dans la colonialité des savoirs. Ils reprennent, commentent, absorbent leur objet dans le mouvement même de sa célébration. Mais qu’est-il rendu concrètement au travail des artistes venu·es des Suds, y compris des Suds situés en région parisienne ?

Soigner un cartel, soigner un discours, écrire, et juxtaposer des œuvres autrement, c’est pouvoir raconter avec justesse et justice, et travailler en actes à la réparation des torts.

 

Signataires de la tribune : Ana Pi (chorégraphe), Cy Lecerf Maulpoix (journaliste, écrivain), Dénètem Touam Bona (philosophe, dramaturge, écrivain), Emma Bigé (autrice, enseignante-chercheuse, EsaAix), Isabelle Launay (autrice, enseignante-chercheuse, département de danse, Paris-8), Latifa Laâbisi (artiste chorégraphique), Pol Pi (chorégraphe), Silvia Soter da Silva (dramaturge, enseignante-chercheuse), Florence Boyer (chorégraphe)

[1]Suite à des échanges avec Kader Attia et Clément Cogitore, le cartel a été changé. Mais le catalogue, déjà imprimé, conserve quant à lui le même descriptif.
[2]Le groupe des Strange Bangers (Kenny Mayamona, Hendrick Ntela, Antoine Botterman, Blanche Vieillevoye, Terence Aganda), celui des Madrootz /Monsta NY Mad (Adbraman Berthem, Patrick Uy, Hugo Marie, Katerina Ivanova, Luka Seydou), des Real Underground / X2Buck (Alexandre Moreau, Wilfried Ble, Edwin Saco, Nadeeya Gabrieli, James Jupiter), et Delphine Shoevert, Leonie Mbaki, Tony Doumba, Julien Adjovi, Fouad Benana.
[3]Discours à l’Université de Dakar du président de la République française, juillet 2007 : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’Homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire. »

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire