« Dérégler nos habitus » : Les Indes Galantes à l’Opéra de Paris

Par Clément Cogitore et Bintou Dembele

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À l’affiche de l’Opéra National de Paris depuis le 26 septembre, Les Indes Galantes est le premier opéra-ballet de Jean-Philippe Rameau et une œuvre-phare du siècle des Lumières. Comme beaucoup d’œuvres de cette époque, Les Indes Galantes témoigne du regard colonialiste que l’Européen pose sur l’Autre – Turc, Inca, Persan, Sauvage. Dans cette adaptation signée par le réalisateur et plasticien Clément Cogitore et la chorégraphe Bintou Dembele, il s’agit, plus que d’inverser le regard, de formuler une réponse à la colonialité, à travers une dramaturgie de la colère et de la résistance.

Genèse du spectacle

En 2017, le réalisateur Clément Cogitore adapte un extrait de l’opéra-ballet de Jean-Philippe Rameau, Les Indes galantes. Pour s’emparer de cette œuvre-phare du Siècle des Lumières, Cogitore fait appel à la chorégraphe, danseuse et directrice artistique Bintou Dembele, qui s’entoure d’un groupe de danseurs de K.R.U.M.P. Le film, aussi inédit que marquant, est nommé aux César en 2019, dans la catégorie meilleur court-métrage.

Le choix du duo d’artistes d’adapter Les Indes galantes est d’autant plus audacieux qu’il s’agit à l’origine d’une commande faite à Rameau pour fêter les comptoirs coloniaux : « On est en pleine histoire du colonialisme et de l’esclavage », commente Bintou Dembele, invitée de La Grande Table sur France Culture : « Nos histoires ont une version donnée par les vainqueurs. Quelle est l’histoire des vaincus ? » Un pari courageux donc, qui a nécessité un travail d’un an pour déconstruire – avec le concours du chef d’orchestre Leonardo García Alarcón – le discours du livret initial, soumis à réinterprétation. « Pour dérégler le livret, on a chacun pensé à nos endroits », poursuit Bintou Dembele. Le résultat : un opéra-ballet à l’image d’une « ville-monde », où la périphérie du hip-hop s’installe au centre de l’une des plus grandes scènes du monde : avec 29 danseurs dont 7 solistes, des machinistes à vu sur le plateau, des choristes, des enfants « petits rats du hip-hop »… Le résultat, c’est une œuvre monumentale.

« On a les clés de l’opéra »

Une œuvre monumentale, dans un lieu institutionnel, patrimonial pour un jeu d’échelles entre dérisoire et démesure. Pour Cogitore, tout l’enjeu repose justement sur cette confrontation, cette « rencontre de deux mondes » qu’il fallait « court-circuiter » : « c’est là que je cherche l’émotion ».  À l’origine, Cogitore voulait une danse clandestine sur des parkings ou d’autres lieux de non droit de l’espace urbain : « Mais on a les clés de l’opéra, il faut leur donner cette scène», décide le metteur en scène. Un autre dérèglement qui interroge : à qui s’adresse cette version « déréglée » des Indes Galantes ? Comment nait l’émotion du public – et de quel public – face à cette composition duelle où le dialogue voulu par Cogitore tourne souvent à la confrontation, à la prise de pouvoir d’un genre sur l’autre ? Dérégler, oui, mais pour quelle politique de la frontière ?

La « machine Opéra de Paris » est à l’œuvre et la scénographie sature le plateau : machines et décors apparaissent et disparaissent et écrasent les corps des danseurs quand ils ne dansent pas. Le spectacle n’en est que plus difficile à lire : à l’entracte nous avouons entre spectateurs trouver ça joli, sans toutefois comprendre ni les textes du livret pourtant affichés en surtitres, ni les personnages, ni les tableaux. L’histoire ne nous touche pas. L’opéra est un art de l’élite ; peut-être que nous – non initié.e.s – n’en n’avons pas les codes ? De l’autre côté de la frontière, nous attendons la danse, souvent réfrénée par le chant des solistes, jusqu’à ce qu’elle déborde dans un dernier tableau miraculeux.

« Dérégler nos habitus »

La chorégraphe Bintou Dembélé restera celle qui a fait entrer un « hip-hop galant » sur la scène de l’Opéra de Paris. Et en ce soir de représentation, on prend la mesure de ce que c’est de faire bouger une telle machine, d’initier les spectateurs à l’éclatement des codes, au dérèglement des genres et des « habitus de composition », pour reprendre la formule de Bintou Dembele. Comment composer tout en déréglant les repères ? Comment mêler la composition écrite d’un livret d’opéra baroque à l’improvisation des danses urbaines ?

Breakdance, Voguing ou encore Memphis Jockin – dont le solo est un des moments les plus poétiques du ballet – imposent un autre rythme à la musique et travaillent la filiation avec le quadrille et les danses de cour à travers une intelligente géométrie : catwalks de défilé, podiums, promontoires, plateau carré ou cercle de la battle. La performance gouverne l’immense plateau où les corps dansants s’emparent des premiers rôles. La danse : voici pour nous sur quoi repose le vrai spectacle. Car c’est la danse qui distribue la parole entre tous les artistes : orchestre, solistes et chœurs, danseurs et machinistes : avec la danse, les frontières sautent.

Et puis il y a le K.R.U.M.P.[1], cette danse née à Los Angeles suite aux révoltes contre l’assassinat de Rodney King par la police. Déjà filmée par Cogitore deux ans auparavant, cette danse hypnotique et impulsive est accompagnée par le morceau « la danse du calumet de la paix », les stomps et les sifflements des danseurs le poing levé. La salle exulte et les spectateur.ices acclament la performance alors même que le spectacle n’est pas fini. On est venu.e.s pour être les témoins de ce baroque-là, pour cette émotion collective-là. Pari relevé : Les Indes Galantes de Cogitore et Dembele a fait éclater les cadres patrimoniaux, institutionnels et coloniaux.

[1] Au sujet du K.R.U.M.P, voir l’article de Nach : « Je parle krump » paru dans Africultures n°99-100 en 2015. Voir également le film Rize de David LaChapelle, sorti en 2005.

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