En ce mois de septembre 2019, l’écrivain Thomté Ryam frappe encore à la porte de notre conscience pour nous livrer un roman qui n’échappe pas à la définition des précédents : inquiétant. A l’instar de Banlieue Noire (2006) et En attendant que le bus explose (2009), Next Level, cogne là où les essais de sociologie expliquent, n’excuse rien là où les traités de psychologie s’étalent.
C’est l’histoire d’un jeune accro aux jeux vidéo. A Un jeu vidéo en particulier : Shoot dans la ville, qu’il a été parmi les premiers à terminer (peut-être parce qu’un jour il s’y est collé trente heures d’affilées ?). Rien de choquant, jusque-là. Ce qui le différencie des autres gamers, c’est qu’il mélange de plus en plus fiction et réalité pour échapper à une vie qu’il trouve fade. Martial, le protagoniste du roman, a redoublé plusieurs fois et est encore en classe de terminale malgré ses vingt et un ans. Il vit chez sa mère avec qui il a un rapport compliqué et a une petite amie qu’il aime tièdement. Si au début du récit on le trouve près de Brive, dans le sud de la France, pas très loin de Toulouse, en deuxième partie du roman le voilà à Paris. Dans son nouveau lycée parisien, alors qu’il est invité comme d’autres élèves à rédiger un exposé d’histoire sur une figure historique du XX ou du XXI siècle, Martial dévoile au grand jour son admiration pour Callagan, le héros hors-la-loi du jeu Shoot dans la ville. Le discours qu’il porte enflamme la classe d’enthousiasme : c’est un manifeste contre les élites, l’oligarchie, le manque de représentation des minorités et du peuple en général, afin de « combattre tous les tricheurs, tous les voleurs du monde entier. Ceux qu’on retrouve souvent dans les grandes villes et capitales. Là où tout se fait » Oui, parce que Callagan doit tuer trente personnes en une journée, en live, et plus les personnes éliminées sont haut placées, plus il cumule des points. Et si d’autres individus y passent également, tant pis, l’important c’est le nombre de morts à garantir et le fait d’assurer le même exploit final : le meurtre par gourdin. Callagan a en effet toujours un gourdin avec lui, parce que la tradition du jeu veut que cet objet lui serve à faire exploser la tête de la dernière victime de la capitale en question, avant de changer de pays. Ce n’est pas la seule aberration à laquelle on se livre quand on l’incarne dans la réalité virtuelle : on peut aussi, selon l’envie, massacrer des gens en écoutant une musique locale.
Un avant et un après Paris
Avant le déménagement à Paris, quand il vit encore dans son village, Martial a un discours nationaliste, complexé, il affirme vouloir manger surtout dans des restaurants français pour donner de l’argent à des citoyens de souche, et de ne pas vouloir immigrer ailleurs pour gonfler les rangs de cerveaux en fuite. Mais la vérité c’est qu’il ressent de façon aiguë que les gens comme lui sont les oubliés du pays, les ringards, les démodés et les déclassés face à la jeunesse des grandes villes européennes, « Je pense à Shoot dans la ville 2 qui va être disponible dans deux mois à peine. Cette fois l’action se déroulera en Europe : Paris, Berlin, Londres, Milan, Istanbul, Barcelone, Athènes. C’est autre chose que mon village. Là-bas, le monde t’appartient, tu peux rêver en grand« . Ce jeu semble donc la seule issue à son envie de se dégager de l’assignation que sa copine leur donne, celle de « petits Blancs des campagnes« . Jusqu’au déménagement.
A l’arrivée dans la capitale française, il se retrouve dans un établissement où les élèves sont, selon ses mots grossiers « des Touaregs, des djihadistes, des Normands, des youpins, des Tounsi, des Bambaras, des zaikos, des Viêts« . N’empêche ses préjugés : le meilleur ami que Martial se fait s’appelle « Papa » et est un jeune parisien d’origine Tchadienne. Papa est un des rares personnages du roman à avoir une vision un peu plus profonde concernant les questions interculturelles contemporaines. Il dit à son ami : « On veut nous renvoyer une image détestable de nous-même. Je suis beau, élégant, gentil, mais les lâches, les ratés préfèrent dire que les filles m’aiment parce que j’ai un long zizi et des abdos. On a aliéné des peuples entiers avec ces méthodes. A se demander qui sont les complexés. Quand tu ne calcules pas ça, t’es un extraterrestre ! T’es dans le futur ! En une seconde tu fais dix choses, à la deuxième t’es déjà parti ! Bye bye ! » Etre dans le futur, échapper à ce monde brutal. Mais par quel moyen ? La réponse de Martial et de son alter ego Callagan auquel il se moule davantage au fil du temps, rime avec encore plus de brutalité.
A partir de sa vie à Paris, certaines connaissances commencent à peupler l’univers symbolique de Martial : l’histoire des pères de ses amis, immigrés, la nourriture jusque-là pour lui exotique, la prise de conscience de la colonisation et de l’impérialisme français en Afrique. De plus, Il travaille, les week ends, dans le restaurant du frère de Papa, Alioune, à Marcadet-Poissonniers. Cela l’aide à progresser et sortir de son provincialisme, mais ne l’exempte pas de se démontrer raciste dès qu’il se sent menacé. Oui, parce que si Martial est très courageux dans les jeux vidéo, ce n’est pas le cas dans la vraie vie. Ou du moins, jusqu’au moment où, de plus en plus déçu par son entourage, il exprime l’étrange vœu : »Ce que je ferai marquera l’histoire des jeux vidéo. Jamais un joueur de la communauté n’aura autant de followers et de vues en une nuit« .
Du Thomté Ryam sans oripeaux
Français et fils de parents tchadiens comme « Papa », Thomté Ryam ne s’appuie pas sur les origines des protagonistes pour expliquer quoi que ce soit, mais pointe, au contraire, la façon dont celles-ci sont instrumentalisées par la société. Par exemple en nous montrant qu’un bijoutier qui tire sur un voleur est défendu ou accusé sur la toile selon sa couleur de peau et celle du cambrioleur. Au travers de dialogues qui sont comme un match de foot de plus en plus violent et enrichi de feintes et dribbles, l’écrivain ne camoufle point la réalité crue qu’il peut observer, les clivages communautaires, le langage piquant que les jeunes générations emploient pour se définir et définir l’Autre. Si message existe, dans ce livre qui n’absout personne, c’est sous la forme d’une sonnette d’alarme qu’on le trouve. Thomté Ryam a encore une fois fait preuve d’efficacité, d’immédiateté : sans détours il laisse au lecteur la possibilité de juger lui-même le degré d’aliénation dans lequel nous plongeons, conscients ou pas. Nous, habitants d’un XXI siècle qu’on n’arrive pas à saisir, d’une catastrophe que l’on se berne encore à croire plus virtuelle que réelle.