La chorégraphe Bintou Dembélé revient avec une nouvelle pièce, cette fois interprétée en solo par son comparse Meech. Le danseur de la compagnie Rualité nous donne les coulisses de la conception de cette danse “marrone”.
Africultures: Michel Onomo dit Meech, tu es danseur et chorégraphe, interprète de la pièce Rite de passage solo II de Bintou Dembélé. Comment est-ce que vous en êtes venu à collaborer ensemble ?
Meech: Bintou et moi, on s’est croisé et entrecroisé dans le département de l’Essonne, dans les années 1990. On s’est entraînés avec les mêmes personnes et indirectement, on était connectés. On s’est pas mal croisé sur des formations de formateurs, parce qu’on avait ces envies-là, de se poser la question de comment on enseigne, de comment enseigner la culture hip-hop, en possession de nos arts, de comment l’État est construit, comment la cité est construite et comment on existe dedans. On s’est beaucoup entrecroisés, sur les scènes d’événements, les battles et il y avait toujours cette envie de travailler ensemble. En 2016, 2017, on a eu l’opportunité de travailler sur un projet que Bintou voulait faire et qui s’appelait Les damnés de la terre et qui est devenu Le syndrome de l’initié. C’était un quatuor avec deux musiciens en live. En parallèle, est arrivé le projet de film Les Indes Galantes de Clément Cogitore où j’ai été contacté pour sélectionner les danseurs.ses. Ensuite, lorsque l’opportunité d’ouvrir sur 3 heures de spectacle a été donnée à Bintou, faisant déjà partie de sa compagnie, elle m’a intégré au projet. Ça a été notre deuxième projet ensemble, et après, j’ai intégré presque tous ses spectacles au sein de sa compagnie Rualité. Juste après les Indes Galantes, Bintou a eu envie de travailler sur un projet plus personnel, Rite de passage. Il y a eu un Rite de passage I interprété par Bintou, mais ne se sentant pas de repartir sur un projet solo, elle m’a proposé d’interpréter le solo, Rite de passage II.
Avec Rite de passage, solo II, Bintou Dembélé pense une danse marronne et questionne la mémoire du corps. L’écriture chorégraphique nous fait voyager à travers différentes esthétiques où se mêlent traditionnel et underground. Dans ta pratique artistique, le freestyle est central. Dans l’élaboration de la pièce, les parties sont-elles toutes chorégraphiées ou y-a-t-il une part d’improvisation et de liberté ?
C’est ça qui est magique avec Bintou, et moi je définis cela comme une nouvelle écriture de la danse hip-hop. En fait, c’est hyper carré ce qu’elle propose, elle est très précise dans ce qu’elle veut, dans les intentions, dans les étapes, dans les danses plurielles, la demande est très pointue. Dans son écriture, elle est sur quelque chose qui se veut circulaire. Lorsque j’ai repris le rôle dans son autre pièce Strates, j’ai tout de suite compris qu’elle était sur quelque chose qui était de l’ordre de : étape de vie, parcours, circularité et donner la place à un public qui n’est pas spectateur, mais plutôt témoin. Pour moi, on est dans la réinvention de l’expression sur le plateau, dans laquelle j’étais déjà, et on s’est super connecté par rapport à ça, ce qui a facilité l’écriture du spectacle de Bintou, surtout pour moi dans l’interprétation. Le fait de maîtriser pas mal de danses traditionnelles, hip-hop et clubbing, ça m’a tout de suite mis à l’endroit d’enfin pouvoir les utiliser avec une écriture novatrice. Donc tout est écrit, minutieusement défini et le principe même de ce spectacle, c’est d’être dans une sorte de transe, de s’exprimer dans le cadre du temps, ce qui peut être laisser interprété par un public, qui n’est peut-être pas affilié aux danses que je vais utiliser, et pas affilié aux techniques, que je suis en freestyle, mais en fait, moi je suis en transe, c’est une autre expression, puisqu’on est sur un rituel (strate, transe). Ce sont vraiment des étapes de corps, méticuleuses, de calme et de lumière douce. Il y a pas mal de choses exprimées qui sont insaisissables et qui pour moi affranchissent les modes esthétiques et vont plutôt à l’endroit de la vulnérabilité.
Dans le descriptif de la pièce, le danseur n’est pas présenté comme un interprète, mais comme un initié. Est-ce que tu peux nous en dire plus sur cette notion ?
Quand on parle de rituel, on est traditionnellement sur une personne qui a reçu quelque chose qui s’est transmis de génération en génération, ce qui veut dire qu’au cours de son évolution cette personne a reçu une initiation du père des pères, de la mère des mères, donc on est plutôt dans quelque chose qui s’initie, qui est de l’ordre de l’héritage et qui convoque les mémoires, la mémoire du corps, les pansements.
Dans la pièce, Bintou Dembélé convoque le visible et l’invisible, un entre-deux monde, marqué par les changements de scénographie et de musique. Dans le geste chorégraphique et l’interprétation, comment traverses-tu cette frontière ?
Cet endroit-là, je le définis plutôt par des strates. Avec Bintou, on utilise les termes de micro et macro (microcosme, macrocosme) et visible et invisible, plutôt pour parler de la société où on invisibilise pas mal de choses qui finalement viennent de beaucoup plus loin. Le passage ralenti définit un peu cette course marronne durant laquelle on aura parlé de choses qui se sont passées, des coups de fouets, des choses qui nous ont traversé, et qui se révèlent au grand jour, au fur et à mesure de la marche, sans oublier le parcours qu’il y a eu. C’est pour cela qu’il y a des temps d’arrêt où je balaie l’espace avec le regard pour dire qu’il s’est passé quelque chose et après plus j’avance de l’invisible et plus je vais vers le visible, dans une sorte de vortex qui ne s’arrête pas, ce côté un peu de noeuds qui se dénouent, qui tournent et qui vont vers quelque chose qui impulse et jaillit.
Dans la pièce, on entre dans le rite avec les percussions qui convoquent le sacré. La danse manifeste différents gestes, notamment des jaillissements et des tremblements. Est-ce que tu peux nous en dire un peu plus sur cette partie, quelle place et importance elle a dans le rituel ?
Dans les rituels, on a souvent ce qu’on appelle des étapes de rites. Moi, je suis de confession traditionnelle camerounaise et selon les ethnies, il y a des étapes de rituel où chacun a un rôle. Il y a celui qui va faire l’appel, celui qui va interpréter l’appel, puis après avant de passer de l’appel à la marche, il y a un appel à transition qui va soit s’exprimer par la voix, soit s’exprimer par le corps et selon la signification de l’étape de transition, le mouvement va apparaître pour faire comprendre que l’on passe à cette étape là, y compris la direction, l’appui, le geste, tout est vraiment pensé pour que la compréhension de ces passages là dans le rituel, soit perceptible et surtout ressenti.
Le rite et le marronnage sont des notions qui renvoient à des espaces de liberté, à une libération des corps. En tant qu’artiste, penses-tu que l’art est plus que jamais, dans le contexte d’aujourd’hui, un espace où rêver cette liberté, où créer un ailleurs meilleur ?
Quand on parle du marronnage, on parle aussi de la fuite, donc la fuite pour découvrir un monde meilleur, pour moi, c’est plutôt cela. Par quel moyen ? Ça toujours été très compliqué de les déployer profondément, et mine de rien ça a créé le langage, les vocabulaires, et ça a fait changer les choses, et toute chose qui se succède les unes après les autres ont amené quelque chose de beaucoup plus fluide et posé.
Propos recueillis par Deicy Sanches