Mothership est la version longue (80′) du documentaire En pleine mer disponible en replay en version télévision (54′) jusqu’au 26 mars 2025 sur france.tv. Muriel Cravatte est directrice de la photographie et passée à la réalisation avec Demain est si loin (2020) sur les migrants à Briançon.
« Il faut que tu comprennes que, personne ne pousse ses enfants sur un bateau, à moins que l’eau ne soit plus sûre que la terre ferme » (Home, Warsan Shire)
Un oeil qui scrute, jamais indiscret, toujours pertinent, sans avoir besoin de commentaires explicatifs. La caméra de Muriel Cravatte recueille ce qu’elle peut, sans forcer, sans mise en scène. Elle dépasse le simple reportage. D’abord, elle a le mérite d’être là, à bord de l’Ocean Viking, le navire de 69 mètres de long de SOS Méditerranée qui recueille les migrants en détresse au large des côtes libyennes. Ensuite, elle est particulièrement attentive au sort des femmes. Enfin, son parti-pris est celui de rendre compte de ceux qui nous font gagner en humanité, pour reprendre l’expression d’Achille Mbembe, alors même qu’aux frontières ou en pleine mer, les droits définis par la convention de Genève ne sont pas respectés.
Elle y est sur la durée, onze semaines, entre juillet et novembre 2022, plusieurs missions de l’Ocean Viking, durant lesquels le bateau patrouille au large des côtes libyennes, guidé par un petit avion basé à Lampedusa. Il va peu à peu se remplir, et finir par chercher un port européen acceptant d’accueillir les rescapés. Elle est sur le bateau mais aussi sur l’avion et sur les canots de sauvetage qui vont chercher les rescapés dans la houle, au contact de leurs frêles embarcations. Elle capte la tension, l’épuisement des corps, le soulagement d’être sauvés, les gilets de sauvetage et le délicat transbordement, le professionnalisme et le respect dans l’information donnée pour que chacun sache ce qui se passe.
Et puis, sur le bateau, elle est particulièrement attentive au sort des femmes. Alors qu’elles ont été maltraitées (le mot est faible) sur leur parcours et en Libye, elles y jouissent d’une priorité pour les repas et dans un espace qui leur est réservé, avec leurs enfants : le « women’s shelter » (refuge des femmes). Marina, sage-femme, les y accueille, y suit les femmes enceintes, les soutient toutes, écoute sans rien forcer leurs terribles récits.
Enfin, Muriel Cravatte rend subtilement les réactions qui montrent à quel point cette action est essentielle et nécessaire pour restaurer de l’humanité, non seulement pour secourir des gens en perdition mais pour contrer le scandale d’une Europe qui ose, par son financement et sa démission, se reposer sur les gardes-côtes libyens qui ramènent les migrants en Libye où ils sont parqués et exploités d’innommable façon.
La démarche de Muriel Cravatte n’est pas militante au sens d’un discours apposé sur ses images. Celles-ci parlent d’elles-mêmes. Elles documentent la résilience à l’œuvre dans le respect de ceux qui tiennent le choc comme de ceux qui les accueillent. Elle montre les réunions de coordination ou les actions mais donne aussi beaucoup à entendre la parole des rescapés, que l’on entend rarement. C’est un geste politique en soi, qui dépasse la frontière qu’ils essayent de franchir pour affirmer leur appartenance à l’humanité.
Elle est présente, sans chercher à se faire oublier. Sa caméra est là et chacun en est conscient. Elle est au centre et ne filme à l’insu de personne. En plus de documenter les conditions précises de la mission de sauvetage, ses images, malgré le tangage et le bruit des moteurs, captent brillamment le quotidien sur le bateau. Elles invitent à la rencontre, préparent le potentiel accueil là où ce sera possible. Elles ouvrent à la solidarité face à la violence du monde.
Il peut y avoir plus de 500 personnes à bord : le nombre augmente au fur et à mesure que passe le temps du film. Cet effet du montage de plusieurs missions permet d’en partager l’expérience. La chaleur en été est intense. Chaque jour, plusieurs centaines de migrants fuient la Libye : ce que peut faire l’Ocean Viking, qui dérange aussi bien les pays européens que la Libye, est dérisoire…
Lors d’une table ronde le 21 août 2021 au festival de films d’Afrique de Lausanne (Suisse) sur le regard documentaire sur les crises humanitaires (cf. article n°15359), Caroline Abu Sa’Da, directrice de SOS Méditerranée Suisse, se demandait : « Que faire alors que c’est toujours la même chose ? » Face au 20 000 morts depuis 2014, rien ne change, alors que nombre de migrants étaient venus en Tunisie, Algérie ou Libye pour travailler, sans forcément vouloir passer en Europe, et se sont retrouvés kidnappés, à devoir appeler leur famille pour avoir une rançon. La photo du petit Aylan Kurdi sur une plage de Grèce avait provoqué une grande émotion, mais n’a rien déclenché. Que montrer pour mobiliser ? Surtout éviter le pathos. Muriel Cravatte choisit d’amplifier la parole des rescapés. Face à leur invisibilité, certainement le meilleur choix.