Situation en Méditerranée : comment documenter une crise humanitaire ?

Table Ronde au festival de films d'Afrique de Lausanne, 21 août 2021

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Depuis 2014, plus de 22 000 personnes ont perdu la vie en mer Méditerranée centrale, entre la Libye et l’Italie. L’Europe semble préférer fermer les yeux. Comment rendre visible une telle crise et sensibiliser l’opinion publique ? Cette table-ronde porte sur le rôle des images, du journalisme et du cinéma dans une situation de crise humanitaire, avec Caroline Abu Sa’da, Directrice générale de SOS Méditerranée Suisse, Karim Sayad, auteur et réalisateur, et Davide Rodogno, professeur d’Histoire et politique internationales à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève. Modération : Philippe Cordey, chef opérateur et enseignant en communication visuelle. Retranscription résumée.

Philippe Cordey : Comment documente-t-on une crise humanitaire? Le mot documenter veut dire aller auprès des gens, en l’occurrence ici les migrants qui tentent de passer le mur de la Méditerranée. Cela peut prendre une forme écrite comme Le Destin d’un clandestin de Fabrizio Gatti (2007) qui s’est mêlé pendant quatre ans aux immigrants africains qui affluent vers la « forteresse Europe ». Cela peut être de la photo et à cet égard un des travaux de recherche de Davide Rodogno porte sur le traitement et l’utilisation des photos dans les crises humanitaires. Et on peut faire un film documentaire. Cela nécessite une forte implication personnelle, au plus proche des gens, ce que fait Karim Sayad avec Babor Casanova qui parle de l’avant, de jeunes Algériens qui rêvent de partir, et Mon Cousin Anglais qui porte sur ce qui se passe après l’installation au Nord.

toutes photos de Roméo Bernal (Festival Cinémas d’Afrique de Lausanne)

Et puis il y a l’urgence, les reportages, mais bien peu de films documentent le « pendant », c’est à dire le moment décisif du voyage, de la peur qui est toujours présente. Markus Imhoof, dont la Cinémathèque de Lausanne propose une rétrospective, le fait avec Eldorado en 2018, sur un bateau de la marine italienne. Celui de SOS Méditerranée, le Sea Viking, travaille dans l’urgence : Caroline Abu Sa’Da va nous parler. Pourquoi des images sont-elles nécessaires ? Comment sont-elles fabriquées et quelles en sont les implications ? Comment peut-on filmer des gens qui sont dans une détresse absolue ?

Caroline Abu Sa’Da : Avons-nous une réponse ? Rien n’est jamais tranché à ce niveau. Sur les deux ou trois dernières semaines, nous avons porté secours à un peu plus de 1100 personnes. Les gardes côtes libyens interceptent des embarcations en détresse et les ramènent en Libye, si bien que les gens se retrouvent dans des cercles vicieux. Le covid a compliqué les choses, avec des quarantaines à respecter qui réduisent le temps de présence du Sea Viking. Mais en fait, rien n’a changé depuis la création de SOS Méditerranée en 2015 en Europe, en 2017 en Suisse. Que faire alors que c’est toujours la même chose ? On patrouille en Méditerranée, on essaye de repérer des embarcations en détresse, on porte secours aux gens, on les sécurise à bord du bateau, et ensuite on essaye de les débarquer. Comment faire pour que les médias s’intéressent à cette routine ? Ils disent : « on l’a déjà fait ! », même si ça s’aggrave.

Sur le bateau, on a évidemment quelqu’un qui fait tout le travail de documentation. Notre activité est tellement scrutée qu’on est obligés de le faire en détail : quelles autorités avons-nous contacté, à quel moment on nous a répondu, etc. C’est un travail de transparence et il y a tout ce qui est photo, vidéo, ce qui n’est pas simple, notamment au moment du sauvetage. Il y a les moments où ça se passe mal. Le 22 avril 2021, après des heures de recherches, on est arrivés sur le lieu d’un naufrage : des corps étaient dans l’eau, la plupart avaient déjà coulé. Il y avait deux journalistes indépendants à bord : ils ont photographié et nous nous avons refusé qu’ils publient. Souvenez-vous de la photo du petit Aylan Kurdi sur une plage de Grèce, qui avait provoqué une grande émotion. A-t-elle fait changer la situation ? Elle n’a strictement rien changé.

Bien sûr, nous avons le devoir de documenter ce qui se passe en mer pour que le grand public puisse savoir aussi. De fait, quand il n’y a pas d’ONG en mer, il n’y a absolument aucune information qui filtre. Mais ce sont des moments où les gens sont extrêmement vulnérables, fatigués, blessés… Je ne vous cache pas qu’il y a énormément de tension entre la personne qui s’occupe de la communication et la personne qui s’occupe du sauvetage. Nous n’avons pas forcément une bonne réponse.

Philippe Cordey : Davide, vous avez travaillé sur l’utilisation de cette photo d’Aylan Kurdi, et vous indiquez que deux ou trois jours avant, il y avait beaucoup plus d’enfants morts sur cette plage. Pourquoi cette focalisation ?

Davide Rodogno : Au moment du génocide des Arméniens, on croyait déjà que la documentation photographique pouvait changer quelque chose… En avril 2021, le pape François est allé en Irak et a rendu visite au père d’Aylan, qui a une fondation Aylan Kurdi, et a donné une image de son enfant mort au pape. Donc, il y a là une dimension symbolique qui va bien au delà de 2015 où un des professionnels d’Human Rights Watch, un Hollandais, tire d’une vidéo une photo de cet enfant mort. Et puis il y eut les événements de Dresden, où les réfugiés syriens ont été accusés de violences sexuelles lors des fêtes de fin d’année en Allemagne. La sympathie pour les réfugiés est vite retombée.

Il y a quatre questions fondamentales : Qui fait le documentaire ou la photo ? Comment est-il fait ? Quand ? Et pourquoi ? Dans le cas d’Aylan Kurdi, cela fait partie de la manière qu’a cette organisation de travailler. Le CICR ou MSF n’auraient pas fait ça. Il y a des sensibilités différentes et donc le « comment » est très différent.

Le « quand » est très important. Il y a un avant, un pendant et un après. Et déchiffrer le pourquoi reste au cœur de la réflexion du grand public, des spécialistes, des praticiens ou des cinéastes. Les raisons d’une organisation humanitaire ne sont pas les mêmes que des volontaires, ou bien des journalistes. Les manières de filmer sont très différentes. Je suis toujours ému quand je parle d’Aylan Kurdi, parce que quasiment tout le monde a oublié que la mère d’Aylan Kurdi est morte dans le même naufrage. Le frère est mort dans le même naufrage, et le corps du frère a été retrouvé à quelques mètres de distance. Ces photos existent, mais elles n’ont jamais été montrées. Pourquoi? Parce que le corps n’était pas en état d’être montré. En revanche, la photo d’Aylan Kurdi avec les yeux fermés, etc. La dimension esthétique est compliquée à débattre parce que ça implique une certaine retenue et une certaine gêne. Mais ça évoque aussi l’empathie, donc, la capacité que nous tous devrions avoir à souffrir avec, ou à se mettre dans la peau de celui qui souffre. L’histoire des photographes ou cinéastes de guerre est longue, qui ont fait des choix radicaux qui leur appartiennent, de montrer ou de ne pas montrer.

Philippe Cordey : Est-ce qu’il faut esthétiser ou est-ce qu’il faut laisser brut ? Mais laissons parler Karim.

Karim Sayad : Avant de faire des films, je documentais des violations de droits de l’homme dans le cadre d’une ONG à Genève. Je ne sais pas si c’est personnel ou si c’est un choix politique, mais je trouve qu’il est complètement nécessaire de documenter selon les règles légales en vigueur et que tous ces travaux sont nécessaires.

Est cependant arrivé un moment où je n’étais pas satisfait. On parle d’Aylan, de ces images de bateaux, d’une désincarnation totale de ces personnes… J’étais au Yémen en 2013 et j’ai rencontré des familles de victimes d’attaques de drones américains, une dizaine en deux semaines. Chaque histoire était d’une extrême complexité et j’avais un questionnaire à leur poser, que je trouvais terriblement réducteur. Le cinéma documentaire a été pour moi le moyen de se dire peut être que je ne changerai pas le monde mais que le temps d’un parcours, ce travail de documentation peut enrichir les représentations, notamment de ces victimes.

Les documentaires ne portent pas sur des crises humanitaires en tant que telles, mais sur les questions migratoires, cela me ramène à moi : mon père est Algérien, je suis né à Lausanne, et j’ai beaucoup de cousins qui rêvent de partir ! Je n’ai pas choisi de naître de l’autre côté de la mer, et pourtant tout a l’air plus facile. Étant donnée cette proximité ou cette sensibilité, j’ai voulu savoir comment ça se passe avant, et comment représenter ce qui va peut être déclencher cette envie de partir chez de jeunes Algériens, en passant du temps et en essayant de construire le récit avec eux. Ce qui est assez génial avec le média du cinéma, c’est qu’il y a ce côté un peu glamour : si on dit à quelqu’un des quartiers populaires qu’on va faire un film, on peut créer une relation qui n’est pas de l’ordre du misérabilisme et qui est vraiment du travail. Je paye tous mes personnages, ce qui pour certains documentaristes est un scandale.

Et se pose la question du temps : comment faire un film sans prendre deux à trois ans si l’on veut être dans la rencontre ? Ce recul est très différent de ce qui se vit sur les bateaux. Le travail documentaire arrive en complément. Le cinéaste propose des incarnations et des représentations qui vont permettre de parler d’empathie. Des portraits « avant », dans des situations moins, disons, spectaculaires, donnent le moyen de s’identifier, et de penser le phénomène de façon plus globale, d’une autre manière.

Des jeunes rêvent de partir (Babor Casanova). Et voilà qu’un personnage du film a réussi à venir légalement en Europe grâce à une invitation à un festival, est resté et s’est fait expulser. Je lui ai parlé il y a deux semaines et il me demande 300 euros parce que, maintenant, des super bateaux vont très vite en Espagne. Ou bien un de mes cousins, qui est parti clandestinement en Angleterre il y vingt ans, veut revenir parce qu’il n’en peut plus dans ce pays… (Mon cousin anglais) Il veut rentrer, mais ne sait pas vraiment s’il veut rentrer… Ce sont des trajectoires qui ressemblent à beaucoup d’autres. Tout cela est complémentaire de toutes ces démarches de documentation humanitaire qui conduisent aussi à la question de à qui on s’adresse.

Philippe Cordey : À qui on s’adresse… Comment est-ce qu’on gère ça sur le bateau? Quelle relation  peut-on avoir avec les migrants ? Comment vos équipes sont-elles préparées ?

Caroline Abu Sa’Da : C’est une des missions les plus difficiles en contexte humanitaire. J’ai aussi travaillé pour MSF. Comme je parle arabe, je me suis retrouvée en Irak. Il y avait là une infirmière avec 25 ans d’expérience, qui avait tout vu, tout fait. Elle est venue sur le bateau mais elle est descendue au bout d’une rotation de trois semaines en me disant : « je n’ai jamais vécu un truc comme ça ! » Un bateau comme l’Ocean Viking, c’est 69 mètres de long. Il n’y a pas la mise à distance possible dans les autres contextes humanitaires. Quand il y a plus de 500 personnes à bord, c’est extrêmement dense. Et quand c’est l’été, il fait une chaleur pas possible. Les gens qui ont passé des mois ou des années dans les camps de détention en Libye vont très mal, médicalement et psychologiquement. Certains ont dérivé pendant plusieurs jours en pleine mer, sans savoir si quelqu’un allait leur porter secours. Une fois sur le bateau, il y en a qui décompensent. Si on demande une évacuation médicale, elle nous est refusée car c’est psychologique et non médical. Et voilà des gens qui se jettent par dessus bord de désespoir et une équipe qui n’a pas été formée à ça. C’est compliqué à gérer entre l’équipage du bateau, l’équipe de sauvetage, l’équipe médicale, et tous les rescapés.

Beaucoup de rescapés ont besoin de raconter ce qu’ils ont vécu, pour que les gens sachent ce qui se passe dans les camps de détention ou sur les parcours migratoires. Il n’y a pas d’alcool possible à bord du bateau, il n’y a pas d’échappatoire et on se retrouve avec cet espèce d’espace-temps. Le temps est complètement distendu. La semaine dernière, on a mis techniquement six jours pour avoir un endroit de débarquement, avec 555 rescapés et 48 degrés dehors. La tension montait. Tout le monde a cru que ça durait trois mois. Le pire, c’est de ne pas savoir. C’est invivable, en fait. On a du mal à saisir cette espèce de torture psychologique qu’ils ont vécu depuis le camp jusqu’à l’arrivée. Je ne pense pas que les équipes y soient préparées, même si on essaye du mieux qu’on peut.

Davide Rodogno : Historiquement, nous n’avons aucune expérience de sauvetage en mer comme cela se fait maintenant. Le fait d’être confiné sans pouvoir boire une bière, fumer une cigarette, prendre de la distance, c’est très contraignant. Les télévisions sont très réticentes à montrer des images où il y a le néant. Et puis la mer engloutit, elle ne restitue pas, elle engloutit des corps.

Débat avec la salle

Question 1 : Quelles sont les formations des personnes à bord, en dehors des marins ?

Caroline Abu Sa’Da : Il y a trois équipes à bord du bateau. Les techniciens passent 360 jours par an en mer. Nous n’avons aucune idée de ce qui se passe pour eux après, notamment psychologiquement. Ensuite, il y a les marins sauveteurs, qui ont tous des formations très précises. Et puis il y a les équipes qui ont des formations d’humanitaires, qui ont fait la médecine d’urgence et tout ce qu’on appelle pompeusement le « care ». Il faut rassurer les gens quand il y a des moments de panique, distribuer de la nourriture, gérer ce qui est médical et ce qui est psychologique.

Pour les missions humanitaires, les formations sont assez complètes, mais sans vraiment la spécificité du bateau. Il faut parfois se coltiner 10 jours de quarantaine alors qu’il a fallu attendre parfois 10 ou 14 jours pour avoir un endroit de débarquement. Et s’il y a des cas de covid, la quarantaine est prolongée.

Question 1 (suite) : Il n’y a pas de débriefing ?

Caroline Abu Sa’Da : Si, si, on fait de débriefing, mais certaines missions sont particulièrement compliquées, notamment quand il y a des naufrages. En janvier 2018, les réfugiés étaient arrivés de nuit sur un bateau qui avait déjà commencé à craquer, certains étaient déjà dans l’eau. Le coordinateur du sauvetage a dû décider en dix secondes qui on sauve et comment ? La décision a été prise de commencer par sauver les enfants. On ne sait même pas combien il y eut de morts. Et on peut débriefer, ça leur restera tout le temps. Cela revient régulièrement dans les discussions : ça ne les quitte pas.

Question 2 : Face à l’ampleur de ces drames et leur fréquence, est ce que vous avez le sentiment que dans les pays d’où viennent ces gens, ces drames sont suffisamment documentés auprès de leur jeunesse ?

Caroline Abu Sa’Da : En fait, c’est extrêmement compliqué de dire que finalement, ça ne s’est pas passé comme vous le vouliez, pensiez, espériez. Et du coup, un imaginaire se maintient.

Philippe Cordey : Cela pose évidemment la question de la prévention par le film : « ne venez pas en Europe parce que ça ne sert à rien ». Et la réalité est qu’on migre d’un pays à l’autre pour aller chercher du travail, comme partout dans le monde. Pour 80 % des migrants, ce n’est pas un voyage vers l’Europe. Parfois, les villages désignent quelqu’un qui va partir pour chercher du travail dans un autre pays de la sous-région. Ceux qui atteignent l’Europe après cette espèce de folie de traversée ne sont qu’un petit pourcentage de ceux qui partent. Et lorsqu’ils y parviennent, tout le monde est fier de ce succès, sans compter qu’ils envoient de l’argent. Si je reviens là-dessus, c’est qu’ils ne savaient pas ce qui les attendait. Est ce que vous leur donnez la parole ? Des interviews ? Du débriefing ? Et quelle utilisation en faites-vous ? Pour vos équipes ou pour comprendre les mécanismes ?

Caroline Abu Sa’Da : Des débriefings des rescapés? C’est compliqué, on ne force jamais personne à parler. Nombreux sont ceux qui viennent nous raconter eux-mêmes leur histoire pour que ce soit documenté. Mais c’était un de mes problèmes avec l’action humanitaire en général : cette affirmation d’être la « voix des sans-voix ». Les gens ont tout à fait la capacité de parler et je considère qu’on n’est davantage des amplificateurs de cette parole que la voix des sans voix.

Mais de tous les témoignages qu’on a collectés à bord des deux bateaux, ce qui revient principalement, c’est qu’il y en a énormément qui n’avaient aucune intention d’aller en Europe, qui s’étaient retrouvés en Tunisie, en Algérie ou en Libye pour travailler. La Libye a été un pays de migration de travail pendant longtemps et beaucoup se sont retrouvés ainsi dans des réseaux, donc kidnappés. On a eu énormément de récits de kidnapping en Algérie ou en Tunisie, des gens amenés en Libye dans les camps et qui se retrouvaient à devoir appeler leur famille pour avoir une rançon. Mais leur but n’était que de travailler, d’envoyer de l’argent, puis, au bout de quelques années, de repartir dans le pays d’origine. Pour les femmes, c’est beaucoup plus délicat parce qu’elles ont souvent été victimes de violences sexuelles, totalement hallucinantes. Comment les raconter à bord du bateau ?

Question 3 : En Tunisie, en lien avec les politiques européennes, une grosse pression est exercée contre le harraga, la migration illégale. Mais les jeunes étant totalement révoltés contre leur gouvernement, prendre des bateaux est presque un acte politique, ou de désobéissance civile. Ils savent que c’est illégal, que s’ils reviennent, ils risquent des amendes, voire de la prison. S’ils le font quand même, c’est qu’ils ont tout essayé. Donc une prévention se fait, mais elle ne suffit pas si la jeunesse ne croit plus à ce que l’Etat peut proposer.

Davide Rodogno : C’est pour ça que le terme de prévention n’est peut être pas le terme exact. Cela repose la question de filmer ou documenter. Je ne suis pas un expert d’Histoire des migrations, mais je pense en tant que migrant moi-même, que les raisons du départ sont mûrement réfléchies. On ne part pas sur un coup de tête. Ce sont des raisons politiques, parce que rester signifie risquer sa vie, si bien que risquer sa vie en mer ou d’être violée sur la route est pris en compte. Ce sont des calculs rationnels qu’il faudrait étudier. On revient à la question de l’avant, du pendant et de l’après. Certes, ce sont des voyages de la peur où des décisions déterminantes doivent parfois être prises dans l’instant. Quelles traces vont rester à vie ? Des violences terribles sont exercées. Comment les considérer quand on est confortablement assis dans son fauteuil ?

Je reviens au thème de cette discussion car je trouve qu’il y a des manières extrêmement biaisées de raconter, et qu’il a des efforts supplémentaires à faire au niveau des médias autant que de la recherche. Plutôt que de parler de prévention, interrogeons-nous sur les raisons profondes, sur la violence policière. Il faut lire par exemple The Return (La Terre qui les sépare) d’Hisham Matar, le récit d’un Libyen qui avait 19 ans quand son père, opposant politique, a été kidnappé au Caire et emprisonné par Kadhafi en 1990. Il se rend en Libye en 2012 pour retrouver ses traces… La fiction et l’extrapolation nous permettent d’ouvrir des univers sur l’imaginaire des personnes qui fuient leur pays ou y reviennent.

Karim Sayad : N’oublions pas la documentation exercée par les premiers concernés. Si vous allez sur Facebook, vous trouvez des groupes et des gens qui se mettent en scène sur le bateau avec leur téléphone. C’est un récit complètement différent. On est très fier, on affronte la mer. Ce côté voyage n’est pas à négliger de la part de gens qui ne sont jamais sortis de leur pays alors que la télé ou le téléphone montrent le monde entier. C’est juste bêtement l’envie de voir autre chose. C’est ce que m’avait dit mon cousin : « quand j’arrive à Londres, j’arrive à Edgware Road et je suis déçu : c’était écrit en arabe partout. J’ai voulais voir les Anglaises blondes et tout ça, et il n’y a pas, quoi ! » Je pense qu’il y a une énorme dignité dans la façon de cacher beaucoup de douleur. Dans mon premier film, les jeunes se racontaient par la chanson. Je trouve que c’est un peu mis de côté dans la presse : on ne s’attache qu’au matériel. Cela demande un autre regard. Je me souviens aussi en Algérie des campagnes de prévention à la télé, du piano, une mère qui pleure, etc. Et vous avez juste après le président qui se fait soigner six semaines en Allemagne !

Question 3 (suite) : Mais il n’est pas parti en bateau !

Question 4 : Comment gérer le consentement individuel pour des témoignages dans les conditions du bateau ?

Caroline Abu Sa’Da : C’est clairement plus facile quand il y a 20 personnes à bord que quand il y en a 555 ! Mais la question est toujours posée et ceux qui ne veulent pas n’apparaissent pas. On est extrêmement prudent sur la façon dont on montre les gens. Ça fait toujours l’objet de multiples débats au sein du réseau SOS. On fait toujours du mieux qu’on peut, avec la plus grande pudeur. Il y a des choses qu’on demande aux photographes et aux journalistes de signer avant de monter. La question reste de savoir comment montrer tout en respectant les gens.

Philippe Cordey : Finalement, c’est ça, c’est le droit d’image. Dans l’urgence, c’est extrêmement compliqué avec les journalistes d’agences.

Davide Rodogno : Exactement. Parce que dans le même bateau, il y a des journalistes qui sont « invited » et qui ont un régime juridique qui n’est pas du tout le même. Il y a maintenant des chartes entre des organisations humanitaires sur le droit d’image, c’est assez récent.

Philippe Cordey : Dont le Comité international de la Croix-Rouge ?

Davide Rodogno : Oui. Médecins sans frontières (MSF) a été en première ligne, même sur la manière de prendre les photos, qui était très paternaliste et coloniale, et qui a changé au fil des années, dans le sens de plus de respect et d’égalité. Ce n’est pas du tout la même chose pour les photographes de guerre ou les personnes qui tournent les images. Il faut aussi se rendre compte de la particularité de la Méditerranée. Ce qui change beaucoup par rapport à des conflits comme le Vietnam ou autres, c’est que les journalistes n’ont quasiment plus le droit de bouger : ils sont encadrés en Syrie par les Nations Unies ou autres institutions, ou les occupants. Et donc, là, le droit à l’image peut être construit, mais ça dépend beaucoup d’où le journaliste a eu le droit de se balader ou pas. Et quels types de risques le journaliste a été prêt à prendre. S’il décide de bouger et de prendre ses responsabilités, on peut légitimement penser que ce droit d’image va s’évaporer parce qu’il aura pris des images dans des situations un peu compliquées.

Caroline Abu Sa’Da : A cet égard, le naufrage du 22 avril est extrêmement caractéristique. L’équipe SOS a décidé de ne pas montrer les photos de cadavres mais un des journalistes à bord a lâché la photo en mode scoop genre « voilà, il y a eu plein de morts, c’est la cata. » Et de ce fait, on a été complètement débordés. On a découvert l’image après coup et cela a été très difficile à gérer à tous niveaux. J’ai été très choquée de trouver cette photo sans qu’on soit prévenus. Les journalistes se défendent en disant qu’il faut montrer la réalité de la forteresse Europe… Je n’ai pas de bonnes réponses. Si on avait pu décider collectivement de montrer la photo, comme Peter Bouckaert, directeur de la division urgences au sein de l’ONG Human Rights Watch, dont c’est le métier de sensibiliser et qui l’a fait en partageant celle d’Aylan Kurdi sur tweeter, pourquoi pas ? Mais je reste incertaine sur la bonne décision. Et je ne suis même pas sûre qu’il y ait une bonne décision. Je pense qu’à ce moment-là, il n’y a que des mauvaises ou des moins mauvaises.

Question 5 : Le sentiment d’impuissance, la fin du droit d’ingérence, l’hypocrisie internationale, les conditions de production du cacao pour le chocolat suisse, la mort du sans-frontièrisme, etc. Comment repenser l’action humanitaire et en finir avec l’eurocentrisme ?

Caroline Abu Sa’Da : Je pense que c’est en train de se passer, pas assez vite et pas tant que ça pourrait l’être. En tout cas, il y a tout un mouvement qui remet en cause le modèle. Le sans-frontièrisme est mort, et heureusement qu’il est mort, en tout cas sous la forme d’un siège en Europe qui envoie des expatriés ! On m’a toujours posé la question de la différence entre un expatrié et un migrant. C’est l’endroit où il est né. La lassitude des humanitaires est réelle. Le modèle SOS repose sur les bénévoles plus que sur autre chose, sur l’envie de continuer à faire quelque chose, de ne pas lâcher le morceau ! Pour combien de temps ? Je ne sais pas mais je pense que la réflexion a commencé. MSF a été confronté à un mouvement « Decolonize MSF » de l’intérieur, mené par des jeunes qui ont fait une, deux, trois missions avec MSF. Avec les Croix rouge et Croissant rouge nationaux, l’implication dans la société est beaucoup plus importante que les ONG type Médecins du monde, MSF, etc. Ce que j’avais trouvé intéressant avec SOS, c’est que si un jour il y a une flotte européenne de recherche et de sauvetage, on ferme la boutique ! Black Lives Matter a énormément contribué à la réflexion autour de la décolonisation des discours et des attitudes, et sur la façon dont les organisations humanitaires à l’occidentale sont contestées, principalement en interne.

Question 6 : Je pense à un tableau comme Le radeau de la Méduse. Cette esthétisation peut conduire à la réflexion, l’empathie.

Davide Rodogno : Vous avez absolument raison. Et d’ailleurs, je donne souvent l’exemple de Scènes des Massacres de Scio de Delacroix, sur les Grecs qui sont torturés et massacrés par les horribles Turcs, les Barbares. L’histoire est beaucoup plus complexe que cela. Mais l’empathie est au centre de ce tableau, avec une allusion peu voilée au viol, et une allusion très ouverte à la souffrance des populations civiles, des enfants et des vieillards. Donc, bien avant la photo, il y a la peinture, mais pour les plus jeunes dans la salle, ce sont les réseaux sociaux et rien d’autre !

Merci à Christian Santa Ana Bitovich pour son aide à la transcription.

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