[TRIBUNE] « Faut-il avoir peur du décolonial? »

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Le 25 septembre, le journal Le Monde a publié la tribune de 80 psychanalystes accusant la “pensée décoloniale” de renforcer “le narcissisme des petites différences”. Au même moment, les alertes racistes se multiplient en France : la réintégration de Eric Zemmour sur Cnews après condamnation, la mise au pilori de Lilian Thuram et l’emballement médiatique autour du “racisme antiblanc”. Une question se pose selon nous : Pourquoi attaquer les approches décoloniales dont l’objectif est justement d’interroger les racines du mal? Nous, comité éditorial du Hors-Série Africultures « Déconstruire, Décentrer, Décoloniser« , sommes inquiet.e.s face à ces attaques récurrentes et dont la tribune publiée dans le journal Le Monde n’est qu’un épisode de plus.

En février 2019, nous publiions ce Hors-Série pour pointer l’importance d’une réflexion plurielle sur les violences du monde d’aujourd’hui marquées par les rouages d’une domination inscrite dans l’histoire mondialisée depuis des siècles.

Dès lors, les concepts créés par la pensée décoloniale ont un sens et, il nous semble, une efficacité : Comment articuler une réflexion sur les rapports de force et exploitations de notre temps à l’aune de l’histoire esclavagiste et coloniale, et de celle du capitalisme sauvage mondialisé ? Comment renouveler les luttes et résistances aux oppressions, adaptées au contexte contemporain ? Comment penser les relations mondialisées aujourd’hui ?  Face à toutes ces questions, la notion de la décolonisation est un outil à la fois théorique et pratique pour penser le monde et de nouvelles relations.

Et c’est en partie parce que nous avons rassemblé les réflexions de plus de 70 contributeurs.ices et parce que nous croyons à la qualité de leur travail qu’il nous paraît  malhonnête et égocentré, de la part des signataires de la tribune du Monde, de balayer le travail de chercheurs.euses du monde entier.  Les approches décoloniales, dont il est essentiel de souligner la variété, puisent dans la convergence des expériences individuelles, et c’est ce qui a permis l’émergence de l’approche. Et notamment la notion de “savoirs situés” :  l’idée d’une multitude de centres n’est pas un narcissisme, elle remet aussi l’expérience individuelle au coeur de la lecture du monde.

Les Premières Nations du Canada appellent cela “savoir expérienciel” : la valorisation de l’expérience de vie comme une connaissance ; en somme : l’irruption du monde réel dans le champ du savoir. Et c’est cela que sont les approches décoloniales. En privilégiant l’articulation constante entre la théorie et la pratique, elles avancent non pas une idéologie mais une praxis critique. En outre, elles diffèrent des identitarismes car elles ne pointent pas les identités comme des finalités politiques mais comme des éléments à prendre en compte dans la compréhension du monde.

Ainsi, la colonialité du pouvoir, concept forgé par le sociologue péruvien Aníbal Quijano, nous permet d’interroger le triangle racisme – capitalisme – patriarcat comme un régime de pouvoir qui émerge en 1492 à l’époque moderne avec la colonisation et l’avènement du capitalisme mais qui ne s’achève pas avec le processus de décolonisation dans les années 1950-60. Elle continue, au contraire, d’organiser les rapports sociaux de pouvoirs actuels dans le système monde. En sont la preuve des exemples aussi variés que : l’accession au pouvoir au Brésil et aux États-Unis (pays marqués par le colonialisme et l’esclavage) de présidents écocidaires, ouvertement misogynes, homophobes et racistes, soutenus par les lobbys de l’extractivisme et de la déforestation ; les travaux les plus pénibles en bas de l’industrie du service tels que le soin ou le ménage assignés à des femmes racisées abandonnées par le droit du travail comme en témoignent leurs récentes grèves, ou encore la surreprésentation de jeunes hommes noirs et arabes parmi les victimes de violences policières.

En somme, les approches décoloniales ne sont rien d’autres à nos yeux que le basculement d’une grille de lecture du monde eurocentré à une grille de lecture du Tout-Monde (Edouard Glissant) et de ses variations. C’est ainsi et il va falloir s’y faire.

Lire aussi : « Panique décoloniale chez les psychanalystes » parue dans le journal Libération

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2 commentaires

  1. Pourquoi faire commencer la colonisation en 1492 ? Les romains ont colonisé la gaule (et ce fût notre chance), le pourtour méditerranéen, les grecs ont colonisé l’Asie mineure, les mongols ont colonisé l’Inde, les Chinois …les Arabes ont colonisé la rive Sud de la méditerranée, une partie de l’Espagne pendant beaucoup plus longtemps que l’Algérie n’a été colonisée par les français, les Turcs ont colonisé la rive Sud,mais aussi la Bulgarie à la fin du 13ème siècle, les Indonésiens ont colonisé Timor…
    Et l’Afrique a toujours été colonisée par les tribus entre elles qui formaient des empires
    Le mouvement de conquête était naturel dans les espaces historiques, et continue avec les turcs aujourd’hui, les chinois au Tibet, les israéliens en Palestine
    1664 Traité de Vasvar : la Transylvanie autonome passe sous suzeraineté turque.1669 Venise doit céder la Crète à l’Empire ottoman….
    La colonisation n’est pas européenne, elle est mondiale. Et le nier, c’est se priver de l’autonomie de pensée

  2. Très surprise de votre phrase finale « c’est ainsi et il va falloir s’y faire ». Tout au long de l’article, vous défendez le « décolonialisme » comme praxis critique, comme promotion du « savoir expérienciel ». Et puis tout d’un coup, le péremptoire surgit : c’est ainsi et il va falloir s’y faire. C’est justement contre ce péremptoire que s’insurgent les 80 psychanalyste dans leur tribune sur le narcissisme des petites différence (tribune étonnamment mal travaillée par ailleurs, et très superficielle au vu du contenu psychanalytique qu’ils auraient pu promouvoir). Or c’est ce passage d’une méthode parmi d’autres pour interroger l’expérience à un système de pensée n’acceptant pas d’être interrogé dans ses recoins narcissiques et victimaires qui surprend … La pensée « décoloniale » peut etre riche d’interrogations et d’innovations, à condition de ne pas se poser comme exclusive.

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