Trop noire pour être française ? d’Isabelle Boni-Claverie

A quand la société post-raciale ?

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Une fois de plus, une émission pourtant produite par Arte est programmée trop tard le soir : c’est à 23 h 10 le 3 juillet 2015 que vous pourrez voir ce film essentiel d’Isabelle Boni-Claverie. Mais aussi ensuite pendant 60 jours sur ARTE +7.

« Tiens, un nègre ! » C’était un stimulus extérieur qui me chiquenaudait en passant. J’esquissai un sourire.
« Tiens, un nègre ! » C’était vrai. Je m’amusai.
« Tiens, un nègre ! » Le cercle peu à peu se resserrait. Je m’amusai ouvertement.
« Maman, regarde le nègre, j’ai peur ! » Peur ! Peur ! Voilà qu’on se mettait à me craindre. Je voulus m’amuser jusqu’à m’étouffer, mais cela m’était devenu impossible.
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, 1952, p. 90

C’est un documentaire très personnel, dit à la première personne, que nous livre ici Isabelle Boni-Claverie. Il commence par ce moment auquel fait référence Fanon, ce moment où l’enfant découvre que sa couleur de peau crée une différence, une assignation. Dès six ans, Isabelle devra jouer le rôle de Balthasar à l’école. Petite-fille d’Alphonse Boni, dont elle présentera le parcours atypique et courageux (mariage mixte au début du XXe siècle), elle est issue d’une famille aisée. Cela la protège-t-il du racisme ? La classe n’efface pas la race. Elle est une Noire et le restera, ne pouvant échapper à la condition noire que définit Pape Ndiaye : un marqueur social. Etre un Noir, c’est avant tout vivre l’expérience d’être noir.
Puisque cette assignation puise dans l’Histoire, Isabelle Boni-Claverie interroge en parallèle son histoire familiale et l’Histoire française. Mais alors que son histoire familiale est une intégration réussie, celle de la France oppose aux valeurs républicaines égalitaires qu’elle est supposée défendre une pratique toute contraire de fantasmes et de préjugés puisant dans l’idéologie coloniale et ses persistants relents. Comme le rappelait Fanon, on ne peut en rire puisque cela fonde durablement les inégalités.
Comment réagir ? « Nous n’avons rien à prouver », répondent au musée du Quai Branly les élèves du séminaire sur la présence culturelle noire en France de l’universitaire Sylvie Chalaye, rédactrice en chef avec Boniface Mongo-Mboussa de la revue Africultures. Si dans l’imaginaire collectif, un Français est blanc, ceux qui ne le sont pas ne vont pas se dévaloriser. Au contraire, ils réagissent. Isabelle Boni-Claverie a elle-même mené une fronde contre le dérapage raciste de Jean-Paul Guerlain sur France 2 en 2010 : il fut finalement condamné et LVVH qui voyait son image attaquée prit ses distances en développant des actions en faveur de la diversité. La vigilance est donc de mise, qui ne peut s’appuyer que sur le droit bafoué. Mais au quotidien, une République qui se définit « aveugle à la couleur » a bien du mal à réagir aux discriminations, rappelées à l’écran par quelques témoignages face caméra. Le sentiment d’exclusion de la jeunesse concernée, qui aboutit aux émeutes de 2005, ne se résoudra pas avec quelques présentateurs alibis à la télévision.
C’est donc la question d’une société post-raciale que pose Isabelle Boni-Claverie dans ce film nécessaire, celle-là même que construisaient ses grands parents et qui met tant de temps à se réaliser. Son ton personnel, sa cohérence, sa façon d’aller à l’essentiel à l’aide de quelques archives et de quelques interviews bien choisis, et sa brûlante actualité font de cette production Arte une voix indispensable. Mais programmée en fin de soirée, cela risque d’être une voix dans la nuit : quand le courage de cette chaîne culturelle ira-t-il jusqu’à montrer en prime time ce qu’elle pourtant produit ?

///Article N° : 13057

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