Depuis que la publicité existe, le » corps noir » est généralement associé à des produits de même » couleur » – comme le café, le cirage ou les huiles de vidange – ou à des produits reconnus pour leur blancheur immaculée – à l’image de la farine, de la lessive (qui » blanchirait un nègre « ), du lait, du dentifrice ou du riz. Dans la même dialectique publicitaire associative, on retrouve des produits » exotiques « , d’origine africaine ou des Caraïbes, comme le rhum, l’ananas ou la banane qui traversent le siècle comme des récurrences iconographiques. On peut aussi signaler les associations à caractère péjoratif, comme la capacité d’un » nègre » à faire du vélo (publicités du début du siècle pour Sanchoc ou Trimph) ou à caractère associatif au chaud-froid, comme pour les réfrigérateurs Radiola ou les radiateurs que propose Joséphine Baker dans les années 30 ; sans oublier les marques de savons qui se targuent de » blanchir » leur » nègre « .
Génération après génération, cet imaginaire publicitaire va s’imposer dans les inconscients collectifs, constituant une norme du regard et une association de fait – quasi séculaire en matière publicitaire – dont le consommateur actuel ne perçoit même plus l’origine stéréotypique et l’association exclusivement liée à la couleur de la peau ou à l’origine géographique du référent publicitaire. Une association qui réduit l’autre, non à un simple objet publicitaire statutaire (à l’image de la femme ou de l’enfant dans la mécanique publicitaire), mais exclusivement à une couleur en relation à un produit typifié : le noir devenant ici l’équivalent d’un produit. Il faut d’ailleurs noter que cette » association coloriste » est une exclusive du personnage noir. En effet, les occurrences publicitaires que nous pouvons retrouver concernant le » peau-rouge « , le » jaune » ou l' » oriental » dans ce processus d’association de la couleur à un produit sont assez peu fréquents, et même minoritaire dans la production publicitaire française.
Cette association du corps noir à une typologie de produits spécifiques (de couleur noire ou ultra-blanche ou d’origine » exotique « ) se double d’une force graphique de la couleur noire qui a, de tout temps, fait l’objet d’un traitement spécifique par les grands artistes et affichistes de renom, de Colin à Goude, en passant par Savignac ou Loupot. De toute évidence, il faudrait être aveugle pour ne pas voir que cette couleur – des corps et des visages – permet une plus grande liberté créative pour la mise en exergue d’une dialectique publicitaire dans une affiche dessinée (1885-1975) ou photographique (1965-2005). Mais cette force esthétique, qui est une réalité, se double aussi – et surtout – d’une expression raciste qui réduit l’autre » noir « , à filiation naturelle, à une certaine typologie de produit de façon quasi génétique.
À regarder de près la production dans le siècle, le produit par excellence de l’association » corps noir / produit noir / origine africaine » est, par définition, le chocolat. Plus qu’une synthèse graphique, le chocolat semble être l’essence même de l’exotisme, du plaisir interdit et ses qualités se mesurent selon un étalon de noirceur extrême. Banania a parfaitement imposé son icône publicitaire autour de cette dialectique en en faisant un véritable héros des temps moderne. La » légitimité » de Banania vient du fait qu’il a construit une image qui transcende la réalité et s’impose à elle. Car il est au carrefour de notre culture dans le siècle : Grande guerre, histoire coloniale, immigration exotique, sacrifice » de ses enfants de la Plus grande France « , revendication des sans-papiers, stéréotype du » bon noir y’a bon » qui offre son sourire à la France
et » ami de tous les petits enfants « . La marque, récemment rachetée par des indépendants, est à bout de souffle dans l’univers des » petits-déjeuners pour enfants » où seul compte la référence à de nouveaux codes ou héros fortement médiatisés en TV. Comble de l’humiliation, on affuble maintenant Banania d’un habit de père Noël et on le fait trôner sur un vélo du tour de France ; on tente même (dans la préface de l’ouvrage sous la plume d’un des nouveaux responsables de la marque), de façon maladroite, de nous faire passer le personnage Banania pour l’icône incontestable de l’intégration à la française.
Derrière cette icône, sortie du Moyen Âge colonial, dernière illustration » vivante » en matière publicitaire de ce » temps béni des colonies « , des centaines de marques et produits à base de chocolat ont puisé dans le registre de l’association au corps noir pour valoriser et vendre leur marque ou produit. Il convient de se souvenir de cette affiche pour Félix Potin, qui date de 1925, où sur un fond illustratif composé de rayures – symbole de l’exclu -, pour promouvoir un chocolat à mélanger en le faisant monter au fouet, le slogan omniprésent au-dessus d’un » nègre » rieur et dansant annonçait : » battu et content « . En une phrase, trois siècles de vision racialisante sur l’homme noir étaient digérés et réhabilités pour une publicité chocolatée. Van Houten n’échappe pas à l’association. Cette fois-ci dans les années 50, on découvre une de ses publicités avec un » sympathique » nègre-enfant, banalisé à l’extrême, qui redynamise l’image ancienne du noir-enfant éternel.
Lorsque le » nègre » ne fait plus vendre, on va chercher un pachyderme africain pour référence (Côte d’or). Mais très vite, on revient au référent le plus évident, le plus efficace, le plus automatique : le personnage noir. Certes, le personnage noir change. Même Uncle Ben’s fait muter son référent publicitaire, il devient petite fille ou une blackette branchée. D’autres le ressortent façon » génération black-blanc-beur « , avec un Wiltord vendeur de Danette ou une petite fille bi-couleur pour un spécial vanille-chocolat. D’autres lui donnent une identité plus exotique encore, plongeant ses référents au cur des mondes cannibalesques, avec Apericubes ( » Et maintenant, on mange quoi ? « ) ou en font des personnages branchés associés à l’univers des banlieues (Adidas).
À l’origine de ce processus, il existe un célèbre duo de clowns, Footit et Chocolat (qui seront utilisés dans moult publicités, notamment celle pour le savon La Hêve à la fin du XIXe siècle), qui va inscrire de façon populaire en France se rapport homme noir / produit chocolaté. Il entre, de façon définitive, dans le catalogue de nos inconscients collectifs depuis qu’Henri de Toulouse-Lautrec le prend comme sujet pour un dessin qui sera publié par Le Rire en 1902 et que diverses marques de chocolat de la Belle Époque l’offrent aux enfants sous la forme de chromolithographies publicitaires. Version francisée des minstrel’s shows américains, ce personnage va, dès lors, renforcer l’association publicitaire qui ne demande plus qu’à prendre son envol dans le siècle. La représentation du corps noir dans la geste publicitaire possède, alors, ses codes, ses référents et son idéologie, du moins en Occident, qui remontent aux plus anciens témoignages écrits et iconographiques de la chrétienté. L’enfer, le diable, l’esclavage, la colonisation, la ségrégation, la science, les zoos humains, la peinture et la sculpture, pour ne citer que les exemples les plus probants, ne peuvent être appréhendés sans un minimum d’interférences avec l’esthétisation – positive ou négative – du corps noir. Avant toute chose, il y a un corps noir, parce que » nous » nous pensons » Blancs « , et que l’altérité est, ici, un facteur déterminant d’une classification – positive ou négative – qui, en termes sociologiques, facilite l’identification, la monstration ou la classification. Mais le corps noir n’est pas que couleur, il est stigmate, signe et symbole, d’une identité propre. Avoir un corps » noir « , c’est avant tout un héritage, une altérité, une » charge » face à l’histoire. C’est en quelque sorte la signature génétique la plus visible qui soit. Ce n’est donc pas étonnant que, depuis des siècles, la science, l’art et la philosophie ont essayé de » lire » ces » formes » pour en déduire ses » spécificités « . C’est à l’issue de ce long processus que la publicité va s’emparer de la partie la plus visible de cette construction mécanique pour structurer une dialectique homme/produit relativement opérante et réductrice. On pensait avoir tout vu en analysant le XXe siècle et les milliers de publicités utilisant le corps noir
Et bien non !
De fait, tout au long du XXe siècle, aucune marque n’avait jusqu’alors joué avec cette double juxtaposition (corps noir et chocolat) au point de confondre véritablement l’un et l’autre, de prendre l’un pour l’autre, et vice-versa (à la limite de cet exercice on peut faire référence à cette publicité de 1910 pour Félix Potain où un Africain se regarde dans un miroir et en même temps regarde dans le même miroir des barres de chocolat). C’est pourtant ce que vient de faire Miko avec Magnum Light. Comme l’annonce la publicité, c’est » Nouveau « . Cette fois-ci, le créatif de l’agence McCain propose pour cette campagne nationale – fortement médiatisée et surtout reprise en carte postale gratuite (Cart’com) omniprésente dans les bars et restaurants français -, une véritable mise en scène : ce sont les barres de chocolats glacés qui, en se juxtaposant, forment un corps. Attention c’est de la gourmandise exotique !
Puisque le corps mis en scène EST celui (imaginé) d’une jeune femme » noire « , les fesses offertes à la gourmandise du blanc. Torride ! Essayez de faire le test
la grande majorité de ceux, qui découvrent cette publicité, y voit une paire de fesses offertes au regard gourmand de l’homme. L’effet est garanti et, en plus, l’effet graphique est parfaitement réussi. Pour estomper cette brusque mise en scène du corps noir (composé de chocolat avec un cur vanille
), un second projet de publicité a été mis en circulation en même temps, illustrant de façon évidente (cette fois-ci) une glace avec une simple référence au dos d’une femme
mais si peu suggestive que l’on ne le voit pas.
Cette publicité, d’une grande force créative – dont certains stigmates peuvent être comparés aux différentes publicités avec Grace Jones pour la CX de Citroën imaginées par Jean-Paul Goude en 1986-1987 – et qui est en outre extrêmement suggestive, est représentative de cet inconscient collectif qui s’est bâti à travers le siècle. Elle peut être aussi lue de façon paradoxale. De toute évidence, un double niveau de lecture la neutralise. Elle est, à la fois, la glorification de la perfection du corps noir ( » tout le plaisir magnum avec 30 % de calories en moins » précise le slogan au dos de la carte), mais ne mettant en scène que des barres de chocolat glacées elle ne peut être vue comme une illustration négative de l’autre, puisque justement cet autre est absent ici. Selon une autre lecture iconographique, elle est la négation même de l’identité noire puisqu’elle résume celle-ci à une couleur, faisant même disparaître toute réalité humaine à ce corps. Ce n’est plus qu’un corps, rien qu’un corps
. certes désirable (incontournable avec l’univers d’expression de Miko symbolisé par le cur), mais dans le sens d’un désir gourmand qui semble exclure toute autre dimension de l’humanité. Il y a encore 20 ans, lorsque Poulain sortait son nouveau » brut de noir « , il reprenait le concept ancien du » sauvage « , avec tous les attirails nécessaires, plumes sur la tête et cauri dans l’oreille. De façon plus explicite, les gâteaux Bamboula nous inventaient un personnage tout droit sorti de la jungle
que du très classique encore. Une longue tradition que Mi-Cho-Ko avait relancée dans les années 60. Mais avec Miko, on entre aujourd’hui dans le racisme virtuel
D’un corps noir » maudit » qui s’impose du XVIe siècle au XVIIIe siècle en même temps que se généralise l’esclavage à un corps » force de travail » qui domine dans les imaginaires du XIXe siècle alors que le colonialisme est à son apogée, on en arrive, avec la posture post-coloniale, à un corps noir » objet de culture de l’esprit » (musique/art) ou de » culture physique » (sport/sexe/danse), qui se superpose au corps noir » symbole de la mort » en nous renvoyant à un soi-disant destin de l’Afrique ou des Caraïbes (Haïti), à la maladie (le Sida) ou aux massacres (Côte d’Ivoire, Soudan, Rwanda, Libéria, Congo
). Cette mutation graphique, sur un demi-millénaire est assez expressive de l’évolution du rapport homme blanc / homme noir à travers les siècles. Avec cette dernière publicité, nous touchons un sommet : plus de visage, plus de mains, plus de tête, juste un corps fait de chocolat
le retour à la nature brut. Et en plus c’est inattaquable
car ce n’est QUE du chocolat
Merci qui ? Merci Miko !
Pascal Blanchard dirige l’agence de communication Les Bâtisseurs de mémoire
[email protected]///Article N° : 3632