Migrapass est un projet associant six pays européens dans la volonté d’ouvrir les perspectives professionnelles des migrants. Inscrit dans le programme européen Leonardo Da Vinci, il inspire un autre regard sur la migration, perçue comme vivier de compétences. Ce projet se décline en un portfolio et une formation proposant de valoriser sur le marché du travail les expériences acquises tout au long du parcours migratoire. Après avoir été expérimenté entre octobre 2010 et juin 2012, le projet arrive à son terme. Aura-t-il un second souffle ?
L’Europe est devenue, au cur d’un contexte mondial qui est la mobilité, la première destination migratoire au monde. Depuis 1997, la migration est d’ailleurs reconnue comme compétence communautaire par le traité d’Amsterdam (1). Pour autant, nombre de pays européens ont manifesté ces dernières années des expressions de repli identitaire et restreignent leurs politiques d’hospitalité envers les migrants extracommunautaires. Alors que l’espace Schengen a dilué ses frontières intérieures, l’Europe ferme ses portes à la main-d’uvre étrangère. Dans ce contexte, le projet Migrapass invite à penser la migration par un prisme nouveau. Non, la migration n’est pas qu’une « question » ou un « problème », c’est un besoin et un atout pour l’Europe.
Dans les années soixante et soixante-dix, les principaux États-nations européens comme la France et l’Allemagne fondaient leurs politiques migratoires sur l’accueil d’une main-d’uvre étrangère de masse, invitée pour un temps seulement, celui du travail. Mais progressivement, la mondialisation a dessiné une fissure dans ces modèles migratoires. Traversés de réseaux diversifiés, en provenance de l’Est, d’Afrique méditerranéenne et Subsaharienne notamment, ils peinent à contrôler les mobilités et modes d’établissement de ces migrants. La crise économique de ces dernières années poursuit cette rupture. Elle conduit à la fermeture des frontières et place l’étranger au cur des crispations identitaires : ainsi, le « travailleur invité » des années fordistes devient « l’illégitime captateur de richesse » dans une Europe en crise. Les migrants subissent dans ce contexte de fortes discriminations sur le marché du travail : discriminations à la fois directes, en terme d’accès au marché de l’emploi, et indirectes, tant il est difficile pour beaucoup d’évoluer en qualification dans un emploi.
Des initiatives issues du corps associatif participent à changer cet état de fait. Migrapass est l’une d’elle. Retenu par le programme Européen Leonardo Da Vinci, ce projet comporte un outil et une méthode pédagogique, le portfolio, amenant les migrants à considérer et valoriser leurs expériences singulières sur le marché du travail. Expérimenté par des centres de recherches, universités et des acteurs associatifs de six pays (Autriche, Bulgarie, Espagne, France, Royaume-Uni), il est coordonné en France par l’Institut de recherche et d’information sur le volontariat (IRIV) et par l’association Autremonde.
Bénédicte Halba, présidente de l’IRIV, nous explique la démarche du portfolio Migrapass, dossier pensé comme un compromis entre le CV et une Validation des Acquis de l’Expérience (VAE) : « Dans le portfolio, les expériences professionnelles décrites sont enrichies d’autres compétences qui sont non professionnelles. Elles peuvent être associatives et bénévoles comme avoir été chef de village, militant associatif dans un foyer de travailleur migrant. Mais on s’intéresse aussi aux méta-compétences issues d’expériences personnelles et familiales et du projet migratoire. Notamment, les jeunes qui s’expatrient sont souvent « sélectionnés » par leur famille pour leur force de caractère ou tel autre atout. Il s’agit de transformer l’expérience en compétence, afin de défendre son profil sur le marché du travail, ou faire un bilan de ses compétences formelles et non formelles avec un projet en tête ».
Le portfolio a été expérimenté de manière collaborative avec des « tuteurs », acteurs du champ social (travailleurs sociaux, conseillers en économie sociale et familiale, bénévoles
) et des migrants : travailleurs peu qualifiés, femmes et jeunes sans expériences ou encore personnes diplômées et qualifiées mais dont le diplôme n’est pas reconnu sur le marché du travail en France.
Diomar Gonzales est psychologue d’origine colombienne. Elle a expérimenté le portfolio auprès d’associations de migrants latino-américains à la Cité des Métiers, dans le cadre de l’atelier « comment repérer ses compétences issues d’un parcours migratoire » : « Ce portfolio ouvre le chapitre de toutes les compétences qu’une personne acquiert dans une situation de mobilité. Il se différencie des autres outils en ce qu’il est co-construit : ce n’est pas un conseiller qui me dit à moi apprenant, ça, c’est une compétence, mais c’est un pair qui me le fait comprendre. » Pour Diomar, le portfolio est l’occasion de se nommer autrement que par sa situation d’immigré : « Maintenant je peux dire que je suis une psychologue avant d’être une immigrée ».
Si les personnes ayant travaillé sur le portfolio à la Cité des Métiers sont relativement qualifiées et ont un bon niveau de français, l’association Autremonde a de son côté présenté le projet à des personnes en apprentissage du français, dont certains n’ont jamais été scolarisés : « Beaucoup d’apprenants ont des difficultés à exprimer la richesse de leurs parcours, d’où la pertinence d’expérimenter Migrapass avec eux », explique Magali Ciais, responsable du pôle Migration à Autremonde. L’apport du projet est aussi à double sens, puisqu’il permet aux formateurs de renouveler leurs méthodes pédagogiques en repensant la place de l’apprenant dans les apprentissages : « Avant Migrapass, on avait tendance à se dire les personnes viennent nous voir pour apprendre quelque chose. Il faut inverser le regard et se dire, elles viennent avec quelque chose. On s’est rendu compte que cette démarche avait beaucoup d’effet sur la confiance et l’autonomie des personnes ».
Je rencontre Giordana, jeune immigrée serbe venue rejoindre son mari en France en 2010. Elle me montre ses différents diplômes traduits en français. Elle peine à trouver du travail dans son domaine, l’industrie textile pour enfants. Le portfolio l’a aidé à faire le point sur ses compétences, notamment bénévoles. « Le portfolio m’amène à réfléchir globalement sur toutes mes expériences passées, actuelles et à venir. J’ai passé beaucoup de temps à détailler chaque expérience et à y réfléchir avec Valérie, ma tutrice. Mais est-ce que j’aurai réussi à le faire face à un employeur ? ». Un mois après son arrivée en France, Giordana rencontre l’association Autremonde et y apprend le français en deux ans. Aujourd’hui elle est assez confiante pour décider d’être à son tour formatrice à Autremonde, aux côtés de Valérie. Pour cette dernière, le portfolio est avant tout une question de confiance en soi, il permet de maîtriser certains codes que l’institution attend et de se familiariser avec un langage professionnel.
Dakiri, 30 ans, a lui aussi choisi d’expérimenter Migrapass. Je le rencontre dans un foyer de travailleur migrant du 13e arrondissement où il habite depuis son arrivée en France, il y a 11 ans. « Ce projet permet de retracer tout le chemin que j’ai fait depuis que j’ai quitté mon pays, le Mali. Au début je pensais surtout à enrichir mon CV et puis je me suis dit que ça pouvait m’aider à réaliser des choses commencées en France, à faire un projet. » Dakiri a en effet depuis longtemps ce rêve de monter un commerce d’alimentation générale. Il revient sur ses débuts professionnels en France : « Je suis arrivé à une période où c’était vraiment difficile pour les sans-papiers de trouver du travail. J’ai fini par trouver en emploi dans le bâtiment, comme peintre. Je n’avais aucune expérience, et le patron m’a exploité parce qu’il savait que je n’avais pas de papiers. Depuis il m’a beaucoup appris, il voit que je connais bien le métier alors il m’a aidé à faire des démarches pour avoir des papiers. Mais aujourd’hui je dois trouver par moi-même des moyens pour monter un commerce. J’ai déjà fait une formation avec le CNED mais je cherche à renforcer mes compétences commerciales, il me faut des certificats ».
Dakiri est par ailleurs très impliqué dans la vie associative d’Autremonde et a cette expérience de militant à la CGT : « J’ai participé à la grève de la CGT pour la régularisation des sans-papiers en octobre 2010. On a arrêté de travailler pendant plusieurs semaines en occupant des lieux de patronat, comme le siège du bureau des travaux publics sur les Champs-Élysées. On était aussi à la porte Dorée devant la CNHI. Souvent je faisais des discours devant le public, pour motiver les gens. » Prendre la parole en public, porter celle des autres, savoir défendre ses droits : autant de ressources que Dakiri peut valoriser dans le portfolio : « Bien sûr que ces expériences sont des compétences, il s’agit des ressources que je trouve pour surmonter des situations difficiles ».
La confiance que Giordana et Dakiri peuvent gagner en prenant conscience de la palette de compétences qu’offre leur parcours singulier est une chose, la possibilité réelle de pouvoir faire reconnaître ces ressources par l’institution et l’employeur en est une autre. Et c’est peut-être la limite du projet Migrapass : s’il a le mérite de poser les bonnes questions, il se heurte à la précarité des situations de nombreux migrants sans papiers qui n’ont pas intérêt à faire valoir des compétences certifiées sur un marché du travail au noir où ils trop souvent cantonnés. Aussi, le portfolio, au stade expérimental, n’a pas encore de légitimité pour des structures comme Pôle Emploi. Sans souplesse législative permettant l’accès des migrants au marché du travail, le risque est que ce type d’initiative à l’échelle microéconomique ne place une fois de plus l’effort du côté des migrants, en position de Sisyphes dans leurs « parcours d’insertion ».
Revenir à la dimension européenne du projet nous autorise toutefois à être optimisme. Si l’expérimentation du portfolio en France est peut-être modeste au regard des ambitions du projet, on peut attendre davantage de la mutualisation des expériences entre les six pays concernés. L’échange sera d’autant plus intéressant que chacun des pays a adapté le projet à son modèle migratoire. Par exemple, la traduction du portfolio était une évidence pour les coordinateurs français, considérant l’apprentissage du langage comme une condition d’intégration, donc partie intégrante du projet. Au contraire, la plupart des autres pays, comme l’Angleterre, ont décidé de le traduire dans différentes langues, afin de le rendre très vite pratique et mobilisable par les migrants concernés, dans une approche plus communautaire.
Proposé au Conseil de Lisbonne en 2000, dont l’objectif était de faire de l’Europe une société de la connaissance la plus avancée, le projet Migrapass a ensuite été retenu dans le cadre du programme Leonardo Da Vinci, soutenant l’enseignement et la formation professionnelle. Comme Bénédicte Halba le souligne : « C’est la première fois que la commission Européenne voyait un projet où la migration est reconnue comme compétence en tant que telle, ils ont été surpris, mais ont décidé de nous soutenir et c’est un signe très fort ».
Pour en savoir plus :
[www.migrapass.eu]
[site.autremonde.org]
[www.iriv.net]
1. Le traité d’Amsterdam, signé le 2 octobre 1997 et en vigueur depuis le 1er mai 1999, a modifié le traité instituant la Communauté européenne (traité CE) et le Traité sur l’Union européenne (ou Traité de Maastricht, traité UE). Son objectif était de créer un » espace de liberté, de sécurité et de justice « , ébauchant le principe d’une coopération judiciaire, qui sera réaffirmé lors du Conseil européen de Tampere (1999).///Article N° : 11066